Corbyn était-il «trop à gauche»? : Leçons des élections britanniques pour la gauche américaine

Pour ceux qui veulent vaincre la droite et son programme, la victoire du réactionnaire Boris Johnson et de son parti conservateur aux élections générales de Grande-Bretagne est évidemment un sérieux revers.

Tom Crean, Socialist Alternative (CIO – USA)

Les médias dominants et la direction du Parti démocrate affirment que la défaite du Labour aux élections générales britanniques est due dans une large mesure au programme « socialiste d’extrême gauche » de Jeremy Corbyn. C’est ainsi que l’ancien vice-président des États-Unis et actuel candidat aux primaires présidentielles démocrates de 2020, Joe Biden, a déclaré : « Regardez ce qui arrive quand le parti travailliste va si loin à gauche. » Le message, pas si subtil, est le suivant : si les démocrates choisissent Bernie Sanders comme candidat à la présidence, Trump remportera un deuxième mandat.

La peur du rouge

Les véritables leçons que la gauche doit tirer aux États-Unis, surtout concernant la campagne pro-travailleurs de Sanders que Socialist Alternative soutient, sont très différentes. Tout d’abord, alors que cela ne ressort pas clairement de la couverture médiatique aux Etats-Unis, les médias dominants britanniques, que cela soit la « respectable » BBC ou les tabloïds, ont mené une intense campagne d’intimidation contre Corbyn. Ils l’ont accusé d’être un antisémite, un partisan de l’armée républicaine irlandaise (IRA) et un « danger pour la sécurité nationale ». Ils ont jeté autant de boue qu’ils ont pu dans l’espoir qu’une partie de la boue collerait.

L’allégation sans cesse répétée d’antisémitisme au sein du Parti travailliste repose sur très peu de choses : la confusion et l’amalgame entre la critique de la politique israélienne et l’antisémitisme. Donald Trump, dont la présidence a enhardi les nationalistes blancs et les néo-nazis purs et durs, dénonce également toute critique de son allié réactionnaire Benjamin Netanyahu comme étant « antisémite ». Au cours des élections britanniques, le véritable raciste était Boris Johnson, celui qui a un jour qualifié les Noirs du terme raciste de « pickanninies » dans un article qu’il a écrit en tant que journaliste.

Mais si les respectables médias dominants aiment se présenter comme antiracistes, leur véritable priorité est de protéger les profits et les intérêts des grandes entreprises. Ils n’hésiteront pas à vendre au détail les mensonges les plus vils et à couvrir les racistes les plus infâmes dans le but de repousser la gauche.

L’élection britannique est une indication de la sauvagerie avec laquelle les médias et l’establishment démocrate s’en prendront à Bernie Sanders s’il s’approche de l’investiture démocrate. En 2016, lors des primaires de New York qui étaient un must absolu pour Hillary Clinton, le tabloïd libéral new-yorkais Daily News a lié Sanders à la tuerie de l’école primaire de Sandy Hook en 2012.

Les causes plus profondes

Mais si l’offensive de la classe dirigeante contre Corbyn a joué un rôle réel, il n’était pas inévitable qu’elles suffisent à vaincre le Parti travailliste. Le vrai problème de Corbyn, c’est sa perte de crédibilité après quatre années passées à la tête du Parti travailliste. Au cours de celles-ci, il n’a pas réussi à s’attaquer à la droite néo-libérale du Parti travailliste ni à chercher à construire sérieusement un mouvement de masse pour imposer le changement en dehors du Parlement.

Alors que Tony Blair était le chef du Parti travailliste, le Labour a supprimé la fameuse clause 4 qui engageait nominalement le parti à faire en sorte que les secteurs clés de l’économie deviennent des propriétés publiques démocratiques. Lui et ses successeurs ont purgé le parti de la gauche, ont réduit l’influence des syndicats, ont instauré des mesures de réduction budgétaires massives dans les services sociaux tant au niveau local qu’au niveau national et ont participé avec enthousiasme à l’invasion et à l’occupation de l’Irak par George Bush. Margaret Thatcher, qui fut première ministre conservatrice pendant 11 ans et qui a mené une campagne acharnée contre les intérêts de la classe ouvrière, a un jour déclaré que sa plus grande réalisation était « le New Labour et Tony Blair ».

Ironiquement, Corbyn a remporté la direction du parti parce que les blairistes, la droite du parti, dans un geste d’orgueil pur, voulait faciliter l’adhésion individuelle au parti et l’élection du dirigeant du parti afin de réduire l’influence des syndicats. Mais à partir du moment où Corbyn a été démocratiquement élu par les adhérents, la majorité de droite des députés travaillistes a cherché à saper son travail et à l’éliminer avec la complicité totale des médias.

En fait, il existait « deux partis en un » : celui de Corbyn reposant sur un politique favorable aux travailleurs et l’autre fermement attaché à la logique d’austérité et au programme néolibéral. Les blairistes se sont explicitement inspirés des Démocrates aux Etats-Unis. Les socialistes anticapitalistes aujourd’hui regroupés dans Socialist Alternative en Grande Bretagne ont toujours défendu que Corbyn devait mener la lutte contre l’aile droite du parti. Par exemple, la direction du parti aurait pu réintroduire le principe de « re-sélection obligatoire » grâce auquel les membres du parti d’une circonscription donnée choisissent eux-mêmes le candidat qui les représente pour la prochaine élection. Cela aurait permis aux membres qui soutenaient largement Corbyn de commencer à éliminer les représentants de la droite du parti et repousser cette dernière.

La direction du parti aurait également pu clairement faire valoir qu’il n’était plus acceptable d’être un élu local du Parti travailliste et de voter en faveur des réductions budgétaires des services publics. Ceux qui refusaient cette revendication de base n’auraient plus pu être candidats travaillistes.

Une telle approche aurait dû être liée à une campagne de mobilisation des membres pour des manifestations de masse, au côté des syndicats, contre les attaques visant la classe des travailleurs, en défense du service national de soins de santé NHS notamment. Malheureusement, Corbyn et ses alliés au sein du parti, comme John McDonnell et le groupe Momentum, ont cherché à maintes reprises à faire des compromis avec la droite du parti. Il y eut une exception, en 2017, quand Corbyn a défendu un programme audacieux et organisé des rassemblements de masse dans tout le pays pour mobiliser son soutien. Cela avait particulièrement électrisé la jeunesse. Mais cela n’a pas été suivi d’une mobilisation suivie au cours des deux dernières années.

Un message confus

Le Brexit a constitué un exemple clair de la façon dont Corbyn n’a pas réussi à établir une distinction entre la droite et lui. La question du Brexit a dominé les élections générales britanniques. Johnson avait un message simple : « appliquer le Brexit ». Cela a évidemment plu à de nombreuses personnes qui en ont absolument marre du débat de plus en plus toxique qui a consumé la société britannique depuis le vote de départ de l’Union européenne en 2016, et qui sont profondément frustrées par les tentatives de l’establishment de nier le résultat plutôt que de le mettre en œuvre.

Dans les médias libéraux et parmi une grande partie de la gauche, le Brexit est présenté comme un vote raciste et anti-immigrant. Les partisans du Brexit parmi la classe ouvrière, en particulier dans les anciennes villes industrielles du nord de l’Angleterre, sont considérés comme faisant partie de la même couche prétendument irrécupérable et arriérée qui a soutenu Trump. Mais il arrive parfois que les médias disent la vérité sur quelque chose d’important et, dans un article sur le commerce mondial, le New York Times a fait le commentaire suivant « En Grande-Bretagne, les communautés en difficulté ont utilisé le référendum de juin 2016 (…) comme un vote de protestation contre les banquiers de Londres qui avaient provoqué une crise financière catastrophique, et qui ont ensuite forcé les gens ordinaires à absorber le choc au travers d’une austérité fiscale déchirante. »

La position historique de Corbyn, qui remonte aux années 1970, était de s’opposer à l’entrée de la Grande-Bretagne dans l’Union européenne, non pas pour des raisons nationalistes, mais parce que c’était un « club de patrons ». Cette caractérisation, à notre avis, était et reste correcte. L’UE est un ensemble de structures hautement antidémocratiques qui, à chaque étape, a cherché à s’opposer aux intérêts des travailleurs. Dans le sillage de l’effondrement économique de 2008, la Commission européenne, de concert avec la Banque centrale européenne et le FMI (la « troïka »), a imposé une austérité sauvage au peuple grec et à d’autres en les obligeant à rembourser des prêts aux banques françaises et allemandes.

Malheureusement, lors du référendum sur le Brexit et depuis lors, Corbyn n’a pas défendu de position claire face à l’UE. Il aurait pu appeler à une véritable unité des travailleurs à travers l’Europe, basée sur la solidarité de classe, en faveur d’une fédération socialiste démocratique. Bien que le vote sur le Brexit ne puisse pas être réduit au racisme ou à un sentiment anti-immigrant, l’échec du Parti travailliste à prendre la tête de la lutte pour un « Brexit socialiste » et internationaliste a ouvert la porte à la droite qui lié cette question au nationalisme.

En vérité, sur base du capitalisme, ni la sortie ni le maintien dans l’UE ne résoudra aucun des problèmes fondamentaux auxquels sont confrontés les travailleurs en Angleterre, au Pays de Galles, en Écosse ou en Irlande du Nord. Mais comme le débat sur le Brexit s’est concentré sur des paramètres très étroits, il est devenu de plus en plus démoralisant pour de larges sections de la société.

Nous reconnaissons pleinement que beaucoup de personnes en Grande-Bretagne ont voté pour contre le Brexit en 2016 pour des raisons très compréhensibles, notamment le désir de maintenir la libre circulation des personnes à travers l’Europe. Il est également vrai que la base travailliste était divisée entre des districts ouvriers plus pro-Brexit dans le nord du pays et une base plus pro-Remain dans les villes. Mais alors que Corbyn a lentement dérivé vers une position plus pro-Remain, il n’a fini par satisfaire personne. Comme l’ont expliqué nos camarades Socialist Alternative en Angleterre et au Pays de Galles dans leur récente déclaration : « Pour remporter cette élection, Corbyn devait unir les électeurs favorables ou non au Brexit sur base d’une approche d’indépendance de classe sur cette question – ainsi que sur toutes les autres. L’échec de cette démarche a ouvert la porte au populisme de droite pour combler le vide ».

Détourner le débat

Corbyn a cherché à éloigner le débat des élections générales du Brexit et pour le concentrer sur les attaques massives qui ont été portées sur les travailleurs au cours de ces vingt dernières années. Il a souligné l’offensive continue des conservateurs contre les soins de santé et a révélé les discussions de Johnson avec l’administration Trump au sujet de l’ouverture du système national de soins de santé NHS à une privatisation plus poussée dans le cadre d’un futur accord commercial post-Brexit. Corbyn a revendiqué que les services publics et les chemins de fer redeviennent propriétés de l’État.

Rien ne prouve que sa plate-forme était « trop radicale » pour la plupart des travailleurs ou des jeunes. En fait, il gagnait même du soutien dans les derniers jours de la campagne. En 2017, Corbyn a adopté essentiellement la même approche et a remporté 40 % du vote populaire, la plus grande augmentation jamais enregistrée par les travaillistes. Et même dans cette élection, alors que la part du vote des travaillistes est tombée à 32 %, c’était encore mieux que ses prédécesseurs néo-libéraux Ed Miliband en 2015 ou Gordon Brown en 2010.

Encore une fois, le vrai problème n’était pas la plate-forme de Corbyn, mais l’incapacité à se battre pour elle de façon constante au cours des quatre dernières années, ce qui aurait signifié la création d’un mouvement de masse entre les élections et l’adoption d’une ligne beaucoup plus ferme contre la droite travailliste, y compris les conseillers municipaux qui votaient pour des réductions budgétaires et les députés qui cherchaient de la façon la plus scandaleuse à miner Corbyn.

Prendre les mesures nécessaires contre les saboteurs de droite du parti aurait peut-être pu affaiblir temporairement le Parti travailliste en termes parlementaires si les blairistes avaient démissionné en masse, mais cela aurait donné au parti une base politique beaucoup plus solide en montrant qu’il était prêt à se battre jusqu’au bout pour les intérêts des travailleurs.

Construire une gauche forte aux États-Unis

Les principales leçons que nous devons tirer de la défaite de Corbyn concernent la manière dont nous construisons une force politique pour faire échouer le programme de la droite et obtenir un changement décisif pour les travailleurs. La tendance dominante de la gauche américaine ces dernières années a été de s’engager avec le Parti démocrate pour le pousser vers la gauche ou, comme le dit Sanders, le transformer en un « parti de travailleurs ». Il est compréhensible que beaucoup de gens aient considéré que c’était la voie la plus simple pour construire la gauche plutôt que de créer un nouveau parti. Cette opinion a d’ailleurs été renforcée par des victoires comme celles d’Alexandria Ocasio Cortez.

Mais il est également très clair qu’à chaque tournant, la nouvelle gauche rencontre une résistance féroce de la part de l’establishment capitaliste du Parti démocrate. Il suffit de voir les attaques portées contre la « Squad », les quatre femmes de couleur progressistes élues à la Chambre des représentants au début de l’année dernière. La direction du Parti démocrate, faisant écho à Trump, s’en est prise à Ilhan Omar en particulier pour son prétendu « antisémitisme ». A leur crédit, Omar, AOC, Rashida Tlaib et Ayanna Pressley ont repoussé les attaques de Trump et Pelosi. Omar, AOC et Tlaib ont ensuite soutenu Sanders, ce qui n’est certainement pas bon pour leur CV au sein du caucus démocrate à la Chambre des représentants.

Pour prendre un exemple différent, il ne fait aucun doute que la participation aux primaires démocrates a donné à Bernie Sanders une très large audience en 2016, mais cela signifie aussi qu’il a accepté le résultat d’un processus truqué et hautement antidémocratique. Il a ensuite accepté la défaite et a soutenu Hillary Clinton au lieu de continuer à se présenter jusqu’en novembre comme candidat indépendant. Si Sanders était resté dans la course, il aurait pu utiliser la campagne pour jeter les bases d’une nouvelle force politique qui aurait pu se battre aux côtés des travailleurs, des immigrés et des jeunes au cours des trois dernières années contre Trump et l’agenda de la droite. Des candidats encore plus progressistes et socialistes auraient pu être élus au niveau local et national, et sur une base politique plus claire.

Que faudrait-il vraiment pour que les démocrates deviennent le parti dont nous avons besoin ? Comme nous l’avons toujours soutenu, il faudrait qu’ils cessent de prendre l’argent des entreprises, qu’ils adoptent un programme favorable à la classe ouvrière et qu’ils exigent que leurs représentants l’appuient, et qu’ils créent de véritables structures démocratiques permettant à la base du parti de contrôler sa direction.

Pelosi, Schumer et tous leurs homologues au niveau de l’État et au niveau local quitteront le parti plutôt que d’accepter cela, tout comme les blairistes menacent de le faire en Grande-Bretagne. La différence est que si Corbyn et la gauche au sein du Parti travailliste disposent de mécanismes qui pourraient être utilisés pour faire avancer les questions jusqu’à leur conclusion, de tels moyens sont largement absents au sein du Parti démocrate.

Battre la droite en 2020

Nous sommes maintenant confrontés au défi crucial de la course de 2020. Comment surmonter les attaques acharnées si Sanders s’approche de remporter l’investiture ?

Nous devons mobiliser les forces les plus larges possibles pour aller jusqu’à la victoire. Sanders a demandé un million de volontaires, ce qui est tout à fait possible d’obtenir. Mais nous devons aller plus loin et transformer sa campagne en une organisation de masse avec des structures démocratiques de base, ce qui permettrait d’électrifier sa base et de lui donner confiance que cette campagne est vraiment le début d’une « révolution politique ». Cela pourrait commencer par des réunions d’organisation de masse à travers le pays pour discuter de la façon de gagner l’assurance-maladie pour tous, un New Deal vert et le contrôle universel des loyers.

Que se passera-t-il si Sanders surmonte tous les obstacles antidémocratiques et remporte l’investiture ? Que se passe-t-il si Sanders devient président ? Les attaques féroces contre Corbyn seraient bien pâles en comparaison de la résistance que la classe dirigeante de ce pays et les politiciens capitalistes des deux partis opposeraient à Sanders s’il tentait de mettre en œuvre son programme. Sanders a déclaré qu’en tant que président, il sera « l’organisateur en chef » de la résistance sociale, qu’il mobilisera les travailleurs dans tous les domaines où les politiciens récalcitrants refusent de faire ce qui est dans l’intérêt de leurs électeurs. C’est tout à fait exact, mais bâtir cette force qui peut maintenir les politiciens sous pression signifie aussi avoir une menace crédible pour les remplacer, c’est-à-dire un nouveau parti.

Certains partisans de Sanders ont cherché à minimiser la comparaison entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne en réponse au récit de l’establishment capitaliste sur la défaite de Corbyn. Sans aucun doute, il n’y a pas d’équivalent direct avec le Brexit comme enjeu. Cependant, le résultat des élections britanniques nous aide à comprendre les obstacles qui se dressent devant nous afin de ne pas les sous-estimer ou les surestimer.

Nous ne devons pas non plus conclure que tout est perdu pour la gauche britannique. Boris Johnson a mené une campagne populiste, mais avec une base peu solide. Il a promis de mettre fin à l’austérité. C’est un mensonge. Une résistance de masse peut se développer rapidement comme ici en 2017. Corbyn ne devrait pas se retirer mais continuer à lutter contre la droite dans son propre parti, se lier aux travailleurs, comme les infirmières en Irlande du Nord qui ont fait grève pour défendre le NHS et les jeunes qui luttent contre le changement climatique. Avec une approche audacieuse et déterminée, ce régime réactionnaire peut être rapidement mis sur la défensive. Cela peut contribuer à inspirer le type de lutte dont nous avons besoin ici aux États-Unis.

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