La toute relative “paix sociale” vole en éclats
Après vingt ans de relativement bas niveau des luttes dans le Chili de l’après-Pinochet, ces derniers mois ont connu une éruption de luttes ouvrières et sociales qui ont ébranlé le pays. Vingt ans de gouvernement par l’alliance de la “Concertación” des forces de “gauche” et “démocratiques” n’ont rien apporté si ce n’est des promesses vides, et la continuation de la politique néolibérale de la dictature – exaspérant de ce fait les espoirs longtemps retenus des masses, et aliénant la jeune génération. L’élection du gouvernement droitier de Sebastián Piñera et de sa politique plus ouvertement anti-ouvrière s’est avérée avoir joué le rôle du “fouet de la contre-révolution”, qui a fait volé en éclats la période de relative “paix sociale” au Chili.
Celso Calfullan, Socialismo Revolucionario (CIO – Chili) et Danny Byrne, CIO (26 août 2011)
Les tentatives de Piñera de se couvrir de gloire après le sauvetage des 33 mineurs et la gestion des opérations de réparation des dégâts du tremblement de terre ne lui ont fourni qu’une “lune de miel” extrêmement brève. Son taux d’approbation au moment du sauvetage des mineurs était de 60% ; il est à présent de 30%.
Ces dernières semaines ont vu des centaines de milliers de gens descendre encore et encore dans la rue. La fédération syndicale CUT a été forcée d’appeler à une grève générale de 48 heures pour les 24 et 25 aout, en solidarité avec les revendications des étudiants, et pour des améliorations du code du travail ainsi qu’une profonde réforme politique et constitutionnelle. Les rapports médiatiques indiquent que malgré le travail de sabotage de la mobilisation effectué par la bureaucratie syndicale, la grève a eu un énorme impact, surtout dans le secteur public, et a amené plusieurs dizaines de milliers de gens dans la rue. Un jeune âgé de 16 ans a été abattu par la police pendant les manifestations de jeudi à Santiago, et un autre jeune de 18 ans a été grièvement blessé. La colère bout dans la société : selon les sondages, plus de 80% de la population soutient les revendications des étudiants. Le couvercle a été soulevé et c’est une période de luttes et de confrontations qui s’ouvre. Le Chili, qui était tout au long de la dernière période perçu comme un bastion du néolibéralisme, le “modèle” pour les économistes de droite de par le monde entier, pourrait maintenant commencer à jouer le rôle de centre de la lutte et de la résistance en Amérique latine.
Grève générale – une occasion manquée ?
La grève générale de 48 heures a été la première grève de cette ampleur depuis la chute de la dictature. Le fait qu’elle ait été appelée par la direction de la CUT, un cadre conservateur lié à l’appareil des partis de la “gauche” officielle, est en soi un développement sans précédent. Seule une pression massive de la base des travailleurs a pu provoquer un tel appel de la part des dirigeants de la CUT, qui sont plutôt habitués à jouer le rôle de frein à la mobilisation de la puissance de la classe ouvrière. Et de fait, la lutte des étudiants, comme dans de nombreux cas dans l’Histoire partout dans le monde, a agi en tant que bélier qui a enfoncé les portes qui empêchaient la classe ouvrière au sens large de se joindre à la bataille. Le sentiment que l’exemple des étudiants, qui ont entamé une lutte fort combative, devrait être suivi à travers toute la société, a été décisif dans le processus qui a mené à l’appel à la grève générale.
Un signe avant-coureur de cela a été la grève massive et solide des mineurs de cuivre partout dans le pays, le 11 juillet. En réponse aux attaques de “restructuration” de Piñera et inspirée par les étudiants, la grève a paralysé cette industrie qui représente 16% du PIB chilien, dans un pays qui produit un cinquième de la production mondiale de cuivre. La solidarité entre les étudiants en lutte et les travailleurs du cuivre a été instinctive et puissante. Les assemblées dans les écoles et universités occupées partout dans le Chili ont applaudi la grève et ont organisé des manifestations de soutien. Toutefois, le rôle des dirigeants syndicaux, qui ont ouvertement tenté de dissuader les travailleurs de rejoindre les manifestations étudiantes le même jour, a eu une certaine influence, bien que limitée, sur la concrétisation dans l’action de ce sentiment d’unité.
La grève générale avait le potentiel de représenter un immense pas en avant dans ce sens. L’appel a été largement soutenu à travers tout le mouvement ouvrier, ce qui a permis la construction des mouvements massifs qui ont eu lieu le jour de la grève, dans lesquels les organisateurs ont estimé à 600 000 le nombre de participants partout dans le pays, y compris 400 000 à Santiago. Hélas, l’attitude de la CUT dans la période de mobilisation a suivi un schéma bien habituel : appeler à la grève, puis ne strictement rien faire pour s’assurer de son succès !
La participation à la grève a reflété cela. Bien que la grève ait eu un puissant effet dans le secteur public (avec plus de 80% de participants dans ce secteur selon les syndicats), le secteur privé a été moindrement affecté. Même les secteurs traditionnellement combatifs, comme les dockers et les mineurs, tout en déclarant ouvertement leur soutien à la grève, n’ont pas participé. La raison principale en a été la peur de la réponse des patrons dans le privé en termes de licenciements, mais aussi la faible mobilisation et la stratégie suivie par les dirigeants syndicaux, qui n’a pas pu susciter l’enthousiasme requis pour convaincre les larges couches de la classe ouvrière dans le secteur privé, où le taux de syndicalisation est inférieur à celui du public, à rejoindre la grève.
Son histoire de relations cordiales avec le gouvernement de Concertación, d’accords pourris et de refus de mener les travailleurs dans la bataille, a grandement contribué à saper l’autorité du mouvement syndical en général et de la CUT en particulier. Les dirigeants de la CUT sont perçus par de nombreuses personnes comme étant des reliques de l’establishment, bien loin des luttes des travailleurs. Arturo Martinez, le dirigeant principal de la CUT, a renforcé cette impression en juillet lorsqu’il s’est fait huer par les dockers de Valparaiso qui l’ont aperçu en train de diner dans un restaurant de luxe sur le trajet de leur manifestation ! Le bas taux de participation à la grève générale indique les limites qui sont imposées au développement des luttes par le contrôle absolu de Martinez et autres bureaucrates.
Les assemblées territoriales
Une part essentiel de la stratégie nécessaire afin de surmonter les obstacles posés par les dirigeants de la CUT se trouve dans le potentiel des “assemblées territoriales” qui ont émergé dans certaines zones. De telles assemblées, avec une participation de masse et structurées démocratiquement sur les plans régional et national, sont un modèle du moyen parfait de construire une grève générale victorieuse à partir de la base capable de passer par-dessus la tête de la direction de la CUT. De telles assemblées sont également cruciales pour forger des liens profonds entre les militants étudiants et syndicaux en un mouvement de masse, à travers la participation consciente dans les assemblées de délégués provenant des entreprises. Ils peuvent aussi être des relais pour les militants syndicaux de la base dans leur lutte nécessaire pour combatttre les dirigeants syndicaux droitiers et pour transformer les syndicats en véritables instruments de lutte. Socialismo revolucionario (CIO – Chili) appelle à la prolifération de ces assemblées partout dans le pays, à leur structuration démocratique sur le plan national, et à l’adoption d’un plan d’action destiné à intensifier la lutte. Ce plan inclurait à la fois les manifestations et occupations étudiantes, ainsi que le début de la préparation d’une véritable grève générale au finish organisée à la base au moyen de slogans combatifs destinés à mobiliser la masse des travailleurs autour de la lutte pour une alternative.
Une répression mortelle
La mort d’un adolescent de 16 ans, abattu par les tirs de la police, et une attaque similiaire sur un jeune de 18 ans qui se trouve toujours en ce moment entre la vie et la mort, ont été la conséquence des proportions obscènes qu’a prises le déploiement de la force répressive gouvernementale, qui a arrêté des centaines de personnes et blessés des dizaines d’autres rien que jeudi 25 aout. Les canons à eau et des gaz lacrymos ont été copieusement utilisés contre les jeunes manifestants – ce qui a dû couter des millions de pesos –, certains de ces manifestants ayant érigé des barricades et bloqué les avenues principales durant de véritables batailles rangées contre les “carabineros”. Cette répression continue fait partie des tentatives de l’establishment de faire passer les étudiants pour des êtres violents et incontrôlables. Hélas pour le capitalisme, ces tentatives ont jusqu’ici échoué de manière spectaculaire, puisqu’on contraire, le soutien pour les étudiants parmi la société n’en a été qu’élargi et renforcé. Et l’attitude de Piñera ne s’est pas adoucie non plus. En réponse à ces événements, des porte-paroles du gouvernement ont menacé l’introduction d’un “état d’urgence” spécial, une vieille loi qui n’a jamais été mise en application auparavant. Ceci, couplé à la déclaration d’un important cadre gouvernemental qui semble avoir appelé au meurtre d’une des principales meneuses étudiantes en utilisant une fameuse citation de Pinochet (« Si on tue la chienne, on élimine la portée »), n’a fait que renforcer la haine envers le gouvernement et son association avec le brutal passé répressif légué par la dictature de Pinochet.
Une telle répression, qui inclut le meurtre de jeunes gens, pourrait se retourner contre le gouvernement et l’establishment et provoquer une nouvelle explosion de rage parmi la jeunesse et la classe ouvrière. La réponse du mouvement étudiant et ouvrier face à de tels développements doit être rapide et décisive. Les déclarations de la part de travailleurs ouvriers organisés par la CGT, selon lesquelles ils sont prêts à organiser le blocus de la frontière chilienne en solidarité contre la répression, doivent recevoir une réponse adéquate sur le sol chilien, afin de rendre clair le fait que la sauvagerie ne sera pas tolérée.
Le mouvement étudiant – une révolte contre le néolibéralisme
Le système d’éducation chilien est un modèle exemplaire de néolibéralisme. La dictature de Pinochet a encouragé la prolifération et la dominance d’un système d’éducation privé. Cette approche néolibérale a été poursuivie et poussée plus loin par les divers gouvernements de la Concertación. Des universités privées dont le but est de faire du profit, dirigées par d’importants hommes d’affaires, y compris des politiciens de l’establishment, dominent le paysage éducationnel. L’ancien ministre de l’éducation, Lavin, qui a tenté de se poser en tant que modérateur “neutre” entre le mouvement étudiant et les universités, et a été relevé de son poste par Piñera, possède lui-même une grande quantité d’actions dans une des principales universités chiliennes ! L’enseignement est devenu un champ d’investissement fort profitable pour le capitalisme, tandis que des frais d’inscription qui ne cessent d’augmenter et des conditions qui ne cessent d’empirer deviennent la norme logique.
Il y un sous-financement chronique des universités. Par exemple, l’Université du Chili, la principale “université publique” du pays, reçoit à peine 14% de son financement de la part du gouvernement. L’accent en ce qui concerne le financement est ainsi plutôt mis sur des frais d’inscription exorbitants et des contributions de la part des étudiants. L’étudiant moyen quitte l’université avec une dette de 45 000$ !
Le mouvement actuel en réponse à cette situation dure depuis les trois derniers mois. Les semaines de mobilisations de masse ont culminé lors de deux journées de protestation massives les 30 juin et 20 aout, lorsque 500 000 manifestants sont descendus dans les rues, dans ce qui a été les plus grandes manifestations au Chili depuis la chute de Pinochet. Une écrasante majorité des universités et écoles secondaires est occupée.
Ce mouvement a réellement ébranlé le gouvernement. Celui-ci a tout d’abord répondu par la suspension des classes et le début de “négociations” avec les représentants du mouvement. Des concessions, y compris une hausse du financement de l’enseignement, ont été lâchées par La Moneda (le palais gouvernemental), qui a toujours craint une intensification de la lutte et des mouvements de masse. Mais le mouvement, avec sa revendication centrale radicale pour un enseignement gratuit, a encore la semaine dernière rejeté la troisième tentative du gouvernement de mettre un terme aux manifestations, cette fois-ci en promettant de baisser les taux d’intérêt pour les emprunts étudiants.
Ce refus était clairement correct, puisqu’il est évident que le mouvement en ce moment tient Piñera à la gorge. La réponse de son gouvernement, abandonnant les concessions pour adopter une répression brutale, montre bien dans quel désarroi il se trouve. Les politiciens et les représentants du patronat ont même décrit cette situation comme “ingouvernable”. Afin d’obtenir les revendications du mouvement, pour le droit à une éducation gratuite et de qualité, il est nécessaire d’adopter une stratégie d’intensification de la lutte de masse. Les négociations avec des représentants d’un gouvernement du patronat, provenant d’un establishment politique qui est lui-même bourré de profiteurs du système éducationnel, pourront gagner quelques concessions, mais ne parviendront jamais à rompre de manière fondamentale avec le système d’enseignement orienté vers le seul profit, comme l’exigent les étudiants.
La croissance certes, mais qui en bénéficie ?
Le gouvernement Piñera continue à justifier son existence sur base du “succès” de sa politique économique qui a permis de sauvegarder la croissance pour le capitalisme. On s’attend à ce que l’économie chilienne croisse de plus de 6% cette année, en tant qu’un des pays d’Amérique latine, tout comme le Brésil et l’Argentine, qui résiste à la tendance de la récession mondiale sur base de la fragile puissance du marché chinois. Piñera a dénoncé la grève générale qui selon lui menace la croissance économique. Cependant, la propagande du capitalisme qui déclame que les Chiliens “n’ont jamais aussi bien vécu” qu’aujourd’hui se heurte à la réalité de la majorité des travailleurs, des jeunes et des pauvres. Sur base du système de profits capitaliste, la croissance économique ne fait qu’enrichir toujours plus une minuscule élite, qui a avec sa richesse croissante acquis une confiance redoublée pour attaquer les droits et les conditions de vie. Piñera, qui est lui-même l’homme le plus riche du Chili, est un représentant direct et fidèle de cette classe sociale, et est de plus en plus largement perçu comme tel. « Les sondages montrent que la société perçoit ce gouvernement comme étant un gouvernement des hommes d’affaires et des patrons », commentait à ce sujet un analyste dans le Financial Times du 11 juillet.
La contradiction entre la croissance économique et la lutte persistante de la vie quotidienne pour la majorité s’est avéré être un cocktail explosif. Par exemple, la concession qu’a faite le gouvernement de rehausser le salaire minimum chilien de 10 000 pesos, bien que fortement applaudie, ne suffit même pas à couvrir la récente hausse du prix du pain ! Un sondage récent a montré que 65% de la population pensait que la croissance économique « ne leur avait rien rapporté ».
Apolitique ?
La prédominance de sentiments anti-partis parmi le mouvement étudiant est une réponse de la jeune génération par rapport à son expérience des forces politiques existantes. Elle est l’héritage du consensus néolibéral de l’establishment politique et de la litanie de trahisons venant de gauche comme de droite tout au long des dernières décennies. Ce sentiment anti-partis, particulièrement prononcé au Chili, est aussi une caractéristique des mouvements ailleurs dans le monde, comme en Espagne et en Grèce. Toutefois, c’est une caractéristique typique des premières étapes de la lutte. Sur base de l’expérience et de l’apprentissage des leçons du passé, une nouvelle compréhension de la nécessité de forces politiques alternatives d’un genre nouveau pourrait émerger. Même le Parti communiste, qui s’est associé à des décennie de gouvernements de Concertación néolibéraux, est perçu d’une manière qui n’est pas fondamentalement différente. Mais cela n’est que peu surprenant, étant donné le fait que le PC lui-même gère une université privée payante à Santiago ! Toutefois, décrire ce mouvement comme apolitique serait une grave erreur. Il existe un sentiment anti-profits largement répandu, de même qu’un soutien massif pour des mesures socialistes telles que la nationalisation de l’industrie du cuivre. Le besoin de s’organiser autour de telles demandes et de les lier en un programme cohérent et complet retraçant les grandes lignes la transformation de l’économie et de la société est crucial. De cela découle la nécessité de construire de nouvelles organisations politiques, basées sur les luttes qui se développent en ce moment.
Les revendications de la grève générale sont allées au-delà de la question de l’éducation, et ont aussi appelé à un changement en profondeur du système politique, à la rédaction d’une nouvelle constitution pour remplacer l’actuelle, héritée du régime Pinochet, et à plus de démocratie dans le processus de prise de décisions. Ces revendications, bien que plus esthétiques que réelles lorsqu’elles proviennent de la bureaucratie syndicale liée aux forces capitalistes, reflètent néanmoins une désillusion croissante envers le système dans son ensemble. L’accumulation de colère et de frustration face à tous les espoirs volés en faveur d’une meilleure société après la “transition vers la démocratie”, semble émerger à la surface dans cette vague de luttes. Ceci représente une prise de conscience correcte du fait que le système n’a pas fondamentalement changé depuis Pinochet, que la dictature du capital reste en place et qu’une fois de plus il faut emprunter la route de la lutte de masse afin de la renverser.
Socialismo Revolucionario (CIO au Chili) a participé au mouvement depuis le tout début. Nous appelons à une alternative révolutionnaire au système actuel, à la fin de la constitution héritée de l’ère Pinochet et de son parlement de millionaires et milliardaires. Sur base d’un mouvement de masse d’assemblées démocratiquement organisées et contrôlées par la base, une nouvelle Assemblée constituante pourrait être imposée et mise sur pied, composée de véritables représentants des intérêts des travailleurs et des pauvres. Une telle assemblée pourrait ensuite commencer l’organisation d’un gouvernement des travailleurs et des pauvres, avec le contrôle sur les riches ressources et sur l’économie du Chili de sorte que celles-ci passent aux mains de la population laborieuse et de la jeunesse.
La revendication des étudiants pour la nationalisation de l’industrie du cuivre afin de payer l’enseignement gratuit représente les germes d’une telle potentielle alternative à ce système – une alternative de propriété et de contrôle publics et démocratiques des ressources naturelles et des secteurs-clés de l’industrie. De la sorte, une société socialiste pourrait être construite, remplissant les espoirs depuis longtemps retenus des masses chiliennes et latino-américaines, avec toute leur riche histoire de lutte révolutionnaire contre le capitalisme et l’impérialisme. L’internationalisme de ce mouvement, illustré par l’impact de la révolte des “indignés” espagnols au Chili et par la solidarité des travailleurs argentins, est lourde de sens. L’impact des développements tumultueux au Chili pourrait être fortement ressenti dans d’autres pays de la région, dont les masses ouvrières pourraient alors se mettre en action. Ainsi l’objectif d’une fédération socialiste du continent, en tant que partie prenante d’un monde socialiste, deviendrait beaucoup moins abstrait. Son potentiel se matérialisera par la puissance de la lutte de masse par-delà les frontières.