L’an dernier, le taux de croissance économique turc était de 7,4%, soit la croissance la plus élevée des pays du G20, devançant même les 6,9% de la Chine. Aujourd’hui, la monnaie turque menace d’attirer l’ensemble de l’économie dans sa chute vertigineuse, la livre ayant perdu plus de 40% de sa valeur face à l’euro et au dollar entre début janvier et fin août 2018. Le président-dictateur turc Erdogan connait mieux que personne ce que pareille situation peut impliquer : si son Parti de la justice et du développement (AKP) créé en 2001 est arrivé au pouvoir l’année suivante, c’est à la faveur de la crise monétaire turque de 2000-2001 qui avait balayé les partis traditionnels.
Par Nicolas Croes
Une crise qui ne tombe pas du ciel
Sous les encouragements d’Erdogan, la croissance turque de ces dernières années a été essentiellement stimulée par l’accès au crédit bon marché sur les marchés internationaux. Depuis la fin des années 2000, il était plus avantageux d’emprunter en dollars qu’en livres turques, situation dont a largement abusé le secteur turc de la construction. Mais cette politique ne pouvait pas éternellement durer. Depuis décembre 2015, la Fed (la banque centrale américaine) a entamé un processus de relèvement de ses taux directeurs pour sortir de la période de taux d’intérêts excessivement bas. Cela participe à pousser le dollar vers le haut face aux autres devises, tandis que le coût des emprunts pour les entreprises turques endettées en dollar est devenu plus lourd à supporter. Le nombre de faillites a augmenté de 37% en 2017, et même de 120% dans le secteur du bâtiment-travaux publics.
Lorsque l’afflux de crédit bon marché dépasse largement la production de biens et de services, cela provoque inévitablement de l’inflation. Depuis ce début d’année, elle a commencé à durablement franchir le seuil des 10% en-dessous duquel elle avait été contenue jusque-là. Le pouvoir d’achat de la population s’est considérablement érodé. La situation économique est peu à peu devenue la première préoccupation des plus les 80 millions de Turcs en dépit de la propagande des médias contrôlés par le régime.
Les perspectives économiques pessimistes ont joué un rôle fondamental dans les motivations qui ont poussé Erdogan à avancer au 24 mai dernier la tenue des élections législatives et présidentielle, soit un an et demi plus tôt que prévu. Avant que l’économie ne se détériore davantage – l’inflation était déjà de 10,85% en avril et la monnaie avait perdu 10% de sa valeur face au dollar – Erdogan voulait briguer un nouveau mandat qui lui ouvrirait des pouvoirs présidentiels illimités.
A la suite du référendum constitutionnel de 2017, le pays est passé d’un régime parlementaire à un régime présidentiel, mais le nouveau système ne devait être introduit qu’après les prochaines élections. Cette précipitation s’apparentait donc à la panique. Alors que la campagne débutait à peine, l’agence de notation Standard and Poor’s abaissait la note de la dette turque, prévoyant ‘‘un atterrissage difficile’’ de l’économie du pays. Finalement, Erdogan a remporté les élections présidentielles (52%), mais son parti a perdu la majorité absolue des sièges qu’il détenait à lui seul à l’Assemblée nationale. Ce n’est que grâce à son alliance avec le Parti d’action nationaliste (MHP), une formation d’extrême droite, qu’Erdogan dispose d’une majorité à l’Assemblée.
Tensions grandissantes avec les Etats-Unis
Alors que le bilan de santé de la livre turque était problématique depuis le début de l’année, la décision des Etats-Unis début août d’imposer des sanctions contre deux ministres turcs et d’ensuite doubler les taxes à l’importation sur l’acier et l’aluminium turcs (jusqu’à respectivement de 50% et 20%) a précipité la dégringolade de la monnaie. Ce à quoi la Turquie a répliqué en relevant les tarifs douaniers sur l’importation de plusieurs catégories de produits américains tout en annonçant qu’Erdogan avait eu un entretien téléphonique avec Poutine pour discuter de la Syrie et des échanges commerciaux entre les deux pays.
Cette crise inédite entre les Etats-Unis et un de ses alliés de l’OTAN, parmi les plus anciens et les plus importants, est illustrative de la volatilité de la situation internationale actuelle, marquée par l’instabilité, les difficultés économiques, les conflits entre grandes puissances et les changements d’alliance.
Une décennie après l’éclatement de la crise, rien n’a été réglé. Au contraire, de nouveaux problèmes sont apparus, dont le développement de tendances protectionnistes et le début d’une guerre commerciale. Au moment où la livre turque plongeait en août, une nouvelle tranche de droits de douane imposés par les Etats-Unis portait à 50 milliards de dollars annuels la valeur des marchandises chinoises taxées à 25% en entrant sur le territoire américain.
Un colosse au pied d’argile
Fidèle à ses habitudes, Erdogan s’est réfugié dans une rhétorique nationaliste et religieuse qui le place à la tête d’un pays ‘‘assiégé’’ par des puissances hostiles et un ‘‘lobby du taux d’intérêt’’ tandis qu’il annonçait une nouvelle vague de répression, contre les ‘‘terroristes économiques’’ cette fois.
Les fondamentaux économiques resteront cependant sourds à ses menaces. L’agence de notation Standard and Poor’s prévoit que le pays entrerait en récession en 2019. L’éventualité d’un plan d’aide du Fonds monétaire international (FMI) ou d’un recours au contrôle des capitaux est de plus en plus ouvertement discutée. Si cela a été évité jusqu’ici, c’est parce que la Turquie a pu emprunter 15 milliards de dollars au Qatar. Cela suffira-t-il si l’économie continue sur cette pente glissante ? C’est loin d’être certain.
Parmi les masses, le ralentissement de l’économie ainsi que la poussée de l’inflation et du chômage alimentent la colère de même que le discrédit d’Erdogan. Les manœuvres autoritaires et paranoïaques du régime ne sont pas une preuve de force, mais une démonstration de faiblesse et de crainte face à ce que représente le géant du mouvement ouvrier dans l’Etat turc. Il n’est pas à exclure qu’Erdogan cherche à dévier son attention en ressuscitant les vieilles contradictions nationales par le biais d’une nouvelle offensive contre les Kurdes au Nord de la Syrie.
Le potentiel du mouvement ouvrier a encore été partiellement illustré à l’occasion des dernières élections. Le HDP (Parti démocratique des peuples) a ouvert ses listes en constituant dans les faits une alliance de gauche composée de militants et de syndicalistes tant kurdes que turcs. Cette alliance électorale doit être transformée en une force capable d’aider à organiser la résistance contre le régime d’Erdogan et tout ce qu’il représente. Le mouvement ouvrier doit riposter contre toutes les tentatives de faire payer la crise aux travailleurs et aux pauvres ainsi que contre chaque essai de diviser les masses, notamment sur base ethnique et religieuse.