Le socialisme écologique de Karl Marx est un guide pour la lutte d’aujourd’hui

Par Arne Johansson. Première publication le 18 juillet dans Offensiv, hebdomadaire de Rättvisepartiet Socialisterna (CIO Suède)

Trop de socialistes, même parmi ceux qui se considèrent comme des marxistes révolutionnaires, ont malheureusement tardé à découvrir et à comprendre l’analyse écologique de la rupture métabolique irréparable du capitalisme avec la planète et la nature, sur laquelle Karl Marx et Friedrich Engels ont commencé à travailler au XIXème siècle.

Dans son livre Karl Marx’s Ecosocialism: Capital, Nature and the Unfinished Critique of Political Economy (“L’écosocialisme de Karl Marx : le capital, la nature et la critique inachevée de l’économie politique»), Kohei Saito, un chercheur marxiste japonais, a apporté une nouvelle contribution importante pour remédier à cette lacune, à un moment où l’attitude prédatrice du capitalisme envers les personnes et la nature approche des points de basculement qui menacent de rendre inhabitables de grandes parties de la planète.

Saito, professeur agrégé d’économie politique à l’Université d’Osaka, s’appuie en grande partie sur les nombreuses notes inédites de Marx. sur lesquelles il travaille en tant qu’éditeur du Marx-Engels-Gesamtausgabe (MEGA), un projet encore inachevé qui vise à rassembler les œuvres de ces deux pionniers.

Un compte rendu détaillé de la façon dont Marx a développé son immense intérêt pour les recherches les plus récentes en sciences naturelles, et dans des sujets tels que la biologie, la chimie, la géologie et la minéralogie, vient de s’ajouter à ce matériel. Son point de départ a été la crise créée par l’industrialisation de l’agriculture par le capitalisme, et le clivage qu’il a décrit dans le métabolisme entre l’homme et la nature, ce qu’on appelle aujourd’hui le cycle écologique. Saito montre comment ces questions ont énormément intéressé Marx au cours de son travail inachevé sur le Capital, après la publication de sa première partie en 1867.

Même si Friedrich Engels est, à ce jour, le plus connu du duo Marx-Engels en matière d’écrits scientifiques comme « Anti-Dühring » et « Dialectique de la nature », son ouvrage inachevé, mais publié à titre posthume, Saito souligne que Marx était tout aussi intéressé par ces questions – toujours en contact étroit avec Engels.

Pas moins d’un tiers des carnets de Marx – remplis de fragments, d’extraits et de commentaires – ont été écrits au cours des 15 dernières années de sa vie et, de ce nombre, près de la moitié traitent de sujets scientifiques. Cela réfute la position des soi-disant « marxistes occidentaux » (l’Ecole de Francfort, entre autres), qui critiquent depuis longtemps le fait qu’Engels tire les lois dialectiques du mouvement de la nature comme une distorsion non marxiste, et qui ont soutenu que le matérialisme historique de Marx ne peut être appliqué qu’à la société humaine.

Dans la préface, Saito loue les efforts importants pour redécouvrir l’analyse de Marx de l’irréparable rupture métabolique du capitalisme, auxquels les professeurs socialistes Paul Burkett et John Bellamy Foster ont ouvert la voie depuis Marx and Nature de Burkett (1999) et Marx’s Ecology (2000) de Foster.

Avec l’aide de la revue Monthly Review, dont Foster est le rédacteur en chef, tous les deux ont, de manière efficace, combattu la vision illusoire d’un Marx partisan de la croissance industrielle (« prométhéisme ») écologiquement naïf, vision qui a longtemps prospéré tant chez les théoriciens verts que chez les « éco-socialistes de première vague » tels Ted Benton, André Gorz, Michael Löwy, James O’Connor et Alain Lipietz.

Le fait que Marx inspire aujourd’hui la recherche écologique dans le monde entier est une victoire importante pour cette lutte théorique, de même que les échos qui apparaissent de plus en plus dans les travaux des chercheurs en environnement et des débatteurs tels que This changes everything – capitalism versus the climate (“Ça change tout – le capitalisme contre le climat”) de Naomi Klein.

Dans « L’écosocialisme de Karl Marx », Saito montre comment Marx a progressivement développé son analyse de la « rupture métabolique » du capitalisme. Saito admet que la fascination du jeune Marx pour l’énorme développement des forces productives par le capitalisme peut parfois être perçue comme « productiviste », même si dans ses « Cahiers de Paris » et les « Manuscrits économiques et philosophiques » de 1844, il décrit la division croissante du capitalisme (aliénation) entre ouvriers et fruits de la production, entre hommes et hommes, et entre les travailleurs et la nature, lorsque durant l’industrialisation, les ouvriers ont été séparés de la terre.

A ce stade, Marx avait déjà formulé la tâche du communisme de restaurer une unité complète et rationnellement régulée entre l’humanité et la nature à un niveau supérieur. Mais ce n’est qu’après que Marx ait tourné le dos à la philosophie abstraite des Jeunes Hégéliens, avec Misère de la philosophie en 1847 par exemple, et connu la défaite des révolutions de 1848, qu’il commence sérieusement à approfondir ses études matérialistes sur le fonctionnement du capitalisme.

Une partie centrale de la critique de Marx à l’égard de certaines théories classiques des économistes bourgeois sur les valeurs était que celles-ci considéraient le travail comme la source de toute valeur, alors que Marx démontrait minutieusement qu’ils regardaient aveuglément les valeurs d’échange du marché fournies par la force de travail. L’une des conclusions que Marx en tirera au cours de ses études économiques est qu’ils oublient alors les valeurs d’usage de la nature qu’ils considèrent comme « un don gratuit au capital ». Cela signifie que le capital, avec son accumulation compétitive, sape à la fois les travailleurs et la Terre, « les sources originelles de toute richesse ».

Il semble que c’est par le contact avec son ami le physicien socialiste Roland Daniel et son intérêt pour l’écocycle entre animaux et plantes que Marx a noté pour la première fois le concept du métabolisme. L’homme existe, comme l’expliquerait Marx, dans « le métabolisme universel de la nature », où il peut extraire de la nature des valeurs d’usage, dans le cadre du « métabolisme social ».

Mais c’est quelques années plus tard, lors de ses recherches préliminaires pour le Capital et dans le contexte de la crise croissante de l’agriculture britannique, que Marx commence à s’intéresser sérieusement aux critiques du pillage industriel de la Terre, développées par l’agrochimiste allemand Justus von Liebig.

Ici, Marx a également trouvé un appui à ses critiques de la méthode d’analyse non-historique de la rente foncière par l’économiste David Ricardo et de la question démographique par Thomas Malthus. Le rapport de l’homme à la nature a changé avec le développement de nouvelles méthodes de production. Mais c’est sous le capitalisme que se produisent les fractures les plus radicales dans la relation entre l’homme et la nature.

Et c’est surtout sous l’influence de Liebig que Marx, en 1865-66, commença à réviser sa croyance antérieure, plus optimiste, dans les progrès technologiques contemporains et à comprendre comment les approches à court terme du capitalisme pour contrer la baisse de fertilité de la terre tendaient seulement à créer de nouvelles « fractures métaboliques irréparables » à un niveau plus élevé, et même à un niveau mondial.

Saito explique comment Liebig, dans son livre pionnier, « Agricultural Chemistry », a décrit comment la forte croissance urbaine des villes britanniques pendant l’industrialisation a considérablement augmenté la demande des produits agricoles des campagnes dépeuplées, alors qu’en même temps, les minéraux des aliments n’étaient pas retournés à la terre comme engrais mais, via les nouvelles toilettes de Londres et des autres villes, étaient rejetés avec les eaux usées dans les rivières et les mers polluées.

Ainsi, non seulement la fertilité des champs britanniques a été épuisée, mais aussi celle des pays dont le guano (fèces d’oiseaux marins d’Amérique du Sud) et les os ont été importés comme engrais : « La Grande-Bretagne prive tous les pays des conditions de leur fertilité ; elle a déjà ratissé les champs de bataille de Leipzig, Waterloo et la Crimée à la recherche d’ossements, et consommé plusieurs générations de squelettes des catacombes siciliennes. […] On peut dire qu’elle est accrochée comme un vampire au cou de l’Europe », écrit Liebig.

Dans le Capital, Marx résume : « tout progrès dans l’agriculture capitaliste est un progrès dans l’art, non seulement de voler l’ouvrier, mais de voler le sol ; tout progrès dans l’augmentation de la fertilité du sol pendant un temps donné est un progrès vers la destruction des sources plus durables de cette fertilité » et : « la production capitaliste, par conséquent, ne développe les techniques et le degré de combinaison du processus social de production qu’en sapant simultanément les sources originelles de toute richesse – le sol et le travailleur ».

La recherche désespérée du guano et du salpêtre par l’Angleterre et les États-Unis pour leur sol appauvri a poussé les États-Unis à annexer des dizaines d’îles riches en guano en 1856. Elle a également conduit, comme le souligne Saito, à la violente répression des peuples autochtones de la côte ouest de l’Amérique du Sud, ainsi qu’à la Guerre du Guano de 1865-66 et à la Guerre du Pacifique de 1879-84 pour le salpêtre.

Dans le Capital, Marx montre aussi comment la nécessité sociale d’essayer de contrôler et d’apprivoiser une ressource naturelle tout en essayant de la protéger contre son exploitation a joué un rôle crucial dans l’histoire. Les travaux d’irrigation en Egypte, en Lombardie et en Hollande et les canaux artificiels comme en Inde et en Perse ont non seulement arrosé le sol, mais l’ont également fertilisé avec des minéraux apportés des collines comme sédiments. « Le secret de l’essor de l’industrie en Espagne et en Sicile sous la domination des Arabes réside dans leurs travaux d’irrigation ».

Si Marx avait pu auparavant parler occasionnellement du rôle civilisateur du capitalisme pendant le colonialisme, il voyait maintenant, sans idéaliser les sociétés précapitalistes, principalement la souffrance et la misère après la dissolution des communautés locales traditionnelles, qui avait rompu la relation intime entre les hommes et la nature. Lorsqu’en 1856, le régime britannique de l’époque coloniale en Inde, selon Marx, « introduisit une caricature des grandes propriétés foncières anglaises » et abandonna le système de barrages et de drains précédemment contrôlé par l’Etat, il en résulta une sécheresse et une famine terribles qui causèrent un million de morts.

Selon Marx, dans toutes les sociétés et tous les modes de production, l’homme doit faire face à la nature pour satisfaire ses besoins : « La liberté dans ce domaine ne peut consister qu’en ce que l’homme socialisé, les producteurs associés, régulent rationellement leurs échanges avec la Nature, les mettant sous leur contrôle commun, au lieu d’être dirigés par eux comme par les forces aveugles de la Nature ; et que cela se fasse avec le moins de dépense d’énergie et dans les conditions les plus favorables à, et les plus dignes de, leur nature humaine. »

Dans son « Manuscrit économique de 1864-1865 », Marx avertit qu’avec le capitalisme, « au lieu d’un traitement conscient et rationnel de la Terre comme propriété collective permanente, comme condition inaliénable de l’existence et de la reproduction de la chaîne des générations humaines, nous avons l’exploitation et le gaspillage des pouvoirs de la Terre ».

Dans un chapitre sur l’écologie de Marx après 1868, Saito souligne le grand intérêt de Marx pour les débats entre différents experts agricoles, par exemple ceux des écoles « physique » et « chimique », sur les substances les plus importantes à ajouter pour augmenter la fertilité du sol, les minéraux ou les nitrates. Il note, par exemple, l’impression significative qui semble avoir été faite sur Marx par le chimiste James Johnston et, en particulier, par l’agronome allemand Karl Fraas, qui, en partie dans une polémique avec Liebig, a souligné le grand rôle que joue le changement climatique lorsque la déforestation réduit l’humidité du sol et l’approvisionnement naturel du sol en nutriments.

Dans une lettre à Engels en 1868, Marx écrit que Fraas a « une tendance socialiste inconsciente ». Selon Marx, dans son livre Climate and the Vegetable World throughout the Ages, a History of Both (« Le climat et le monde végétal à travers les âges»), Fraas a montré comment « la culture, quand elle progresse de manière primitive et n’est pas consciemment contrôlée (en tant que bourgeois, bien sûr, il n’y arrive pas), laisse derrière elle des déserts, Perse, Mésopotamie, Grèce ».

Fraas a été alerté des conséquences de la déforestation rapide dans des pays comme l’Angleterre, la France et l’Italie, même en altitude, dans des zones montagneuses auparavant inaccessibles, ce qui, selon lui, a soulevé la nécessité d’une réglementation. Par sa lecture de Fraas et d’un certain nombre d’autres chercheurs tels que John Tuckett et Friedrich Krichhof, Marx avait également noté dans ses manuscrits du troisième volume du Capital (les deuxième et troisième volumes ont été publiés après la mort de Marx par Engels sur la base des manuscrits incomplets de Marx) que ni l’agriculture ni la foresterie capitaliste ne pouvaient être durables et que la rupture irrémédiable entre société et nature n’était donc pas limitée à la dégradation des terres.

« Le développement de la culture et de l’industrie en général s’est manifesté par une telle destruction énergétique de la forêt que tout ce qui est fait pour sa préservation et sa restauration semble infinitésimal « , note aussi Marx dans le manuscrit du volume deux du Capital.

Cette tendance capitaliste à exploiter violemment la nature jusqu’à ses limites, qu’il voyait dans la sylviculture non durable, il la voyait également d’une manière qu’il trouvait « abominable » dans l’élevage des animaux. Dans un commentaire sur un extrait de l’éloge de Wilhelm Hamm à l’égard de l’élevage intensif de viande, Marx se demandait également si ce « système de prison cellulaire » et l’élevage grotesque d’animaux anormaux pouvaient finalement aboutir à « un affaiblissement grave de la force vitale ».

Saito explique comment le grand intérêt de Marx pour les polémiques entre Liebig et Fraas et le développement rapide de la science et de la technologie l’a amené à la conclusion que des études approfondies étaient nécessaires pour voir combien de temps le capitalisme pouvait résister à sa crise écologique et que ce sont des questions qu’il estimait nécessaires de développer, ce qui, selon Saito, retarda le travail de Marx sur le deuxième et troisième volumes incomplets du capital.

Même dans les études de l’historien Georg Ludwig von Maurer sur les sociétés précapitalistes égales et la nécessité d’essayer de réguler le métabolisme entre l’homme et la nature, dans ses « Cahiers ethnologiques » ultérieurs, Marx a vu « une tendance socialiste inconsciente ». Marx a été impressionné par la « vitalité naturelle » et la durabilité écologique des villages allemands autosuffisants qui, selon lui, étaient au Moyen Âge « uniquement axés sur la liberté et la vie publique ».

Dans une lettre adressée à la Narodnik Russe Vera Zasulich, Marx n’exclut pas qu’une révolution socialiste en Russie puisse se baser sur des communes villageoises similaires et explique que le système capitaliste en Europe occidentale et aux Etats-Unis est « en conflit avec les masses ouvrières, avec la science et avec les forces très productives qu’il génère – bref, dans une crise qui va se résoudre par son élimination, par le retour des sociétés modernes à une forme supérieure de propriété et de production collectives « archaïque ». »

Saito souligne qu’il est impossible de comprendre pleinement la critique inachevée de Marx sur l’économie politique si l’on ignore sa dimension écologique. Selon Saito, le manuscrit original de Marx pour le volume trois du Capital montre quelques différences par rapport à ceux publiés par Engels après la mort de Marx, avec des exemples dans une note de bas de page concernant l’analyse du système de crédit. En dehors de (petites) clarifications sur ce que Marx a exprimé par rapport à ce qu’Engels a publié par ses écrits, Saito affirme que la quatrième partie des nouvelles œuvres rassemblées comprendra des cahiers d’autant plus importants que le Capital est incomplet.

Selon Saito, la lecture de ces sources originales en parallèle avec ce qui a été publié jusqu’à présent dans le Capital convaincra les chercheurs que l’écologie de Marx est un élément fondamental de sa critique de l’économie politique. Il croit même que « Marx aurait plus fortement insisté sur le problème de la crise écologique comme contradiction centrale du mode de production capitaliste s’il avait pu compléter les volumes 2 et 3 du Capital ».

L’écosocialisme de Karl Marx de Saito parle très peu des contributions importantes d’Engels pour généraliser leurs conclusions communes. Dans son ingénieux petit pamphlet, Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme, Engels explique que l’animal utilise simplement sa nature environnante tandis que l’homme la contrôle, mais ajoute une longue liste d’exemples frappants :

« Mais ne nous flattons pas trop de nos victoires humaines sur la nature. Pour chacune de ces victoires, la nature se venge de nous. Chaque victoire, c’est vrai, apporte d’abord les résultats escomptés, mais en deuxième et troisième position, elle a des effets tout à fait différents, imprévisibles, qui annulent trop souvent la première. [….] « Ainsi, à chaque pas, il nous est rappelé que nous ne régnons pas sur la nature comme un conquérant sur un peuple étranger, comme quelqu’un qui se tient à l’extérieur de la nature, mais que nous, avec notre chair, notre sang et notre cerveau, appartenons à la nature, et que nous existons en son sein et que toute notre maîtrise consiste dans le fait que nous avons l’avantage, sur toute autre créature, de pouvoir apprendre ses lois et les appliquer correctement ».

Ce qu’il faut pour réparer cette rupture métabolique, qui a été poussée à son paroxysme sous le capitalisme, et pour établir ce qu’on appelle aujourd’hui une société durable, c’est, d’après Marx dans Capital, une société supérieure, c’est-à-dire le socialisme :
« Du point de vue d’une formation socio-économique supérieure, la propriété privée de certains individus sur la Terre apparaîtra aussi absurde que la propriété privée d’Hommes par un autre Homme. Même une société entière, une nation, ou toutes les sociétés existantes simultanément, prises ensemble, ne sont pas propriétaires de la Terre. Ils en sont simplement les administrateurs, les bénéficiaires, et doivent la léguer dans un état amélioré aux générations futures ».

Il est certain que si Marx et Engels étaient encore en vie aujourd’hui – alors que la rupture métabolique irréparable du capitalisme est devenue une menace existentielle pour toute vie civilisée – ils porteraient une attention décisive à suivre et à comprendre les toutes dernières recherches actuelles sur le climat et le système terrestre.

Une tâche centrale pour les marxistes d’aujourd’hui est de renouer le fil rouge avec les études des pionniers de l’écologie et, comme eux, de comprendre le socialisme comme la clé vitale pour une régulation rationnelle du métabolisme entre l’homme et la nature.

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