Élections fédérales canadiennes : Libéraux minoritaires, une période d’instabilité s’ouvre

Les Canadiens et les Canadiennes se sont réveillées mardi dernier avec un Parlement très différent de celui des quatre dernières années. Le nouveau gouvernement reflète de profondes différences régionales, un repli nationaliste au Québec, un fossé urbain/rural ainsi qu’un décalage entre la vision d’une économie canadienne basée sur les ressources naturelles et celle d’une économie « verte » et diversifiée.

Déclaration de Socialist Alternative, section du CIO au Canada

Le nouveau gouvernement libéral minoritaire fait face à une période d’instabilité politique. Le premier ministre Trudeau devra négocier avec le NPD ou le Bloc québécois – désormais en position de balance du pouvoir – concernant les sujets sur lesquels ils ne seront pas déjà en accord avec les conservateurs. Les chefs des deux grands partis, Andrew Scheer du Parti conservateur et Justin Trudeau du Parti libéral, sortent tous deux affaiblis des élections du 21 octobre. À l’opposé, le Bloc québécois devient le 3e parti en importance après avoir repris la quasi-totalité des circonscriptions québécoises du Nouveau parti démocratique (NPD). Cette période d’instabilité politique ouvre la porte aux idées et aux méthodes d’action socialistes parmi les travailleurs, les travailleuses et la jeunesse en lutte.

La polarisation continue

La situation économique mondiale se dégrade. Une nouvelle récession est imminente. Le Canada est pris en étau dans une guerre commerciale où s’affrontent des États-Unis en déclin et une Chine en expansion. L’effritement de l’ordre économique déstabilise l’ordre politique des partis capitalistes traditionnels. Les libéraux, les conservateurs, les néo-démocrates et toutes leurs succursales provinciales ne savent plus comment gérer les crises qu’ils ont eux-mêmes créées. La population s’en rend compte. Les problèmes de logements et l’endettement record sont là pour le prouver.

Des centaines de milliers de personnes ont laissé tomber les libéraux pour se tourner vers le pôle Conservateur/Bloc québécois. Cette polarisation politique vers la droite s’inscrit dans la même tendance que celle observée aux États-Unis et dans plusieurs pays d’Europe.

Rejet des libéraux, du provincial…

Une polarisation du vote vers un pôle plus à droite et un pôle plus à gauche s’est opérée lors des élections provinciales des deux dernières années. Les gouvernements du Québec, de l’Île-du-Prince-Édouard, de l’Alberta, du Nouveau-Brunswick et d’Ontario ont tous été défaits au profit de la droite conservatrice et populiste. L’essor des Verts comme opposition officielle à l’ Île-du-Prince-Édouard, leur percée en Colombie-Britannique et au Nouveau-Brunswick ainsi que la montée de Québec solidaire au Québec ont aussi eu lieu grâce aux fuites d’appuis provenant des partis traditionnels du pouvoir.

… au fédéral

Les résultats des élections fédérales témoignent, dans une moindre mesure, de cette polarisation politique marquée davantage à droite. Les libéraux ont perdu 20 circonscriptions à la dissolution de la Chambre des communes. Ils s’établissent maintenant avec 157 député·es. Le scandale de corruption avec SNC-Lavalin, les conflits d’intérêts avec l’Aga Khan, l’hypocrisie climatique avec l’achat de l’oléoduc Trans Mountain en plus des promesses électorales brisées (réforme électorale, aide aux communautés autochtones, etc.) ont participé à décrédibiliser les libéraux.

L’appel au « vote stratégique » contre les conservateurs – imploré par Trudeau, les signataires du Pacte pour la transition écologique, l’auteure Margaret Atwood ainsi que le syndicat Unifor – semble avoir eu très peu d’impact. Les résultats du scrutin reflètent davantage un vote de principe, que ce soit le vote libéral en Ontario et sur l’Île de Montréal, le vote nationaliste au Québec ou le vote « vert » au Nouveau-Brunswick.

Malgré la tenue d’actions et de mobilisations climatiques historiques en pleine campagne électorale, le vote « vert » ne s’est pas matérialisé dans le reste du Canada. L’une des principales causes de cet échec réside dans le manque complet de leadership politique assuré par les organisations derrière les mouvements pour le climat. L’incapacité ou le refus de lier la lutte contre les GES à une lutte politique contre les partis capitalistes pollueurs vient de gâcher l’un des plus importants momentum politiques des dernières décennies. De son côté, le Parti vert d’Elizabeth May a fait piètre figure avec 6,5% des voix. Loin d’incarner la lutte, ce parti a néanmoins presque doublé son score, lui permettant de faire élire 3 député·es.

Gains chez les conservateurs

Les conservateurs sont passés de 95 à 121 sièges aux dépens des libéraux. Ils ont d’ailleurs remporté plus de voix que les libéraux (34,4% vs 33,06%). Leur soutien est monté d’environ 3 % par rapport à 2015. Les conservateurs ont imposé leur hégémonie dans l’Ouest canadien (Colombie-Britannique, Alberta, Saskatchewan, Manitoba), où ils concentrent près de 60% de leur députation. Ces provinces comptent pour 31% de la population canadienne.

Le secteur pétrolier et gazier de l’Ouest canadien ne s’est pas remis de la chute brutale des prix en 2014. Les travailleurs et les travailleuses de l’Alberta en souffrent. Les élites politiques prétendent qu’un pipeline résoudra leurs problèmes. Elles les posent en victimes afin de nourrir un ressentiment envers le fédéral et les écologistes. Ces élites détournent ainsi l’attention des vrais coupables, les riches entreprises polluantes qui s’en sont mis plein les poches en exploitant les gens et l’environnement. Une récession économique exacerbera ces tensions.

Les conservateurs ont aussi gagné trois sièges en Ontario et quatre dans les provinces de l’Atlantique. Ils en ont toutefois perdu au Québec en faveur du Bloc.

NPD, de la vague à l’échouement

Le NPD de Jagmeet Singh a maintenu sa députation au Canada anglais. Il a toutefois perdu tous ses sièges au Québec, sauf un, au profit du Bloc québécois. Le NPD passe ainsi à 24 député·es (?15), reculant à la 4e position à la Chambre des communes. L’appel au « vote progressiste » fait par Singh en fin de campagne est tombé à plat. Après huit ans en position de force, le NPD a échoué à devenir cette alternative politique.

Suite au succès retentissant du NPD de Jack Layton au Québec en 2011, 59 personnes avaient été élu·es aux dépens du Bloc. Le NPD était devenu l’opposition officielle à Ottawa. À la mort de Layton, l’ancien ministre libéral québécois Thomas Mulcair a pris la tête du parti. Mulcair et son équipe en ont profité pour opérer un tournant à droite dans le parti, à la sauce Tony Blair. Coup de théâtre aux élections fédérales de 2015, les libéraux de Justin Trudeau doublent le NDP avec un discours plus à gauche. Le NPD tombe à 16 sièges au Québec et 28 dans le reste du Canada.

Se battre pour de vrai

Après la déconfiture de 2015, le NPD a pris deux ans avant de se choisir un nouveau chef centriste, Jagmeet Singh. Ce dernier s’est fait élire dans une élection partielle 17 mois plus tard. Sous la gouverne de Singh, le NPD a pris un tournant clientéliste vers la communauté Sikh, tout comme les libéraux. Singh a également tergiversé quant à son appui à l’oléoduc Trans Mountain après que la cheffe du NPD albertain ait chanté les louanges des sables bitumineux.

Malgré la puissance acquise en 2011, les membres du NPD n’ont pas cru bon de mobiliser les communautés et d’organiser politiquement la lutte contre la pluie d’attaques des conservateurs de Harper, puis des libéraux de Trudeau. Des campagnes nationales entre les élections pour la taxation des super-riches et des entreprises ou pour l’ajout des médicaments d’ordonnance, des soins dentaires et oculaires au système public de santé auraient fait toute la différence.

Au cours des dernières années, l’équipe de Singh s’est désagrégée, accusant des démissions constantes. Les préparatifs pré-électoraux ont été négligés. Quelques semaines avant les élections fédérales, le député Pierre Nantel est d’ailleurs passé au Parti vert. Depuis, le discours du chef a pris un tournant radical à gauche et en faveur du respect des droits de la nation québécoise. Trop peu, trop tard.

Après 75 victoires électorales en huit ans, le NPD a été incapable de s’enraciner au Québec, sauf dans la circonscription du numéro 2 du parti, Alexandre Boulerice. Le parti a échoué à se mettre au diapason des mouvements climatique, notamment en évitant de se positionner clairement sur les oléoducs de Trans Mountain, de GNL Québec et de LNG en Colombie-Britannique. Le slogan électoral du NPD, « On se bat pour vous », a sonné davantage comme une campagne de relations publiques qu’un appel à la lutte.

Bien que Singh se soit démarqué de Trudeau et de Scheer avec ses politiques climatiques audacieuses – fin des subventions de 3G$ aux sociétés pétrolières et gazières, création de 300 000 emplois verts de qualité – c’est le Bloc qui a raflé la mise.

Le Bloc, plus noir que vert

Toute proportion gardée, c’est le Bloc québécois qui a connu les gains les plus importants. Passant de 10 à 32 député·es, il se hisse comme 3e parti canadien en importance, devant le NPD. Son nouveau chef, l’ancien ministre de l’Environnement Yves-François Blanchet, a réussi un tour de force. Il a réussi à cumuler le vote nationaliste anti-pipeline au vote identitaire en faveur de la Loi 21.

Blanchet a vanté son parti comme « le plus vert et le plus écologique de tous » en claironnant son opposition au « pétrole sale » de l’Alberta. Il a aussi défendu l’idée « d’accrocher l’environnement à l’idée d’indépendance », optique qui a cruellement fait défaut au NPD et au Parti vert plus centralisateurs. Toutefois, au-delà des belles paroles, Blanchet a un lourd passif environnemental. Sous le gouvernement péquiste de Pauline Marois, il a donné son accord à l’inversion du pipeline 9b de Enbridge. Il a accepté la construction du projet le plus polluant au Québec, la cimenterie McInnis. Il aussi permis les forages avec fracturation sur l’Île d’Anticosti.

Durant la campagne fédérale, Blanchet a soigneusement évité de se prononcer sur le projet de gazoduc Abitibi-Saguenay et celui du 3e lien à Québec. Comme quoi, les intérêts des grandes compagnies polluantes peuvent très bien trouver refuge au Bloc.

Relais du nationalisme caquiste

Durant les débats des chefs, le thème du climat a vite été éclipsé par celui de l’identité québécoise et de la loi sur la laïcité de l’État (Loi 21)1. Complètement effondré l’an dernier, le Bloc a réussi à renaître de ses cendres en collant son discours sur le nationalisme francophone catholique de la Coalition avenir Québec (CAQ). Le Bloc s’est ainsi assuré de dépasser les conservateurs sur leur droite avant même qu’ils ne démarrent leur campagne. Les troupes de Scheer, prises au dépourvu, ont dû mener une campagne de rattrapage au Québec. Le Bloc a ainsi dérobé deux circonscriptions aux conservateurs. Les nouvelles circonscriptions bloquistes couvrent une bonne partie celles remportées par la CAQ l’automne dernier.

Blanchet et le premier ministre François Legault se sont tous deux braqués contre les volontés des partis fédéraux d’intervenir quant à l’application de la Loi 21 au Québec. Cette loi, qui stigmatise particulièrement les femmes portant le foulard islamique, est surtout défendue à l’extérieur des grands centres urbains. La vague d’islamophobie des dernières années n’a pas manqué de faire réagir quatre candidatures bloquistes. Leurs propos islamophobes ont d’ailleurs fait les manchettes. La volonté de Trudeau de contester la Loi 21 semble avoir eu un écho parmi les populations concernées. Dans le Grand Montréal, 16 des 18 circonscriptions sont désormais libérales.

L’indépendance nationale, pas le nationalisme

L’essor du nationalisme identitaire québécois s’inscrit dans un phénomène mondial. Au fur et à mesure que le capitalisme s’enfonce dans la crise, les guerres, les vagues d’immigrations et les attaques aux droits nationaux s’intensifient. En Écosse et en Catalogne, des mouvements pour la défense des droits nationaux et pour l’indépendance se réorganisent sur une base massive.

Pour le chef du Bloc, parler de souveraineté du Québec n’est en réalité qu’un prétexte pour flatter les gens dans le sens du poil. La direction du Bloc n’a aucun plan ni aucune stratégie d’accession à l’indépendance. Sa seule stratégie consiste à revenir aux vieilles confrontations avec le Canada, mais avec de nouveaux thèmes comme la « péréquation verte » et la loi 21. La présence du Bloc à Ottawa conforte les Québécois et les Québécoises à sombrer dans un nationalisme sans issue. Pourquoi? Parce que l’appui populaire au Bloc n’est pas basé sur un mouvement vivant et militant parmi la classe ouvrière. Comme pour la CAQ, l’objectif du Bloc est de défendre les intérêts des riches capitalistes québécois, pas ceux de la classe ouvrière.

Échec du Parti populaire

Le très réactionnaire et climato-sceptique Parti populaire de Maxime Bernier a mordu la poussière avec 1,64% des voix, même si ce dernier a bénéficié d’un accès privilégié aux débats des chefs et d’une abondante couverture médiatique.

En 2017, Bernier a perdu la course à la direction du Parti conservateur du Canada au profit d’Andrew Scheer, avec moins de 1% d’écart. Il a ensuite fait scission pour créer son propre parti xénophobe. Suite au scrutin du 21 octobre, Bernier a perdu son propre siège en Beauce. Les agriculteurs et agricultrices lui ont retiré leur appui suite à ses prises de position en faveur d’une déréglementation du secteur laitier et d’autres secteurs agricoles. Même avec ce lamentable échec, ce type de populisme radical de droite pourrait néanmoins gagner du terrain si une opposition socialiste ne s’organise pas pour répondre aux besoins des gens.

Gouvernement minoritaire: une opportunité de réforme?

L’État canadien a connu 11 gouvernements minoritaires, dont 9 au cours des 20 dernières élections. Ces gouvernements ont rarement duré plus de deux ans. À deux reprises, d’importantes réformes ont été introduites lorsque le NPD a détenu la balance du pouvoir. Le premier épisode s’est déroulé entre 1963 et 1965. Une étroite collaboration entre les libéraux et les néo-démocrates a mené à l’instauration du régime universel de soins de santé, au Régime de pensions du Canada et à l’abolition de la peine capitale. De 1972 à 1974, le NPD a exigé la création de Petro-Canada en échange de son appui au gouvernement minoritaire du libéral Pierre Eliott Trudeau.

Le caucus néo-démocrate actuel est affaibli et se retrouverait démuni face à une élection précipitée. Malgré ces difficultés, le NPD de Singh prouvera-t-il son utilité en arrachant des réformes en faveur de la classe ouvrière? Ce parti utilisera-t-il son influence pour obtenir la construction de logements abordables, la création d’un programme national d’assurance-médicaments et le plafonnement des prix de service de téléphonie cellulaire?

À l’inverse, le NPD risque d’y laisser sa peau s’il entre dans un gouvernement de coalition avec les libéraux et intègre le cabinet ministériel. Le cas de l’alliance entre le Parti communiste français et le Parti socialiste de Mitterand montrent que la classe ouvrière ne pardonne pas à un parti qui a participé à un gouvernement d’austérité.

Une alternative socialiste à construire

L’absence d’une réelle alternative politique socialiste nourrit l’instabilité politique au Canada. Sans option politique qui agit au jour le jour pour défendre les intérêts des travailleurs et des travailleuses, les gens passent facilement de l’appui d’un parti à un autre. Plusieurs préfèrent carrément le cynisme et l’abstention. Le taux de participation aux élections fédérales a d’ailleurs baissé de 2,35%, pour s’établir à 65,95%.

Il est impératif pour ceux et celles qui veulent changer la société d’organiser une opposition politique socialiste aux attaques qui se préparent contre nos droits et notre environnement. D’autant plus que selon un sondage Ipsos réalisé en septembre, 67 % des Canadiens et des Canadiennes pensent que l’économie est truquée à l’avantage des riches et des puissants. Et 61 % sont d’accord pour dire que les partis politiques traditionnels ne se soucient pas des gens comme eux.

Arrêter de gérer le capitalisme

Le NPD croit pouvoir gérer le capitalisme mieux que les autres partis. Or, les crises économiques et les catastrophes écologiques ne sont pas des erreurs de gestion. Elles sont à la source du capitalisme. La récession mondiale imminente et les crises écologiques mondiales exigent une réponse à la hauteur, un dépassement du capitalisme. Ces événements menacent de faire tomber le gouvernement libéral à tout moment. Dans une situation de perturbation économique, les libéraux feront des pieds et des mains pour que les grandes entreprises maintiennent leurs profits. Ils seront incapables de répondre également aux besoins de la classe ouvrière.

Pour des campagnes de terrain

S’il veut se fortifier et gagner, le NPD doit organiser des campagnes militantes basées sur des revendications concrètes dans les milieux de vie, pas seulement auprès des médias. Il est temps d’adopter des politiques socialistes audacieuses payées par les riches et non par la classe ouvrière. Des politiques qui donnent de l’espoir aux travailleurs et aux travailleuses. Des politiques qui proposent des emplois de qualité fondés sur une transition juste vers les énergies propres, y compris pour les personnes qui travaillent dans les secteurs des ressources naturelles et énergétiques.

Selon un rapport récent de Statistique Canada, les entreprises canadiennes ont déclaré détenir 353,1 milliards $ d’actifs dans des paradis fiscaux en 2018. Si cet argent était pris en charge par le secteur public, cela permettrait des investissements massifs dans les énergies renouvelables, pour l’amélioration et l’isolation des maisons et bâtiments ainsi que pour la mise en place de réseaux de transports publics gratuits dans les villes et entre elles. Autant de projets qui créeraient de bons emplois verts.

Nous devons absolument faire émerger un vrai parti des travailleurs et des travailleuses sur l’ensemble du territoire de l’État canadien, qu’il naisse à partir du NPD ou à partir de nouvelles candidatures indépendantes.

Notes:

1. La Loi sur la laïcité de l’État (ex-projet de loi 21) interdit le port de signes religieux à plusieurs catégories d’employé·es de l’État en position d’autorité (juges, police, procureurs de la Couronne, direction d’école, gardien·nes de prison et enseignant·es du primaire et du secondaire).

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