Ecole d’été du CIO – Tunisie et Égypte, deux révolutions qui ont ébranlé le monde

Les révolutions qui se sont développées ces derniers mois au Moyen-Orient et en Afrique du Nord peuvent être considérées comme le plus grand changement survenu au cours de cette dernière décennie. Cette éruption collective est l’expression spontanée d’une société en profonde crise, toute comme l’avait été l’auto-immolation de Mohamed Bouazizi, ce jeune chômeur tunisien qui a été l’étincelle de la révolution tunisienne de 2011.

Par Thomas (Gand)

En Égypte et en Tunisie, les masses ont renversé des régimes qui tenaient depuis trente ans. Peut-être la Tunisie, après avoir été un véritable laboratoire pour le néolibéralisme, est-elle en passe de devenir le laboratoire de la lutte de classe moderne. Ces révolutions ont beaucoup signifié pour le Comité pour une Internationale Ouvrière, ce que nous avons bien remarqué durant l’école d’été du CIO, où étaient aussi présents quelques camarades tunisiens, ce que chaque participant a pu apprécier.

Le classe ouvrière organisée peut faire la différence

La session spécifiquement consacrée aux révolutions en Tunisie et en Égypte a insisté sur quelques points cruciaux. Tout d’abord a été soulignée la mesure dans laquelle la présence ou l’absence de la classe ouvrière organisée a une influence sur le caractère du mouvement. Bien plus que Twitter, YouTube ou Facebook, ce sont les travailleurs organisés qui ont permis l’arrivée de changements profonds.

Même si, place Tahrir par exemple, beaucoup de gens ne savaient pas ce qu’est exactement le capitalisme, même si leurs slogans donnent seulement une traduction limitée de la crise systémique, c’est cependant bien la présence de la classe ouvrière qui a donné un caractère radical aux protestations.

Au fur et à mesure de la poursuite des protestations dans ces pays, nous pouvons constamment plus vérifier que les secteurs de la classe ouvrière poussent le conflit de l’avant, vers le moment ou sera clairement posée la question du contrôle des moyens de production. Actuellement, ils tâtent les limites du capitalisme. Après le départ du dictateur tunisien Ben Ali, des villes entières ont parfois été occupées, tandis qu’en Égypte, des milices populaires ont remplacés la police à certains endroits.

En Tunisie, une série de grèves générales, en particulier dans les grandes villes, a été cruciale pour la création d’une unité de la population. C’est ce qui a obligé le dictateur Ben Ali de partir. Après un certains temps, ces actions se sont spontanément développées jusqu’à un caractère très mature et à la hauteur des tâches à réaliser. Lorsque la police et l’armée ont été chassées, les manifestants ont ainsi organisé des milices, ont pris soins d’assurer la distribution de l’eau, de nourriture, etc.

Cela ne signifie bien entendu pas qu’un programme politique n’est pas essentiel. La pure spontanéité des masses a ses limites. Une fois que le mouvement manquera de perspectives, l’euphorie pourrait se transformer en démoralisation et toutes les réalisations pourraient à nouveau devenir bien précaires. Il est également important que les manifestants essaient d’impliquer les couches moins actives de la population.

Le rôle des syndicats est lui aussi crucial. Depuis la chute de Moubarak en Égypte, de plus en plus de syndicats indépendants ont été créés. Récemment, pas moins de 66 syndicats ont encore participé à une manifestation.

Le mouvement syndical en Tunisie a une histoire qui date de la période coloniale et de la lutte contre les colonisateurs français. Le mouvement syndical est désormais représenté par la fédération nationale syndicale UGTT. C’est une organisation vers laquelle regardent de nombreux jeunes et travailleurs non syndiqués une fois qu’ils entrent en action.

L’UGTT, sous la pression de la base, a donné le mot d’ordre, trois jours avant la chute de Ben Ali, d’organiser des manifestations et des grèves dans tout le pays. Le 14 janvier, des marches sur la capitale ont été organisées avec la revendication de la démission du président et du gouvernement. Cette force révolutionnaire pourrait faire tomber le régime et pourrait aussi forcer les gouvernements successifs à faire des concessions. Mais, maintenant, le gouvernement veut briser ce mouvement.

Après la fuite de Ben Ali, cette fédération a connu une augmentation de ses adhérents. Par conséquent, l’UGTT a créé de nombreuses nouvelles sections. Selon le CIO, l’attitude de cette fédération est cruciale pour l’avenir de la révolution en Tunisie. Cette attitude et l’approche du CIO envers cette fédération a d’ailleurs constitué un important sujet de discussion lors de la session de l’école d’été du CIO consacrée à ces évènements.

Un autre sujet dont nous avons parlé est la question de l’unité et de la division. La classe dirigeante est très consciente des failles dans la société égyptienne et tunisienne. La force principale du mouvement est l’unité parmi les travailleurs, particulièrement ceux des secteurs traditionnels tels que la métallurgie, et les jeunes chômeurs. Cette dernière couche est une très grande proportion de la population.

Les oligarques ne sont pas seuls à vouloir stopper une telle unité, beaucoup de dirigeants syndicaux le souhaitent eux aussi. Parmi ces derniers, quelques uns ont reçu leur position grâce aux dictateurs, et sont aujourd’hui contestés.

Cela réaffirme la question de l’organisation du mouvement ouvrier et du rôle qui devrait être alloué à l’UGTT en Tunisie. D’un côté, nous avons vu le succès des manifestations en Egypte et en Tunisie grâce aux ouvriers organisés, et d’un autre, nous devons aussi réaliser que malgré les pressions d’en bas, il existe une couche de bureaucrates qui a tendance à limiter le mouvement.

Certains bureaucrates relient leur destin avec les dirigeants actuels. Les dirigeants du gouvernement sont surtout des membres de la bourgeoisie et se sont engagés à concrétiser le slogan de ‘‘retour au travail’’. Ils se sentent soutenus par l’Union Européenne et en particulier la France, l’ancienne puissance coloniale.

Réformes démocratiques et révolution permanente

Un autre point important souligné lors de la session est l’attitude à adopter contre le gouvernement et les élections promises. Récemment, le gouvernement provisoire de Tunisie a essayé d’appréhender des organisateurs de grève. Et, en plus, il y a maintenant une interdiction de faire grève. En mars, le gouvernement intérimaire égyptien, le conseil militaire, a lui aussi interdit les grèves, sous la menace de poursuites pénales.

Ces attitudes réactionnaires et paternalistes, qui veulent voler la révolution à la grande majorité des gens et au bénéfice des gestionnaires, des bureaucrates et de ceux qui restent encore fidèles à l’ancienne dictature, donne à la classe des travailleurs tunisiens et égyptiens le sentiment que l’ancien régime est en train de revenir peu à peu.

Avec le succès de la révolution en mémoire, beaucoup de jeunes et de militants résistent au nom de la révolution à ces mesures coercitives. Mais la tâche de la révolution reste de se débarrasser de l’épine dorsale de l’ancien régime et du nouveau.

Cette épine dorsale est formée par le vaste appareil policier et militaire dans les deux pays. Mais parmi les jeunes, la crainte de la police est parfois très limitée. A leur apogée, les révolutions ont montré la vulnérabilité de la police, et la revendication d’accepté l’entrée des syndicats ainsi que la liberté d’expression politique dans l’armée s’est généralisée.

Mais, dans le passé, la gauche en Tunisie et en Egypte a sous-estimé ce mot d’ordre et a parfois manqué de slogans destinés à convaincre l’armée des protestations populaires. Il a souvent été uniquement réfléchi en termes de gouvernement provisoire devant s’assurer de la « démocratie » avant de pouvoir progressivement compléter la révolution (et puis l’armée serait démocratisée).

Les comités populaires et les milices ont été au mieux considérés comme un moyen de pression contre le gouvernement, et non pas comme des précurseurs de l’autogouvernement de la classe ouvrière et de leurs alliés parmi les pauvres, les paysans et les étudiants. Les victoires remportées contre la police et le fait que l’armée égyptienne n’ait pas tiré ont été considérés comme un fait accompli.

Récemment toutefois, des accrochages ont eu lieu entre les troupes du gouvernement et des manifestants. Les tentatives de réoccuper la place Tahrir ont rencontré une résistance brutale de l’armée. Cela a démontré pour différentes couches de la population quelle est la position réelle de l’armée. Les leaders militaires ne veulent pas d’un projet démocratique, mais d’une relance de l’économie capitaliste dans le pays.

Les régimes actuels sont encore faibles et instables. Les élections en Tunisie, qui devaient avoir lieu en Juillet, ont été reportées jusqu’en octobre, selon les souhaits des impérialistes, parce qu’ils veulent encore du temps afin de laisser le gouvernement intérimaire se stabiliser. Le référendum en Egypte concernant les amendements constitutionnels a eu une faible participation, ce qui indique une certaine méfiance de la population.

Le conseil militaire a été initialement capable de ralentir le développement des nouvelles protestations en utilisant l’idée qu’il fallait du temps pour former un nouveau gouvernement. Mais quelques couches de la classe ouvrière ont rapidement vu qu’ils ne pouvaient plus continuer avec l’ancienne élite (y compris les chefs militaires). C’est dans ce contexte que les exigences démocratiques jouent encore un grand rôle.

La situation rappelle fortement les révolutions de 1848-1850 en Europe occidentale et Europe centrale. A cette époque aussi, les rangs de la classe ouvrière et de la classe moyenne ont manifesté dans la rue contre les régimes réactionnaires. Marx, Engels et leurs alliés de la Ligue des communistes ont demandé aux travailleurs de réduire les mesures des soi-disant démocrates, qui voulaient conquérir le pouvoir (ou qui ont déjà conquit le pouvoir), à leur résultat le plus extrême et logique. Et c’est l’une des opinions qui ont conduit à la conception d’une «révolution permanente».

C’est pourquoi le CIO est défend les comités de quartier et les comités qui existent sur les lieux de travail. Nous ne nous limitons pas à soutenir l’exigence d’une révision constitutionnelle et la convocation d’un Parlement qui devrait être élu démocratiquement. Nous voulons renforcer l’organisation des travailleurs, qui pourraient ainsi mieux mobiliser les masses dans leur propre intérêt.

Les régimes de transition ne sont pas neutres, ils ne sont pas les représentants de la grande majorité de la population. En Egypte, le conseil militaire a dû faire un certain nombre de concessions pour répondre aux manifestants. Mais ces concessions étaient également des concessions aux revendications de la classe dirigeante, qui souhaitait avant tout que les manifestations ne se développent pas.

Il est de l’intérêt de la classe ouvrière de considérer toutes les ‘‘réformes démocratiques’’ comme quelque chose de positif. Pour beaucoup d’Egyptiens et de Tunisiens, l’apprentissage révolutionnaire a été tel une côte particulièrement pentue. Ils ont expérimenté beaucoup, sur un laps de temps considérablement court en ce qui concerne la lutte et les actions. Mais il reste encore beaucoup de choses à accomplir, et chaque victoire reste précaire et dépendant d’un changement dans le rapport des forces entre les protestations populaires et les gouvernements provisoires.

On peut trouver tous les éléments d’un programme socialiste dans la lutte actuelle des travailleurs. Mais beaucoup de personnes – mais pas tous les socialistes – s’attachent à une exigence démocratique tel que l’appel pour une l’assemblée constitutionnelle comme si c’était une chose en soi et non l’expression d’un processus de révolution et de contre-révolution. Pour que la révolution puisse vaincre, nous devons aller plus loin, notamment par des occupations d’usines et la création d’organisations d’auto-organisation chez les paysans pauvres, les étudiants et les travailleurs.

Les partis d’opposition tombent dans des pièges classiques

Sur base du sentiment que le régime n’a pas changé, beaucoup de forces réactionnaires essayent de restaurer leur position, comme les islamistes et autres conservateurs. Leurs opinions sur les révolutions sont, comme celles des autres partis bourgeois, que toute l’énergie révolutionnaire doit être détournée vers des canaux sûrs. Les conservateurs sont bien entendu totalement en défaveur de la révolution socialiste…

Les Frères Musulmans en Egypte ont attendu avant d’enfin supporter le mouvement, qui constituait un énorme défi pour eux. En Juin, ils ont présenté leur propre parti, un parti qui se dit pour la justice et la liberté et est composé d’un mélange entre libéraux, des éléments essentiellement nationalistes et des forces pro-gouvernementales.

La principale force des Frères Musulmans est le fait que, au cours de ces dernières trente années, ils ont constitué la seule organisation visible de l’opposition. Même les impérialistes ont commencé, en l’absence d’autres partis, à négocier avec eux.

Mais que les Frères Musulmans le veulent ou non, la dernière grève générale a démontré que la révolution n’est pas terminée, et que l’absence des islamistes à des moments si cruciaux est, pour les militants radicalisés, la preuve qu’ils ne peuvent pas donner de réponse aux problèmes sociaux.

En avril et en mai, le mouvement de grèves et de manifestations en Egypte a de nouveau relevé la tête, atteignant des centaines de milliers de participants. Beaucoup de gens ont depuis lors exigé la démission du conseil militaire. L’armée a réagit avec des mesures répressives similaires à celles de l’ancien dictateur Moubarak. Dans le plus pur style de véritables démagogues néolibéraux, ils ont accusé les manifestants de perturber la croissance économique.

Mais les divisions sectaires continuent de poser un grand danger, de même que l’éventualité de voir un nouveau ‘‘Bonaparte’’ s’installer au pouvoir, quelqu’un capable de s’élever au-dessus des différentes groupes avec l’aide des forces de police.

La Gauche en Egypte reste relativement faible. Une nouvelle plate-forme est un front des forces de gauche, y compris le vieux Parti Socialiste Arabe et le Parti Communiste. Parfois, la revendication pour la nationalisation démocratique est posé, mais ce qui concerne le programme et en particulier la volonté révolutionnaire tout reste très floue.

En Tunisie, les membres des partis de la gauche radicale ont joué un rôle clé, en particulier au sein du syndicat UGTT. En conséquence de leur travail clandestin, ils ne disposent pas de bureaucrates typiques dans leurs rangs, mais ils restent parfois encore défendeurs de vieilles idées découlant du stalinisme ou du réformisme, et ils ont été complètement dépassés par les événements. Dans un passé tout récent, nombreux étaient encore ceux qui parmi eux pensaient qu’une révolution était impossible en Tunisie.

A ce moment, le Parti Communiste Ouvrier de Tunisie et d’autres organisations se sont organisées dans le  »Front du 14 janvier », un front populaire qui comprend également, comme en Egypte, des « démocrates » bourgeois. Ils croient en une opposition de gauche dans une future  »démocratie » tunisienne capitaliste, un peu suivant le modèle européen de  »démocratie ». Comme ceux-ci et d’autres mouvements relient leurs idées aux points de vue défendus par l’UGTT, ils ne proposent pas une voie pour poursuivre – et encore moins pour approfondir – la révolution.

Cela a pour conséquence que la révolution est presque entièrement dépendante des dirigeants, des militaires ou des figures de l’ancien régime. Ces dirigeants sont sous la pression des exigences économiques de pays tels que la France et la Grande-Bretagne. Par ailleurs, ces pays participent à l’intervention militaire en Libye, situé entre la Tunisie et l’Egypte, les  »pays révolutionnaires ».

Afin de parvenir à une solution au bénéfice de la grande majorité de la population de la région, il est nécessaire d’élargir et d’approfondir la révolution. Il faut aussi que les régimes d’autres pays, comme en Algérie et en Arabie Saoudite, tombent eux aussi. Quand les dominos tombent un à un, les révolutionnaires peuvent s’entraider au-delà des frontières, une situation idéale pour contrecarrer toute intervention militaire de l’OTAN et d’autres puissances impérialistes.

Approfondir le processus révolutionnaire signifie en outre d’occuper les usines et de les nationaliser sous le contrôle des organisations des travailleurs. Cela permettrait aux travailleurs, aux étudiants et aux paysans pauvres dans la région de combattre à la fois le gouvernement et les intérêts impérialistes.

Une révolution permanente est également cruciale pour la guerre civile en Libye et au Yémen, cela peut leur apporter la victoire. C’est soit cela, soit une lutte continuelle entre tribus avec à l’occasion une victoire brutale et sanglante d’un groupe sur les autres. D’autre part, le régime israélien dépendant notamment de l’existence de dictatures dans la région, une expansion de la révolution pourrait également résoudre la question nationale là aussi.

Une page a été tournée, un nouveau chapitre dans la politique mondiale commence

La conclusion de cette session de l’école d’été du CIO concernant la Tunisie et l’Egypte a été que ces révolutions sont des révolutions  »classiques ». Rien, sauf une tendance opportuniste de type bureaucratique, ne peut stopper les révolutionnaires et les militants dans cette région d’apprendre des leçons positives et riches des révolutions qui se sont déroulées en Russie, en Allemagne, en Espagne, etc.

Ces derniers mois, beaucoup de choses ont changé. Après trente ans de néolibéralisme, la révolution est de nouveau à l’ordre du jour. Pour les révolutions en Afrique du Nord et au Moyen-Orient et les marxistes à travers le monde, les défis sont énormes, de même que les pièges dans lesquels les révolutions peuvent tomber.

Néanmoins, nous avons de quoi être confiant au vu de l’attitude remarquable des jeunes et des travailleurs et leurs compétences politiques et organisationnelles. Cet impact ne peut être sous-estimé.

La vague révolutionnaire partie de la région s’est très vite diffusée à d’autres pays. Même en Europe du Sud, nous avons vu comment les jeunes ont voulu  »copier » les révoltes du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, en allant jusqu’à tenter d’installer leurs propres places Tahrir. Même si ces protestations n’ont pas eu la même ampleur, on ne peut exclure que les jeunes et les travailleurs puissent apprendre à leur propre rythme et à travers leur propre expérience à s’organiser et qu’ils puissent déterminer l’agenda politique de l’Europe.

Partager :
Imprimer :

Soutenez-nous : placez
votre message dans
notre édition de mai !

Première page de Lutte Socialiste

Votre message dans notre édition de mai