Tunisie: La révolution est-elle terminée?

Les élections pour l’Assemblée Constituante qui se sont tenues le 23 octobre dernier en Tunisie avaient été conquises de haute lutte par les mobilisations révolutionnaires de masse du début d’année, en particulier suite à la deuxième occupation de la place de la Kasbah. Pourtant, l’immense majorité des élus à l’assemblée Constituante sortie des urnes n’ont pas joué le moindre rôle dans la révolution, quand ils ne s’y sont pas même opposés jusqu’à la dernière minute.

Un militant du CIO récemment en Tunisie

En fait, l’enthousiasme des masses à l’égard des élections était plutôt limité, et ce alors qu’elles avaient la possibilité de voter “réellement” pour la première fois dans le cadre d’élections qui soient autre chose qu’une pure mascarade trafiquée aux résultats grotesques connus d’avance.

‘‘Transparentes’’, ces élections l’étaient sans aucun doute davantage que ce que la population tunisienne avait connu durant ces dernières décennies, ce qui n’est pas vraiment difficile. Pour autant, le pouvoir de l’argent, le soutien des milieux d’affaire, les pratiques d’achats de voix, l’activité des réseaux de l’ancien parti mafieux et des médias toujours dans les mains de proches de l’ancien régime ont accompagné cette campagne électorale.

Ces élections ont été l’occasion d’une surenchère de la part des médias occidentaux, vantant une supposée participation “spectaculaire”. Pour l’occasion, les dirigeants impérialistes – qui en début d’année s’étaient fort bien accommodés de la répression meurtrière contre les manifestants tunisiens, voire qui lui avaient offert leurs services – ont tous applaudi en cœur ce “festival de la démocratie”. Des chiffres farfelus parlant de plus de 90% de votants ont même circulé.

Toute cette propagande a un but évident: elle vise à présenter ces élections comme l’épisode qui clôture pour de bon le chapitre révolutionnaire, ouvrant la voie à un pouvoir “légitime” et “démocratique”. Les masses ont maintenant eu ce qu’elles voulaient, tout le monde doit retourner au travail, et arrêter la “dégage mania”…Mais qu’en est-il réellement?

Un taux de participation pas si spectaculaire

S’il est vrai qu’une frange non négligeable des électeurs avait décidé de se rendre aux urnes pour se réapproprier un droit dont ils avaient été privés toute leur vie, une analyse sérieuse des résultats montre cependant qu’une partie tout aussi importante de la population n’a même pas considéré utile d’aller voter.

Le taux de participation global n’est que de 52%. Quand on sait que 31,8% de ceux qui ont voté (près d’un million 300 mille personnes) ont eu leurs voix “perdues” (car ayant voté pour des listes qui n’ont pas récolté suffisamment de suffrages pour obtenir un siège à l’Assemblée), cela relativise sérieusement l’assise sociale de l’Assemblée Constituante, et du gouvernement qui en sortira. Au plus on s’approche des couches qui ont été au cœur des mobilisations révolutionnaires (dans la jeunesse et dans les régions plus pauvres de l’intérieur du pays en particulier), au plus le taux d’abstention s’envole, traduisant une profonde méfiance à l’égard de l’establishment politique dans son ensemble.

Ennahda, un parti fait de contradictions

Le parti islamiste Ennahda a remporté 41% des voix, et 89 sièges a l’Assemblée sur 217. La victoire de ce parti s’est appuyée sur un travail méthodique d’intervention dans les quartiers populaires et les mosquées. Auréolé de l’image de martyr dû à leur persécution sous l’ancien régime (le secrétaire général du parti, Hamadi Jebali, futur premier ministre, a passé 14 ans dans les geôles de Ben Ali), vu comme un parti “de rupture” face a la myriade de partis issus de l’ancien parti unique le RCD (jusqu’à 40 des partis en lice), Ennahda a su se construire une base certaine de soutien, profitant aussi de la faiblesse et des erreurs nombreuses de la gauche.

Arrosé d’aides financières provenant, entre autres, du riche régime Qatari, le parti a déployé tout un réseau d’organisations caritatives actives parmi la population pauvre, et a fait du clientélisme une véritable méthode de campagne. Il faut y ajouter l’exploitation des sentiments religieux d’une partie de la population, aidée en cela par une campagne centrée sur ‘‘l’identité’’ dans laquelle les partis bourgeois laïcs se sont mordus les doigts, la laïcité – dont le terme n’existe même pas en arabe – étant pour beaucoup associée aux élites de la dictature, aux mesures répressives du pouvoir de Bourguiba et de Ben Ali, ainsi qu’aux campagnes racistes contre les musulmans dans la France de Sarkozy.

Bien que la direction du parti soit maintenant engagée dans une opération de séduction vis-à-vis des grandes puissances impérialistes, montrant “patte blanche” quant à leur politique en matière de mœurs et de droits des femmes, Ennahda demeure sous la pression de courants islamistes plus radicaux qui, encouragés par la victoire électorale de ce parti, ont augmenté leur visibilité et leurs activités au cours de la période récente. Au début du mois de novembre, une grève du personnel de la fac de Tunis a eu lieu, afin de protester contre le harcèlement et les agressions dont certaines enseignantes et étudiantes font l’objet du fait qu’elles ne portent pas le voile.

Les dirigeants d’Ennahda vont être amenés à jouer sur plusieurs tableaux. Alors que Rached Ghannouchi, principal dirigeant d’Ennahda, s’est récemment lancé dans une diatribe contre la langue française assimilée à une “pollution”, la direction du parti caresse les capitalistes français dans le sens du poil. D’un côté, le parti se profile comme un parti “du peuple”, de l’autre il s’appuie sur le modèle turc ultralibéral, fait de privatisations et d’attaques systématiques contre les droits de la classe ouvrière.

‘‘Le capital est bienvenu’’

C’est une chose de remporter des élections, c’en est une autre de satisfaire les revendications d’un peuple qui vient de faire une révolution. Et sur ce plan, Ennahda sera attendu au tournant. La principale préoccupation des dirigeants du parti depuis le 23 octobre n’a été que d’étaler leurs promesses d’allégeance au marché, aux hommes d’affaire et aux investisseurs privés, visant à montrer qu’islamisme et Big business peuvent faire bon ménage. ‘‘Le capital national et étranger est bienvenu’’, a insisté Abdelhamid Jelassi, directeur du bureau exécutif d’Ennahda. Ce souci de défendre les intérêts de la classe capitaliste ne peut qu’entrer en contradiction avec la soif de changement social qui continue d’animer de larges couches de la population.

Cette soif de changement social s’est clairement illustrée par les émeutes qui ont explosé à Sidi Bouzid, dans les jours qui ont suivi les élections, suite à l’annonce de l’annulation dans six régions de la liste électorale “El Aridha” pour cause d’irrégularités. Cette liste, menée par un arriviste millionnaire, ancien supporter de Ben Ali, qui a mené campagne au travers de sa chaine satellitaire émettant depuis Londres, sans mettre un pied en Tunisie, était encore complètement inconnue il y a quelques mois.

En parlant pédagogiquement un langage qui s’adresse aux pauvres et à leurs problèmes, il a cependant été capable de rafler 26 sièges à l’Assemblée! Son discours était fait de promesses sociales telles qu’une allocation de chômage de 200 dinars pour tous les chômeurs, des soins de santé gratuits, des transports gratuits pour les personnes âgées, etc.

Cet exemple démontre par la négative l’espace qui existe pour la gauche radicale, si du moins celle-ci s’efforce de développer un programme qui traduise les aspirations sociales des travailleurs, des chômeurs et des pauvres, et lie ces revendications sociales avec une lutte conséquente pour un changement fondamental de la société. Malheureusement, sur 110 listes présentes aux élections, pas une n’avait un tel programme socialiste clair à proposer. Cela explique en partie pourquoi les partis de la gauche radicale, le PCOT et le Mouvement des Patriotes Démocrates, n’ont récolté que 3 et 2 sièges respectivement.

Rien n’a vraiment changé

La colère populaire reste partout latente, du fait que, près d’un an après l’immolation de Mohamed Bouazizi, la situation sociale n’a fait que se dégrader pour la majorité de la population. Côté pile, Bouazizi reçoit à titre posthume le ‘‘prix Sakharov pour la liberté’’ au Parlement européen; côté face, le silence est de mise concernant le fait que la situation de désespoir qui a poussé Bouazizi à s’immoler par le feu reste le lot de la majorité des jeunes Tunisiens. “Des emplois ou la mort” était ainsi le slogan d’un récent sit-in à la raffinerie pétrolière de Bizerte, dans le Nord du pays. Le taux de chômage a explosé, le pays comptant actuellement plus de 700.000 chômeurs officiels, chiffre probablement plus proche du million dans la réalité.

Les prix de l’alimentation de base sont en forte hausse eux aussi, tandis que la zone euro, principal débouché commercial des exportations tunisiennes, traverse une crise économique sans précédent. Beaucoup des raisons objectives ayant poussé la population tunisienne à faire la révolution sont donc toujours présentes dans leur quotidien.

Le refrain “rien n’a changé” est de plus en plus audible, celui d’une “deuxième révolution” aussi. Parallèlement, les libertés démocratiques restent très précaires et sont régulièrement remises en question par des accès de violence de la part des forces de sécurité. La torture continue de manière récurrente dans les commissariats, et le gigantesque appareil policier continue de pendre comme une épée de Damoclès au-dessus de la révolution.

La veille même des élections, la police a chargé violemment un sit-in devant les bâtiments gouvernementaux, sit-in organisé par des jeunes blessés par balles pendant l’insurrection. Ils demandaient simplement que leur assistance médicale soit prise en charge par les autorités. Ces jeunes héros de la révolution sont traités comme des chiens, pendant que les snipers, assassins et autres hommes de main de l’ancien régime continuent de courir en liberté.

La mobilisation “Occupy Tunis” du 11 novembre dernier, en solidarité avec le mouvement international des Indignés, qui a vu la plus grosse manifestation dans les rues de Tunis depuis le mois d’août, a elle aussi été violemment attaquée par la police sans raison apparente, si ce n’est la volonté d’intimider ceux qui continuent à vouloir “revendiquer”.

Et ceux-ci sont nombreux: depuis la fin des élections, une nouvelle vague de grèves secouent beaucoup de secteurs. Les travailleurs du secteur touristique, les mineurs de fer du Kef (Nord-Ouest), les travailleurs de la brasserie Celtia, les employés des chemins de fer et ceux de la sécurité sociale, tous ont connu des mouvements de grève successifs et solidement suivis. Malgré la propagande incessante présentant les grévistes comme des “irresponsables”, le récent rapport de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) de septembre 2011 est venu confirmer que “les salaires en Tunisie restent faibles malgré des taux de profit en hausse.”

Ces mouvements continuent cependant à souffrir d’un manque de coordination, due au refus systématique de la direction exécutive de l’UGTT d’assister ces luttes, de leur donner un caractère plus général et des mots d’ordre précis.

Les bureaucrates de la centrale, amis d’hier du dictateur Ben Ali, ont été impliqués dans toutes les basses manœuvres du gouvernement transitoire pour faire payer la crise économique et la dette de l’ancien régime aux travailleurs et aux pauvres, et pour tenter de restaurer la situation aux bénéfices des capitalistes et des multinationales.

Cette manière de poignarder les travailleurs dans le dos de la part de la bureaucratie syndicale corrompue, et le peu d’empressement qu’ont eu les dirigeants de la gauche radicale a contester ouvertement cet état de fait – malgré l’esprit de lutte inconditionnel qui anime beaucoup de leurs militants – ont empêché que tout le poids de l’UGTT soit mis dans la balance. Ceci a incontestablement joué en faveur des Islamistes, qui se sont vus offert un boulevard d’intervention vers les couches les plus pauvres et les chômeurs, dont le sort a été largement ignoré depuis des mois par la direction de l’UGTT.

Pour un gouvernement des travailleurs et des pauvres

Si nous comprenons que certaines illusions peuvent exister quant à l’avènement d’un nouveau pouvoir élu, nous devons sobrement reconnaitre que la nouvelle Assemblée Constituante ne représente pas les aspirations du peuple Tunisien, et que tout parti qui s’appuie sur la continuation du système capitaliste pourri n’aura rien de bon à offrir a la masse de la population tunisienne.

Or, aucun des partis engagés dans les pourparlers pour la formation du nouveau gouvernement (Ennahda, le Congrès pour la République, et Ettakatol) ne remet en question la soumission de l’économie tunisienne aux grands groupes capitalistes, pas plus que le paiement de la dette aux institutions financières internationales. En gros, ils se préparent à continuer la politique économique de l’ancien régime.

La situation en Tunisie demeure explosive. La combinaison de crises que traversent le pays, et l’expérience accumulée par les masses lors de la dernière année – dont la plus importante est la rupture du mur de la peur – vont inévitablement se cristalliser dans de nouvelles explosions de lutte. Ces luttes doivent pouvoir bénéficier d’un prolongement politique, un parti de masse qui se batte pour un gouvernement des travailleurs, des couches populaires et de la jeunesse.

Au lieu de proposer la cotation en bourse des entreprises et des actions précédemment détenues par les familles mafieuses, comme le suggère Ennahda, un tel gouvernement prendrait comme mesure immédiate leur nationalisation, sous le contrôle démocratique des travailleurs et de la population, comme point de départ d’un vaste plan visant a réorienter la production et l’économie au service du développement du pays et de l’amélioration du niveau de vie des masses.

Les graines d’une société socialiste, basée sur la coopération et la solidarité des travailleurs, ou les notions d’exploitation, de profit et de corruption auraient disparu, se sont affirmés au travers du formidable mouvement révolutionnaire tunisien. La priorité est de construire un parti qui puisse organiser les couches qui se retrouvent autour d’un tel objectif, afin de faire germer ces graines, et de prévenir un retour en arrière au profit de la poignée de capitalistes qui profite de la misère et du chômage du plus grand nombre.

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