1818-2018 : la pensée de Karl Marx n’a pas perdu de sa fraîcheur

Des sourcils ont dû sérieusement froncer à la City de Londres à la lecture du journal The Independant et de l’interview du gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mark Carney, réalisée à la mi-avril. Celui-ci avertissait ses pairs : “Marx et Engels peuvent devenir à nouveau pertinents”. 200 ans après la naissance de Karl Marx, pourquoi donc ses idées suscitent-elles toujours autant d’intérêt et même de craintes ?

Par Nicolas Croes

Il poursuivait : “Si vous substituez les plates-formes aux usines textiles, Twitter au télégraphe, vous avez exactement la même dynamique qu’il y a 150 ans – quand Karl Marx gribouillait le Manifeste communiste.” Selon lui, les années de faible croissance des salaires depuis la Grande récession de 2008 suggèrent que l’expérience du 19e siècle est déjà en train d’être répétée. Quelques jours plus tard à peine, le tabloïd The Sun révélait que les cadences infernales en vigueur dans un dépôt britannique d’Amazon poussaient les travailleurs à uriner dans des bouteilles et à éviter de boire pour ne pas devoir quitter leur poste de travail…

Ces dix dernières années, de nombreux économistes et analystes capitalistes se sont vus forcés de plonger dans les pages du Capital de Marx, non pas sans ressentir une certaine frustration à aller ainsi chercher des clés de compréhension auprès d’un révolutionnaire qui a dédié sa vie à la lutte contre ce système d’exploitation. Ainsi, le fameux économiste Nouriel Roubini (l’un des rares économistes capitalistes à avoir anticipé la crise économique de 2007-08) a-t-il déclaré à l’époque : ‘‘Marx avait raison, il est possible que le capitalisme lui-même se détruise à un certain moment. Vous ne pouvez pas transférer des revenus du travail vers le capital sans créer une surproduction et une rupture de la demande.’’

Que des académiciens et des économistes partisans du capitalisme s’intéressent à Marx en se pinçant le nez, c’est une chose. Mais que les travailleurs et les jeunes regardent aussi de plus en plus de ce côté, c’en est une autre ! Et c’est précisément ce qui effraye Mark Carney et d’autres.

Le capitalisme, un système qui a la crise inscrite dans son ADN

Marx fut le premier à comprendre la logique de fonctionnement du système capitaliste, à en fournir une analyse scientifique et ainsi à expliquer ses crises récurrentes. Avec leur force de travail, les travailleurs créent une nouvelle valeur. Cependant, en retour, leur salaire ne représente qu’une partie de cette dernière. Le reste de cette valeur, les capitalistes la gardent jalousement pour eux et cherchent, de plus, continuellement à rogner sur les conditions de travail et de salaire des travailleurs dans le but de sauvegarder leurs profits à court terme face à la concurrence féroce sur le marché. C’est cette concurrence qui pose la base d’une nouvelle crise puisque les travailleurs disposent d’un salaire moindre pour acheter ce qu’ils ont produit. Ce système conduit donc systématiquement à une crise de surproduction.

Une crise de surproduction implique un accroissement du chômage, une pression à la baisse sur les salaires et des économies dans les dépenses publiques. A partir de la fin des années ‘70, la bourgeoisie a différé une partie de la crise par le biais d’une accumulation historique des dettes publiques ainsi qu’en encourageant la classe ouvrière à recourir au crédit. Le manque de rentabilité de la production industrielle a conduit la classe capitaliste à concentrer son capital sur des investissements financiers de plus en plus sophistiqués et risqués. La classe ouvrière a elle aussi été poussée à rejoindre le casino du capitalisme, où les profits ont atteint des niveaux record. Les bulles spéculatives ont éclaté en 2007-2008, entraînant avec elles une vague de crises, de mesures d’austérité et d’appauvrissement de la population.

Le responsable des gros patrimoines chez UBS, Josef Stadler, a publié l’an dernier un rapport sur les grosses fortunes qu’il a commenté comme suit: ‘‘Nous sommes à un tournant. La concentration des richesses n’a jamais été aussi haute depuis 1905’’. Le phénomène n’est pas neuf. Karl Marx expliquait ainsi dans Le Capital qu’il y a: ‘‘corrélation fatale entre l’accumulation du capital et l’accumulation de la misère, de telle sorte qu’accumulation de richesse à un pôle, c’est égale accumulation de pauvreté, de souffrance, d’ignorance, d’abrutissement, de dégradation morale, d’esclavage, au pôle opposé, du côté de la classe qui produit le capital même.’’ Pour Josef Stadler, ‘‘La véritable question, c’est : jusqu’à quel point cette situation est-elle viable et à quel moment la société interviendra et se rebellera ?’’

Comprendre le monde pour le changer

Le ‘‘matérialisme dialectique’’ (que l’on appelle communément le marxisme, ou le socialisme scientifique) est né non pas comme une nouvelle philosophie, mais comme une méthode pour rechercher comment changer le monde. C’est une grille d’analyse pour l’action. Comme le disait Marx : ‘‘les philosophes n’ont jusqu’ici fait qu’interpréter le monde, il s’agit maintenant de le transformer.’’

Sa conclusion était qu’il fallait renverser le système capitaliste pour le remplacer par une société socialiste où les moyens de production et d’échange seraient libérés de la dictature des patrons et de la concurrence pour permettre d’harmonieusement répondre aux besoins de tous. Pour Marx, le capitalisme, tout en développant les forces productives et en socialisant la production (de petits ateliers vers les grandes multinationales), a crée les conditions matérielles du socialisme et engendre ‘‘son fossoyeur’’ : la classe ouvrière. Marx et son compagnon de lutte Engels se sont ainsi également investis avec passion et dévouement dans la construction des organisations du mouvement ouvrier.

Tout cela est-il toujours bien pertinent ?

Nous avons aujourd’hui derrière nous plus de 150 ans de lutte de classes. De nombreuses victoires passées ont arraché des conquêtes sociales et ont contrarié la soif de profits des capitalistes. Mais, suite aux lourdes défaites subies par la classe des travailleurs dans les années ’90 à la suite de l’effondrement du Bloc de l’Est et à la bourgeoisification des anciens partis ouvriers, un vide politique s’est développé pour la classe ouvrière tandis que les directions syndicales ont adopté le syndicalisme de concertation et délaissé le syndicalisme de combat. En conséquence, la classe ouvrière a peu eu recours à sa force.

Et les capitalistes ont repris du terrain, au point où le milliardaire Warren Buffet a eu l’arrogance de déclarer sur CNN en 2005 : ‘‘Il y a une lutte des classes, évidemment, mais c’est ma classe, la classe des riches qui mène la lutte. Et nous sommes en train de gagner.’’ Parallèlement, la classe ouvrière a beaucoup changé en termes de taille, de location et de composition. Pour certains, cela suffit à dire qu’il serait ‘‘passéiste’’ de continuer à faire référence à la classe ouvrière comme force fondamentale de changement.

Pourtant, même si certains anciens bastions de la classe ouvrière industrielle sont affaiblis dans les pays occidentaux, la classe ouvrière n’a pas disparu, elle est même numériquement et relativement beaucoup plus forte qu’à l’époque de Marx et Engels. La définition marxiste de la classe ouvrière – qui comprend tous ceux qui produisent une plus-value en vendant leur force de travail en échange d’un salaire pour pouvoir vivre – regroupe à l’heure actuelle la majorité de la force de travail active de la planète. Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), il s’agit aujourd’hui de 3,4 milliards de personnes. La classe ouvrière n’a jamais été aussi grande et elle continue de croître, particulièrement dans les pays du monde néocolonial où l’urbanisation et l’industrialisation ont été menées au pas de charge ces 30 dernières années.

Marx expliquait que le capitalisme tout d’abord créait la classe ouvrière, ensuite la rendait révolutionnaire. La classe en soi devient ainsi une classe pour soi, expliquait-il : quand les travailleurs prennent conscience de leur force potentielle, cette classe sociale devient toute-puissante. Elle peut bloquer toute l’économie par la grève, et se rendre ainsi compte que c’est elle la véritable créatrice de richesse. C’est ce que les commentateurs capitalistes expriment à leur propre manière en parlant de ce que ‘‘coûte’’ une grève. Sans travailleurs, pas de profits ! Et si les patrons ont absolument besoin des travailleurs, ces derniers, eux, peuvent très bien se passer de patrons…

Le grand soir et les petites victoires

L’échec du capitalisme sur le plan économique, écologique et social ; l’inégalité extrême, la brutalité de l’austérité, etc. poussent naturellement les gens à chercher une issue. Il est naturel que cette recherche s’oriente dans un premier temps vers ce qui semble ‘‘le plus facile’’ ou ‘‘le plus acceptable’’ au sein du système actuel.

Le rôle des marxistes aujourd’hui n’est pas de commémorer la mémoire de Marx et de parler du socialisme en de grandes occasions pour ensuite limiter leur activité à ce qui serait permis dans la camisole de force d’un État capitaliste et alors que l’establishment fait tout pour démontrer qu’il n’existe pas d’alternative à l’austérité. Il est au contraire nécessaire d’aider les masses à trouver le pont qui existe entre leurs préoccupations quotidiennes et la nécessité de renverser le capitalisme pour le remplacer par une société socialiste.

Pour cela, il faut un programme qui repose sur ce qui est nécessaire pour répondre aux besoins sociaux (combien de logements sociaux nous faut-il ou encore comment organiser une répartition collective du temps de travail pour en finir avec le chômage ?). En mobilisant activement le plus grand nombre autour de celui-ci, de manière inclusive, il sera possible d’illustrer que le système actuel est un obstacle pour rencontrer nos besoins, mais qu’il peut être surmonté en s’organisant de façon conséquente autour du bon programme, avec la stratégie et les tactiques qui en découlent. À partir de là, pour reprendre une dernière fois les mots de Marx, il sera possible de ‘‘partir à l’assaut du ciel’’.

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