Égypte : Nasser et le nationalisme arabe

Des millions d’Égyptiens ont renversé Moubarak, le président tant haï. Maintenant, les travailleurs et les jeunes sont en train de discuter de ce qu’il faudrait faire ensuite. Les idées mises en avant par Nasser il y a 50 ans sont en train d’être réexaminées. Dans cet article, David Johnson revient sur l’histoire du régime de Nasser, et sur les leçons qui peuvent en être tirées pour la révolution qui a lieu aujourd’hui.

David Johnson, Socialist Party (CIO-Angleterre et Pays de Galles)

Les jeunes manifestants de la place Tahrir n’avaient jamais connu que la vie sous Hosni Moubarak, qui a régné pendant 30 ans. Leurs aînés se souviennent par contre de ses prédecesseurs – Gamal Abdel Nasser et Anouar el-Sadate. Certains des travailleurs les plus âgés parlent toujours de la période Nasser, pendant les années ’50 et ’60, comme étant celle du “socialisme” – le parti établi par Nasser s’appelait en effet l’Union socialiste arabe (USA).

Au cours des années ’70, Sadate a promu le libre marché capitaliste, allant jusqu’à changer le nom de l’UAS en Parti démocratique national – qui a été le parti au pouvoir jusqu’à l’éjection de Moubarak.

Pendant le 19ème siècle, l’Égypte faisait partie de l’empire turc ottoman, mais en 1882, au cours d’une rébellion nationaliste, l’impérialisme britannique y a envoyé sa flotte et une armée d’occupation. La classe dirigeante britannique désirait protéger le canal de Suez et la route commerciale vers son empire des Indes, de même que ses investissements dans le coton, le principal produit d’exportation de l’Égypte. Le commerce du coton s’est accru pendant les vingt années qui ont suivi, enrichissant ainsi toute une couche de propriétaires terriens. C’est ainsi qu’en 1913, 13 000 propriétaires possédaient près de la moitié de toutes les terres cultivées, tandis qu’un million et demi de paysans n’en avaient que le tiers. Pendant la Première Guerre mondiale, les prix du coton ont fortement grimpé, de sorte que les riches propriétaires ont pu planter encore plus, augmenter leurs immenses profits, mais causant par là des pénuries de nourriture, et la hausse des prix pour les pauvres. De nos jours, l’agriculture égyptienne est également de plus en plus orientée vers des cultures non-vivrières d’exportation.

Toute une série de financiers et d’hommes d’affaires ont émergé de cette couche de riches propriétaires terriens, grâce au profit obtenu par la production de marchandises qui ne pouvaient plus être importées, à cause de la guerre. L’industrie locale s’est rapidement développée, de sorte que la classe ouvrière s’est agrandie en termes de taille, mais aussi de militance, rejointe par tous les travailleurs employés dans les chemins de fer et dans les ports, secteurs florissants grâce à l’économie de guerre. Les classes capitaliste et ouvrière égyptienne en plein essor se sont alors toutes deux heurtées à un obstacle face à leurs propres intérêts : l’occupation de longue date par l’impérialisme britannique.

Les capitalistes et les propriétaires terriens désiraient l’indépendance du Royaume-Uni afin de pouvoir consolider leurs intérêts politiques et économiques – mais ils craignaient un mouvement des travailleurs et des campagnes. Des postes gouvernementaux leur accorderaient le prestige et le pouvoir de récompenser leurs relations avec des contrats et des postes. Le plus grand des partis indépendantistes était le Wafd (la Délégation). Quarante pourcent de ses membres étaient des propriétaires terriens, les autres étaient des banquiers, des industriels et des hauts fonctionnaires.

Les travailleurs désiraient l’indépendance afin de mettre un terme à l’exploitation et à leurs souffrances, qui s’étaient grandement accrues au cours de la guerre. En 1919, une vague de grèves massive et des manifestations ont forcé le gouvernement britannique à accepter des négociations pour l’indépendance. Trois ans plus tard, après des troubles persistans accompagnés de larges grèves, la Déclaration britannique annonçait la création d’un État égyptien “indépendant”, tout en maintenant un veto sur la politique étrangère, en protégeant les intérêts économiques britanniques et en maintenant une garnison britannique le long du canal de Suez.

Révolution permanente

Le sultan ottoman a été nommé roi. L’Éypte est ensuite passée par une phase d’instabilité gouvernementale, au cours de laquelle les gouvernements tombaient aussi rapidement qu’ils étaient mis en place – de 1922 à 1952, la durée de vie moyenne des gouvernements était moins d’un an. Les mêmes ministres (dont 60% étaient des propriétaires terriens) se relayaient aux différents postes. Les capitalistes égyptiens étaient incapables et d’ailleurs peu désireux d’accomplir les tâches d’une révolution capitaliste (ou “bourgeoise”) : le rejet de la domination étrangère, la suppression du pouvoir des seigneurs féodaux, le développement d’une économie capitaliste moderne. Les capitalistes, les banquiers et les propriétaires terriens étaient liés les uns aux autres. Tous craignaient la petite mais potentiellement puissante classe ouvrière plus qu’ils ne craignaient l’impérialisme britannique. En 1923, le premier gouvernement du Wafd avait d’ailleurs mis en place des lois visant à réprimer les partis de gauche et à bannir de nombreuses grèves.

Seule la classe ouvrière, attirant à elle les masses des paysans pauvres, aurait pu accomplir les tâches de la révolution bourgeoise. C’est là l’essence de la théorie de la révolution permanente, développée par Trotsky dans le cadre de la Russie du début du 20ème siècle. Un gouvernement révolutinnaire ouvrier ne s’arrêterait cependant pas à la création des conditions d’un développement harmonieux du capitalisme, mais irait encore plus loin, en nationalisant l’industrie, les banques, et les terres, jetant les bases pour un plan de production socialiste. Un appel aux travailleurs des pays plus avancés sur le plan économique à suivre leur exemple aurait alors pour effet de propager la révolution socialiste partout à travers le monde, et fournirait aussi les ressources matérielles nécessaires au développement des pays pauvres.

La révolution russe a brillamment confirmé cette théorie. Toutefois, les révolutions qui ont été déclenchées partout en Europe après celle-ci ne sont pas parvenues à produire d’autres États ouvriers. Les dirigeants du mouvement ouvrier soit ne sont pas parvenus à saisir l’occasion de prendre le pouvoir, soit, plus tard, sous l’influence de la bureaucratie stalinienne qui s’est développée dans l’Union soviétique dégénérescente, ont fait dérailler les mouvements révolutionnaires. Néanmoins, les privilèges de de la bureaucratie stalinienne dépendaient de l’économie étatique soviétique – un retour au capitalisme aurait signifié la perte de leur pouvoir. Les avantages de la planification étatique ont résulté en une rapide croissance économique, bien qu’à un cout bien plus élevé que si la démocratie ouvrière des premiers jours de la révolution avait survécu.

Le Parti communiste égyptien a été fondé en 1922, mais était essentiellement basé parmi les minorités ethniques et religieuses. Il a suivi la ligne politique désastreuse prônée par Staline, et n’est jamais parvenu à devenir une force de masse. Au lieu de ça, la déception face aux maigres résultats fournis par l’indépendance ont mené à la croissance de l’association des Frères musulmans, fondée en 1928.

La crise qui a suivi la Seconde Guerre mondiale a contraint l’armée britannique à ordonner au roi Farouk de former un gouvernement Wafd, tandis que les tanks britanniques devant son palais garantissaient qu’il comprenne bien le message. Cette action a encore une fois révélé à quel point au final le pouvoir demeurait entre les mains de l’impérialisme. Elle a aussi révélé la faiblesse et l’hypocrisie de la classe dirigeante égyptienne, y compris du Wafd, qui vingt ants auparavant militait pour l’indépendance. Une période de stagnation et de conflit entre le roi et le gouvernement s’en est suivie, chacun tentant de placer ses propres partisans aux postes de pouvoir.

Bien que l’économie du pays s’était accruee entre 1922 et 1952, le niveau de vie de la plupart des gens avait chuté. Le fossé entre les riches et les pauvres s’accroissait. Il était courant de prester des journées de 15 heures, et les usines employaient encore des enfants âgés de moins de dix ans. En 1950, seuls 30% des enfants recevait une éducation secondaire. Il y avait en 1952 deux millions de travailleurs dans l’industrie, soit un dixième de la force de travail. Des grèves de plus en plus larges, voire générales, ont eu lieu après la guerre, avec des manifestations d’étudiants et autres. Les partis et les journaux de gauche étaient interdits, et les militants arrêtés.

La prise du pouvoir par les Officiers libres

En 1947, la résolution des Nations-Unies qui divisait la Palestine en deux, préparant la formation d’Israël, a alimenté la colère, qui s’est accrue après la défaite de l’armée égyptienne au cours de la guerre de 1948. En 1949, treize officiers désaffectés ont commencé à se réunir en secret. Ils étaient tous âgés de 28 à 35 ans, fils de petits propriétairs terriens ou de fonctionnaires gouvernementaux. Nasser est devenu président de ce Mouvement des officiers libres. Sadate en était un des membres fondateurs.

Le Mouvement a graduellement commencé à gagner en influence auprès des autres officiers. Lorsque, le 20 juillet 1952, un autre gouvernement faible a démissionné après seulement 18 jours, les Officiers libres sont entrés en action. Au cours de la nuit du 22 au 23 juillet, les troupes ont pris le contrôle de tous les bâtiments, routes et ponts stratégiques du Caire. Le roi corrompu s’est vu ordonner de prendre l’exil. C’est Sadate qui a annoncé la prise du pouvoir à la radio. Nasser est devenu vice-premier ministre et ministre de l’Intérieur, puis premier ministre et président en 1954.

Les Officiers libres représentaient la frustration de la classe moyenne par rapport à l’échec complet des politiciens capitalistes à développer la société. Contrairement à la faible classe propriétaire-capitaliste, l’armée était une force puissante et organisée. Les officiers désiraient le pouvoir politique, et se sont opposés à toute action indépendante de la part de la classe ouvrière. En janvier 1953, tous les partis politiques furent dissous. Tout comme les autres régimes du “tiers-monde” de cette période, l’armée égyptienne a joué un rôle “bonapartiste”, liguant les différentes classes sociales et groupements politiques les uns contre les autres afin de maintenir un équilibre. La presse, les conseils communaux et l’Ordre des avocats ont été purgés. En 1954, l’association des Frères musulmans a été bannie, ses dirigeants arrêtés et exilés en Arabie saoudite, de laquelle ils allaient revenir bien plus tard, après avoir adopté la version la plus extrême de l’islam wahhabite.

Le programme du nouveau gouvernement parlait de nationalisme et de justice sociale. Ses objectifs étaient la destruction de l’impérialisme, l’éradication du féodalisme et la fin des monopoles. Toutefois, il n’y avait pas une politique économique claire, l’économie étant censée continuer sur base de la propriété privée. « Nous ne sommes pas socialistes. Je pense que notre économie ne peut prospérer que sur base de la libre entreprise », disait ainsi Gamal Salim, un des chefs des Officiers libres.

Néanmoins, la plupart des capitalistes étaient pris de panique et beaucoup d’entre eux ont décidé d’émigrer. Les investissements dans le secteur privé ont fortement chuté, forçant le régime à aller dans une nouvelle direction. Une des premières mesures a été la réforme agraire, qui limitait la taille des possessions terriennes à 80 hectares. L’infime minorité de très gros propriétaires qui avaient dominé les précédents gouvernements a ainsi perdu la base économique de son pouvoir. Quinze pourcent des terres cultivées a été transféré à des paysans sans terre. Des coopératives ont été créées pour fournir des crédits à bas taux d’intérêt, des graines et des engrais. Mais plus de la moitié de la population rurale pauvre demeurait sans terre, les principaux gagnants étant les petits propriétaires.

La crise du canal de Suez

Deux superpuissances mondiales avaient émergé à la suite de la Seconde Guerre mondiale : les États-Unis et l’URSS. Elles essayaient toutes deux d’étendre leur sphère d’influence, ce qui les faisait entrer en conflit l’une avec l’autre dans de nombreuses régions du monde. Puisque leur arsenal nucléaire les menaçait toutes deux de “destruction mutuelle assurée”, les conflits prenaient la forme de guerres par agent interposé entre leurs régimes vassaux. Les gouvernements dits “non-alignés”, comme le régime de Nasser, tentaient de maintenir un équilibre entre ces deux superpuissances.

En 1955, Nasser a indiqué un revirement de sa position en commandant des armes à l’URSS. Ceci pourrait avoir été un outil de pression afin d’obtenir plus d’armes de la part des USA. Il avait confié à l’ambassadeur américain qu’il préférait toujours une aide militaire américaine. Le pacte de Bagdad, signé en 1955 par le gouvernement britannique, avait aussi mis Nasser en colère. Ce traité crucial confirmait le maintien des intérêts de l’impérialisme en Iran, en Iraq et ailleurs au Moyen-Orient. Nasser s’était aussi attiré les foudres du gouvernement français en refusant d’appeler à la fin de l’insurrection en Algérie contre l’occupation française. Les mouvements indépendantistes se propageaient alors comme un feu de brousse à travers toutes les vieilles colonies européennes.

Le gouvernement égyptien était au même moment en train de négocier des emprunts internationaux pour pouvoir construire le barrage d’Assouan – un immense projet qui allait grandement accroitre la superficie des terres cultivables et générer l’électricité nécessaire à l’industrialisation du pays. Les États-Unis et le Royaume-Uni avaient offert d’avancer l’argent pour couvrir un cinquième du cout, espérant que cela leur permettrait de se payer une influence auprès du régime. Toutefois, après le contrat d’armes en provenance de l’URSS, les États-Unis ont annulé leur offre en juillet 1956.

Nasser a répondu à cela en annonçant la nationalisation du canal de Suez. La proclamation a été faite lors d’un meeting de masse à Alexandrie, où il expliquait que les revenus tirés du canal permettraient de financer le barrage. Un témoin a décrit la manière dont « Les gens sont devenus fous d’excitation ». À l’époque, l’exploitation du canal revenait à une compagnie française dont le principal actionnaire était le gouvernement britannique (la Compagnie universelle du canal maritime de Suez, aujourd’hui connue sous les noms de “GDF Suez” , NDT).

Ces deux gouvernements s’associèrent en secret avec le gouvernement israélien pour lancer une invasion de l’Égypte en octobre 1956. Cette invasion s’est révélée désastreuse pour le Royaume-Uni et pour la France, qui sont parvenues à atteindre leurs objectifs militaires, mais en suscitant une énorme opposition internationale. Les masses arabes partout au Moyen-Orient soutenaient le régime Nasser. Au Royaume-Uni, il y avait une opposition de masse. Le gouvernement américain voyait ses intérêts régionaux menacés, et exigeait la fin de l’invasion, allant jusqu’à imposer des sanctions économiques contre le Royaume-Uni. Ces trois gouvernements se sont vus forcés à une retraite humiliante. Au même moment, des tanks soviétiques parcouraient la Hongrie pour y réprimer la révolution politique qui y était en cours.

Contrôle étatique de l’économie

Nasser est sorti du conflit avec la réputation d’un dirigeant qui osait défier l’impérialisme – au contraire de tous les pseudo-nationalistes bourgeois qu’il avait remplacé. Il a immédiatement nationalisé les banques et entreprises françaises et britanniques. Deux mois plus tard, le reste du secteur bancaire et des compagnies d’assurance était nationalisé.

Après l’échec du secteur privé à investir entre 1952 et 1956, la plupart de l’industrie, des entreprises commerciales et des autres services ont été nationalisés. Puis on est passé au contrôle étatique sur le commerce avec l’étranger, à la taxation progressive et à la confiscation de la propriété des 600 plus riches familles du pays. L’investissement d’État a renforcé l’industrie, dont la part dans le PIB est passée de 10% en 1952, à 20% en 1962. Le barrage d’Assouan a été terminé en 1968, triplant la production d’électricité.

Entre 1952 et 1967, les salairs reéls ont augmenté de 44%, sans compter les subsides sur l’alimentation, la réduction du temps de travail, et la sécurité sociale. L’enseignement primaire est devenu gratuit en 1956, de même que l’enseignement secondaire en 1962, lorsque l’on garantissait à tous les diplômés un emploi dans le secteur public. Le nombre d’étudiants s’est accru de 8% par an entre 1952 et 1970. Le nombre d’employés d’État est passé de 350 000 en 1952 à 1,2 million en 1970, puis 1,9 millions en 1978.

Ces mesures reflétaient l’équilibre des forces au niveau mondial ainsi qu’en Égypte. Le monde connaissait alors une période sans précédent de croissance écononique quasi ininterrompue et d’une ampleur jamais vue auparavant. Après la débacle de Suez, l’impérialisme était incapable d’intervenir en Égypte. La Russie stalinienne soutenait ce régime qui ressemblait tant au sien.

En 1957, le contrôle étatique a transformé les syndicats en une de ses institutions ; les dirigeants syndicaux étaient grassement rémunérés pour empêcher toute organisation ou lutte ouvrière indépendante. Aucun élément de contrôle ouvrier ou de démocratie ouvrière n’était autorisé, sans lesquels le socialisme authentique ne peut exister. L’opposition était brutalement réprimée, y compris le Parti communiste. Les petits-bourgeois qu’étaient les Officiers libres trouvaient très attirante l’absence de droits démocratiques qui leur accordait un pouvoir sans conteste.

Malgré le fait que le régime se décrivait comme étant du “socialisme arabe”, le capitalisme survivait en Égypte, bien que sous une forme déformée. Le capitalisme égyptien avait été trop faible pour se développer sans une intervention étatique massive. Sadate et Moubarak ont plus tard lancé des privatisations sans pour autant changer la nature de l’État – les secteurs clés de l’économie étant alors repris par des chefs de l’état-major et par des proches de Moubarak.

Le nationalisme arabe

En 1919, le Royaume-Uni, la France et la Turquie avaient redessiné entre eux la carte du Moyen-Orient, reflétant leurs propres intérêts impérialistes. L’appel au “pan-arabisme” qui embrassait l’ensemble de la région était en partie une réaction à ces États créés de manière artificielle, et aussi face au terrible héritage laissé par l’exploitation capitaliste. Nasser a utilisé le nouveaux média de cette période, la radio, pour obtenir une audience de masse à travers l’ensemble du Moyen-Orient. La Voix des Arabes, une station radio basée au Caire, lancée en 1953, surmontait les frontières nationales et l’analphabétisme, diffusant les idées du nationalisme arabe directement par-dessus la tête des autres gouvernements.

En 1957, la Syrie traversait une profonde crise politique ; sa classe capitaliste était faible et incapable de gérer le pays. Les deux partis les plus influents étaient le Baas (Renaissance) et le Parti communiste (PC). Le PC, comme tous les autres partis staliniens, ne proposait ni un programme d’action indépendante de la classe ouvrière ni le socialisme. Ces deux partis espéraient pouvoir récupérer une partie de la popularité de Nasser, et l’ont approché avec des plans visant à unifier les deux pays. Les chefs de l’état-major syrien étaient eux aussi en faveur de ce plan. Parmi les conditions de Nasser pour l’unification, se trouvaient le démantèlement de tous les partis politiques, à part un parti unique contrôlé par l’État.

C’est ainsi qu’a été fondée la République arabe unie (RAU), en 1958, renforçant encore plus la réputation de Nasser à travers l’ensemble du monde arabe. L’impact de cette union a mené la même année à la révolution en Iraq, et a presque causé la chute des gouvernements au Liban et en Jordanie.

Cependant, aucun autre État n’a rejoint la RAU, et la Syrie a fini par la quitter après trois ans. Le programme de réforme agraire avait mis en colère les propriétaires terriens syriens, tandis que les capitalistes syriens refusaient les nationalisations. Les politiciens et les officiers militaires étaient mécontents de leur exclusion du pouvoir. La classe ouvrière, les ouvriers agricoles et les paysans n’avaient pas le droit de former leurs propres organisations et n’avaient aucun contrôle démocratique sur l’État.

Un véritable État ouvrier aurait obtenu un soutien de masse grâce à la hausse du niveau de vie, à des programmes en faveur de l’éducation et d’une sécurité sociale. Une fédération d’États socialistes démocratiques aurait pu devenir un exemple éclatant pour l’ensemble du monde arabe. Mais un régime bureaucratique sans droits démocratiques et qui ne rompait pas pleinement avec le capitalisme était incapabe de surmonter les contradictions de l’État-nation. Chaque classe dirigeante mettait ses propres intérêts égoïstes avant tout.

Après l’échec de la RAU, Nasser s’est encore plus tourné en direction de l’Union soviétique, avec encore plus de nationalisations. En 1962, une charte nationale définissait les objectifs de la révolution : “Liberté, socialisme, unité arabe”. Le parti officiel d’État a été renommé “Union socialiste arabe”, dont une partie allait en 1976 devenir le Parti national démocratique, qui allait constituer la base des régimes de Sadate et de Moubarak. (En novembre dernier, toute une série d’hommes d’affaires ont payé d’immenses sommes pour pouvoir devenir candidats du PND aux élections à la soi-disant assemblée populaire, sachant que le fait d’être élu les aiderait à obtenir des contrats gouvernementaux).

Nasser soutenait la révolution algérien contre le régime colonial français, puis a soutenu en 1962 le renversement de la famille royale yéménite. Près de la moitié de l’armée égyptienne a été envoyée pour se battre au Yémen, où elle a subi de lourdes pertes pendant les cinq années suivantes. Sans un appel de classe envers les travailleurs et les pauvres, lié à un programme socialiste incluant la redistribution des terres et des droits démocratiques, les troupes égyptiennes se sont retrouvées embourbées dans une sanglante guerre civile.

Cette intervention a été suivie en 1967 par la guerre de Six Jours contre Israël qui s’est soldée par une lourde défaite militaire, vu l’ampleur des pertes subies par les forces armées égyptiennes lors de leur intervention prolongée au Yémen. Pendant les tous premiers jours de cette guerre, le gouvernement égyptien a maintenu toute une série d’histoires concernant ses prouesses militaires, même alors que l’ensemble sa force aérienne avait été détruite et que son armée avait subi d’importants dommages.

Nasser a assumé la pleine responsabilité de ses actes et a démissionné. Mais une manifestation de masse au Caire a demandé qu’il reste. Pendant 17 heures, les gens ont refusé de quitter les rues, jusqu’à ce qu’il retire sa démission. Toutefois, il n’a jamais pu regagner l’autorité dont il jouissait auparavant auprès des masses arabes. Des émeutes d’étudiants ont éclaté en 1968, en guise de protestation contre les responsables de la défaite militaire, mais reflétant aussi un mécontentement plus profond.

Néamoins, lorsque Nasser est décédé en 1970, on estime à dix millions le nombre de gens qui sont descendus dans les rues pour assister à son enterrement. L’héritage de Nasser persiste, avec la nostalgie des années d’anti-impérialisme, de hausse du niveau de vie et d’amélioration de l’éducation.

Le nassérisme de nos jours

À l’époque, l’idée du socialisme bénéficiait d’un soutien large parmi les travailleurs, les pauvres et les jeunes partout dans le monde. Malgré le fait qu’il utilisait le mot “socialisme”, Nasser jouait en fait sur la rivalité entre l’impérialisme occidental et les États ouvriers déformés staliniens. Sans l’implication de la classe ouvrière, accompagnée des pauvres ruraux et urbains, le socialisme authentique ne peut être construit. Au lieu de ça, la voie était pavée pour les contre-réformes de Sadate et de Moubarak, basées sur le fait de donner un plus grand rôle au marché capitaliste.

La population égyptienne est plus de deux fois plus grande qu’elle ne l’était dans les années ’60. La classe ouvrière est beaucoup plus grande, incluant de nombreuses personnes qui travaillent dans des usines géantes employant des milliers de personnes. La plupart vivent maintenant dans des villes. Il y a aujourd’hui une base bien plus forte qu’il y a un demi-siècle pour la fondation d’un socialisme démocratique dirigé par la classe ouvrière, et soutenu par les pauvres ruraux et urbains.

La situation internationale en 2011 est complètement différente. L’Union soviétique a disparu, laissant la place à un monde dominé par une seule superpuissance. Mais les États-Unis et le capitalisme mondial ne sont plus dans la situation de pleine croissance longue de 25 ans qu’ils ont connue dans les années ’50 et ’60. Bien au contraire, ils se trouvent au beau milieu de la pire crise financière qu’ils aient connue depuis les 80 dernières années. Il n’y a aucune possibilité pour le développement rapide d’un nouveau gouvernement égyptien capable de fournir des emplois et de rehausser le niveau de vie, s’il demeure dans le cadre du capitalisme.

L’idée de pan-arabisme a elle aussi changé. Bien qu’un fort sentiment de solidarité ait poussé la vague révolutionnaire partie de Tunisie à se propager à travers l’ensemble de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, les pays qui ont été formés de manière artificielle par les impérialistes européens il y a maintenant près d’un siècle ont depuis développé chacun leur propre identité nationale. Les manifestants brandissent leurs drapeaux nationaux, symbolisant leur désir de récupérer leur État qui se trouve entre les mains de dictateurs corrompus. Plutôt qu’un État arabe unifié tel que Nasser a tenté de le bâtir, une fédération démocratique d’États socialistes recevrait maintenant un large soutien à travers l’ensemble de la région. Mais l’idée du socialisme est aujourd’hui moins populaire, en conséquence de l’effondrement du stalinisme et de toutes ses retombées. La tâche des socialistes est de rebâtir ce soutien en le liant à un programme qui réponde à l’ensemble des problèmes auxquels sont aujourd’hui confrontés les travailleurs, les pauvres et les jeunes.

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