La “zone d’exclusion aérienne” et la gauche

Les puissances impérialistes ont mis en place une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Libye afin de protéger leurs propres intérêts économiques et stratégiques et de restaurer leur prestige endommagé. Il est incroyable de voir que certaines personnes de la gauche marxiste soutiennent cette intervention militaire.

Peter Taaffe – article paru dans Socialism Today, le magazine mensuel du Socialist Party (CIO – Angleterre et Pays de Galles)

La guerre est la plus barbare de toutes les activités humaines, dotée comme elle l’est dans l’ère moderne de monstrueuses armes de destruction massive. Elle met aussi à nu la réalité des relations de classe, nationalement et internationalement, qui sont normalement obscurcies, cachées sous des couches d’hypocrisie et de turpitude morale des classe dirigeantes. Elle est l’épreuve ultime, au côté de la révolution, des idées et du programme, non seulement pour la bourgeoisie, mais égalemet pour le mouvement ouvrier et pour les différentes tendances en son sein.

La guerre en cours en ce moment en Libye – car c’est bien de cela qu’il s’agit – illustre clairement ce phénomène. Le capitalisme et l’impérialisme, déguisés sous l’étiquette de l’“intervention militaire à but humanitaire” – totalement discréditée par le massacre en Irak – utilisent ce conflit pour tenter de reprendre la main. Pris par surprise par l’ampleur de la révolution en Tunisie et en Égypte – avec le renversement des soutiens fidèles de Moubarak et de Ben Ali – ils cherchent désespérément un levier afin de stopper ce processus et avec un peu de chance de lui faire faire marche arrière.

C’est le même calcul qui se cache derrière le massacre sanglant au Bahreïn, perpétré par les troupes saoudiennes, avec un large contingent de mercenaires pakistanais et autres. Aucun commentaire n’est parvenu du gouvernement britannique quant aux révélations parues dans l’Observer au sujet d’escadrons de la mort – dirigés par des sunnites liés à la monarchie – et au sujet de la tentative délibérée d’encourager le sectarisme dans ce qui avait auparavant été un mouvement non-ethnique uni. Les slogans des premières manifestations bahreïniennes étaient : « Nous ne sommes pas chiites ni sunnites, mais nous sommes bahreïniens ».

De même, les “dirigeants du Labour” – menés par le chef du New Labour Ed Miliband, qui a promis quelque chose de “différent” par rapport au régime précédent de Tony Blair – sont maintenant rentrés dans les rangs et soutiennent la politique de David Cameron en Libye et l’imposition de la zone d’exclusion aérienne. 

Il est incroyable de constater que cette politique a été acceptée par certains à gauche, y compris quelques-uns qui se revendiquent du marxisme et du trotskisme. Parmi ceux-ci, il faut inclure Gilbert Achar, qui a écrit des livres sur le Moyen-Orient, et dont le soutien à la zone d’exclusion aérienne a au départ été publié sans aucune critique dans International Viewpoint, le site internet du Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale (SUQI). Son point de vue a toutefois été répudié par le SUQI par après.

Mais on ne peut par contre pas qualifier d’ambigüe la position de l’Alliance pour la liberté des travailleurs (Alliance for Workers’ Liberty, AWL). Les cris stridants de cette organisation, en particulier dans ses critiques d’autres forces de gauche, sont en proportion inverse de ses faibles forces et de son influence encore plus limitée au sein du mouvement ouvrier. L’AWL a même cité Leon Trotsky pour justifier l’intervention américaine avec la zone d’exclusion aérienne. Un de leurs titres était : « Libye : aucune illusion dans l’Occident, mais l’opposition “anti-intervention” revient à abandonner les rebelles » Un autre titre impayable était : « Pourquoi nous ne devrions pas dénoncer l’intervention en Libye » (Workers Liberty, 23 mars).

Ces derniers exemples sont en opposition directe avec l’essence même du marxisme et du trotskisme. Celle-ci consiste à insuffler dans la classe ouvrière et dans ses organisations une indépendance de classe complète par rapport à toutes les tendances de l’opinion bourgeoise, et à prendre les actions qui en découlent. Ceci s’applique à toutes les questions, en particulier pendant une guerre, voire une guerre civile, ce dont le conflit libyen comporte clairement des éléments.

Il n’y a rien progressiste, même de loin, dans la tentative des puissances impérialistes que sont le Royaume-Uni ou la France de mettre en place une zone d’exclusion aérienne. Les rebelles de Benghazi ne sont que menue monnaie au milieu de leurs calculs. Hier encore, ces “puissances” embrassaient Mouammar Kadhafi, lui fournissaient des armes, achetaient son pétrole et, via Tony Blair, visitaient sa “grande tente” dans le désert et l’accueillaient au sein de la “communauté internationale”. Ce terme est un complet abus de langage, tout comme l’est l’idée des Nations-Unies, utilisée à cette occasion en tant qu’écran derrière lequel cacher que l’intervention en Libye avait été préparée uniquement en faveur des intérêts de classe crus de l’impérialisme et du capitalisme.

Il ne fait aucun doute qu’il y a des illusions parmi de nombreux jeunes et travailleurs idéalistes qui attendent de telles institutions qu’elles résolvent les problèmes que sont les guerres, les conflits, la misère, etc. Certains sont également motivés dans leur soutien à la zone d’exclusion aérienne parce qu’ils craignaient que la population de Benghazi serait massacrée par les forces de Kadhafi. Mais les Nations-Unies ne font que rallier les nations capitalistes, dominées de manière écrasante par les États-Unis, afin de les faire collaborer lorsque leurs intérêts coïncident, mais qui sont de même fort “désunis” lorsque ce n’est pas le cas. Les guéguerres de positionnement et les querelles entre les différentes puissances impérialistes quant à l’intervention libyenne illustre bien ceci.

Éparpillement américain et incertitude

Les révolutions au Moyen-Orient et en Afrique du Nord ont tout d’abord révélé l’incertitude – voire la paralysie – de la plus grande puissance impérialiste au monde, les États-Unis, quant à l’intervention adéquate. L’administration de Barack Obama a été forcée de tenter de se distinguer de la doctrine de George Bush d’un monde unipolaire dominé par l’impérialisme américain, avec son écrasante puissance militaire et économique. Les USA conservent toujours cet avantage militaire comparés à leurs rivaux, mais il est maintenant sapé par l’afaiblissement économique des États-Unis.

Il y a aussi le problème de l’Afghanistan et la peur que cela ne mène à un éparpillement militaire. C’est ce qui a contraint Robert Gates, le secrétaire à la défense américain, à dès le départ déclarer son opposition – et, on suppose, celle de l’ensemble de l’état-major américain – par rapport à l’utilisation de troupes américaines terrestres où que ce soit ailleurs dans le monde. Il a aussi affirmé être “certain“ qu’Obama n’autoriserait aucune troupe au sol américaine à intervenir en Libye. Il a souligné cela lors de son interview où il se déclarait “dubitatif par rapport aux capacités des rebelles”, décrivant l’opposition comme n’étant en réalité rien de plus qu’un groupe disparate de factions et sans aucun véritable “commandemet, contrôle et organisation”. (The Observer du 3 avril).

Obama, a sur le champ cherché à formuler une nouvelle doctrine diplomatique militaire, en ligne avec la nouvelle position des États-Unis sur le plan mondial. Il a tenté de faire une distinction entre les intérêts “vitaux” et “non-vitaux” de l’impérialisme américain. Dans les cas “vitaux”, les États-Unis agiront de manière unilatérale si la situation le requiert. Cependant les États-Unis, a-t-il proclamé de manière arrogante, ne sont plus le “gendarme du monde”, mais agiront dans le futur en tant que “chef de la gendarmerie” mondiale. Ceci semble signifier que les États-Unis accorderont leur soutien et seront formellement à la tête d’une “coalition multilatérale” tant que cela ne signifie pas le déploiement effectif et automatique des troupes.

Malgré cela, la pression qui s’est effectuée pour empêcher un “bain de sang” a obligé Obama à signer une lettre publique avec Nicolas Sarkozy et Cameron, déclarant que ce serait une “trahison outrageuse” si Kadhafi restait en place et que les rebelles demeuraient à sa merci. La Libye, ont-ils déclaré, menace de devenir un “État déchu”. Ceci semble jeter les bases pour un nouveau saut périlleux, en particulier de la part d’Obama, qui verra l’emploi de troupes terrestres si nécessaire. Lorsqu’il a été incapable d’intervenir directement, à cause de l’opposition domestique par exemple, l’impérialisme n’a pas hésité à engager des mercenaires pour renverser un régime qui n’avait pas sa faveur ou pour contrecarrer une révolution. Telle était la politique de l’administration Ronald Reagan lorsqu’elle a employé des bandits soudards, les Contras, contre la révolution nicaraguayenne.

L’impérialisme a été forcé dans la dernière intervention par le fait que Kadhafi semblait sur le point de gagner ou, en tous cas, d’avoir assez de force militaire et de soutien résiduel pour pouvoir éviter une complète défaite militaire, à moins d’une invasion terrestre. Les rebelles ne tiennent que l’Est, et encore, une partie seulement. L’Ouest, dans lequel vivent les deux tiers de la population, est toujours en grande partie contrôlé par Kadhafi et par ses forces. Ce contrôle n’est pas uniquement dû à un soutien populaire par rapport au régime. Ses forces possèdent la plupart des armes, y compris des armes lourdes, des tanks, etc. Il a toujours surveillé l’armée régulière de peur qu’un coup d’État n’en provienne. Patrick Cockburn a écrit dans The Independant du 17 avril : « L’absence d’une armée professionnelle en Libye signifie que les rebelles ont dû se fier à de vieux soldats à la retraite depuis longtemps pour entraîner leurs nouvelles recrues». Kadhafi est aussi capable d’attirer un soutien de la part des tribus, de même que du capital politique qu’il a accumulé pour son régime grâce au bon niveau de vie en Libye (avant le conflit) par rapport aux autres pays de la région.

La révolution espagnole

De nombreux partisans de la zone d’exclusion aérienne ont pris cette position en supposant que l’impérialisme ne serait pas capable d’aller plus loin que ça. Mais que feront-ils si, comme on ne peut l’exclure, des troupes au sol sous une forme ou une autre sont déployées avec la complicité des puissances impérialistes que sont les États-Unis, la France et le Royaume-Uni ?

Lors du débat à la Chambre des Communes (House of Commons) du 21 mars, Miliband (le nouveau chef du Parti travailliste) a accordé un soutien enthousiaste pour l’action militaire de Cameron. Voilà encore une nouvelle confirmation de la dégénerescence politique du Labour Party, qui d’un parti à base ouvrière, est devenu une formation bourgeoise. Les rédacteurs de la classe capitaliste reconnaissent eux aussi platement cette réalité : « Il fut un temps où le Labour party était le bras politique de la classe ouvrière organisée. Tous les trois principaux partis constituent maintenant le bras politique de la classe capitaliste organisée. Ce phénomène n’est pas propre à la Grande-Bretagne. Presque chaque démocratie avancée, surtout les États-Unis, lutte pour contrôler le monde des affaires » (Peter Wilby, The Guardian du 12 avril).

Comparez seulement la position du dirigeant “travailliste” actuel avec celle de son prédécesseur Harold Wilson au moment de la guerre du Vietnam. Au grand regret de Lyndon Johnson, le président américain de l’époque, Wilson – bien qu’il n’aurait pas été contre l’idée de soutenir des actions militaires à l’étranger s’il avait cru pouvoir s’en tirer après coup – a refusé d’impliquer les troupes britanniques. Toute autre décision aurait provoqué une scission du Labour de haut en bas, ce qui aurait probablement mené à sa démission. En d’autres termes, il avait été forcé par la pression de la base du Labour et des syndicats à refuser de soutenir l’action militaire de l’impérialisme américain.

Aujourd’hui Miliband soutient Cameron, en provoquant à peine un froncement de sourcils de la part des députés Labour ou de la “base”. Il a invoqué le cas de l’Espagne pendant la guerre civile afin de justifier le soutien au gouvernement, déclarant ceci : « En 1936, un politicien espagnol est venu au Royaume-Uni afin de plaider notre soutien face au fascisme violent du général Franco, disant “Nous nous battons avec des bâtons et des couteaux contre des tanks, des avions et des fusils, et cela révolte la conscience du monde qu’un tel fait soit vrai” » (Hansard, 21 mars).

Le parallèle avec l’Espagne est entièrement faux. C’était alors une véritable révolution des travailleurs et des paysans pauvres qui se déroulait, avec la création (tout au moins au cours de la période initiale après juillet 1936) d’un véritable pouvoir ouvrier, de comités de masse et avec l’occupation des terres et des usines. L’Espagne était confrontée à une révolution sociale. Cette révolution a surtout été vaincue non pas par les forces fascistes de Franco, mais par la politique erronnée de la bourgeoisie républicaine qui a fait dérailler la révolution, aidée et soutenue par le Parti communiste sous les ordres de Staline et de la bureaucratie russe. Ceux-ci craignaient à juste titre que le triomphe de la révolution espagnole ne soit le signal de leur propre renversement.

Dans une telle situation, la classe ouvrière du monde entier se rassemblait pour soutenir la revendication d’envoyer des armes à l’Espagne. Alors l’impérialisme, et en particulier les puissances franco-anglaises, ont tout fait pour empêcher l’armement des travailleurs espagnols. Pourtant, le député Tory Bill Cash était entièrement d’accord avec Miliband pour affirmer qu’il y a en effet “un parallèle avec ce qui s’est passé en 1936”, et soutenait donc “l’armement de ceux qui résistent contre Kadhafi” à Benghazi. Cela n’est-il pas un indicateur de la nature politique de la direction actuelle à Benghazi et à l’Est, qui inclut d’anciens partisans de Kadhafi tels que l’ancien chef des forces spéciales Abdoul Fattah Younis ? Si la tendance au départ à Benghazi (des comités de masse avec la participation de la classe ouvrière) s’était maintenue, il n’y aurait maintenant pas la moindre question d’un soutien de la part des Tories de droite ! Miliband a donné une nouvelle justification pour son soutien de la zone d’exclusion aérienne : « Il y a un consensus international, une cause juste et une mission faisable… Sommes-nous réellement en train de dire que nous devrions être un pays qui reste sur le côté sans rien faire ? »

Aucune force de gauche sérieuse ne peut prôner une politique d’abstention lorsque des travailleurs sont soumis aux attaques meurtrières d’un dictateur brutal tel que Kadhafi. Il est clair qu’il fallait donner un soutien politique à la population de Benghazi lorsqu’elle a éjecté les forces de Kadhafi de la ville par une insurrection révolutionnaire – et ceci était la position du CIO dès le départ. Voilà une réponse suffisante pour ceux qui cherchent à justifier le soutien à l’intervention militaire de l’extérieur, sur base du fait que la population de Benghazi était sans défense. Les mêmes personnes ont utilisé les mêmes arguments au sujet de l’impuissance du peuple irakien qui se trouvait sous l’emprise d’un dictateur brutal pour justifier le bombardement puis l’invasion de l’Irak, avec les résultats criminels que nous voyons à présent. Mais cet argument a été mis en pièces par les révoltes des populations tunisienne et égyptienne qui ont écrasé les dictatures, sous leurs puissants millions.

Les gens de Benghazi ont déjà vaincu les forces de Kadhafi une fois. Cela a été réalisé lorsque des méthodes révolutionnaires ou semi-révolutionnaires ont été employées. Ces méthodes semblent maintenant avoir été reléguées à l’arrière-plan par des forces bourgeoises et petites-bourgeoises qui ont mis de côté les forces véritablement révolutionnaires. Sur base de comités ouvriers de masse, une véritable armée révolutionnaire – plutôt que le ramassis de soudards qui soutient le soi-disant “gouvernement provisoire” – aurait pu être mobilisée afin de capturer toutes les villes de l’Est et d’adresser un appel révolutionnaire aux habitants de l’Ouest, et en particulier à ceux de la capitale, Tripoli.

Il y a dans l’Histoire de nombreux exemples victorieux d’une telle approche, en particulier dans la révolution espagnole à laquelle Miliband se réfère mais qu’il ne comprend pas. Par exemple, après que les travailleurs de Barcelone aient écrasé l’insurrection fasciste de Franco en juillet 1936, José Buenaventura Durruti a formé une armée révolutionnaire qui a marché à travers la Catalogne et l’Aragon jusqu’aux portes de Madrid. Ce faisant, il a placé les quatre-cinquièmes de l’Espagne entre les mains de la classe ouvrière et de la paysannerie. C’était bel et bien une guerre “juste” de la part des masses qui défendaient la démocratie tout en luttant pour une nouvelle société socialiste, plus humaine. En outre, cette guerre bénéficiait d’un réel soutien international de la part de la classe ouvrière européenne et mondiale. Les critères utilisés par Miliband pour décider de ce qui est “juste” ou pas se situent dans le cadre du capitalisme et de ce qui est mieux pour ce système, et non pas pour les intérêts des travailleurs qui se trouvent dans une relation opposée et antagoniste par rapport à ce système, et de plus et plus aujourd’hui.

Le “deux poids, deux mesures” des puissances occidentales

Notre critère pour mesurer ce qui est juste et progressiste, y compris dans le cas de guerres, est de savoir dans quelle mesure tel ou tel événement renforce ou non les masses ouvrières, accroit leur puissance, leur conscience, etc. Tout ce qui freine cette force est rétrograde. L’intervention impérialiste capitaliste, y compris la zone d’exclusion aérienne, même si elle devait parvenir à ses objectifs, ne va pas renforcer le pouvoir de la classe ouvrière, ne va pas accroitre sa conscience de sa propre puissance, ne va pas la mener à se percevoir et à percevoir ses organisations comme étant le seul et véritable outil capable d’accomplir ses objectifs. Au lieu de ça, l’intervention attire l’attention des travailleurs de l’Est vers une force de “libération” venue de l’extérieur, abaissant ainsi le niveau de conscience des travailleurs de leur propre puissance potentielle.

Comme l’ont fait remarquer même les députés Tory lors du débat à la Chambre des Communes, Miliband semble complètement adhérer à la “doctrine Blair” – une intervention militaire soi-disant humanitaire en provenance de l’extérieur – dont il avait pourtant semblé se distancier lorsqu’il avait été élu dirigeant du Labour. Ceci revient à justifier les arguments de Blair comme ceux de Cameron concernant le où et quand intervenir dans le monde. Miliband s’est rabattu sur la vague affirmation suivante : « L’argument selon lequel parce que nous ne pouvons pas faire n’importe quoi, alors nous ne pouvons rien faire, est un mauvais argument ». “Nous” (c’est-à-dire l’impérialisme et le capitalisme) ne pouvons pas intervenir contre la dictature en Birmanie, ne pouvons pas hausser “notre” ton contre les attaques meurtrières de la classe dirigeante israélienne contre les Palestiniens de Gaza. “Nous” sommes muets face aux régimes criminels d’Arabie saoudite et du Bahreïn. Néanmoins, il est “juste” de “nous” opposer à Kadhafi – même si “nous” le serrions encore dans “nos” bras pas plus tard que hier – et d’utiliser “notre” force aérienne (pour le moment) contre lui et son régime.

C’est le journal “libéral” The Observer qui a fait la meilleure description de l’approche hypocrite arbitraire du capitalisme : « Pourquoi ce régime du Golfe (le Bahreïn) a-t-il le bénéfice du doute alors que d’autres dirigeants arabes n’y ont pas droit ? Il est clair qu’il n’est pas question d’intervenir au Bahreïn ou dans tout autre État où les mouvements de protestation sont en train d’être réprimés. L’implication en Libye ne laisse aucun appétit pour le moindre soutien actif, diplomatique ou militaire, pour les autres rébellions. S’il fallait choisir de n’attaquer qu’un seul méchant dans l’ensemble de la région, alors le colonel Kadhafi était certainement le meilleur candidat. » (The Observer du 17 avril)

Ce qui est par contre entièrement absent de cette argumentation, ce sont les véritables raisons derrière l’intervention en Libye, qui sont les intérêts matériels du capitalisme et de l’internationalisme, pour le pétrole avant tout – la Libye comporte quelques-unes des plus grandes réserves de toute l’Afrique. Certains ont nié cet argument – ils ont dit la même chose à propos de l’Irak. « La théorie de la conspiration pour le pétrole … est une des plus absurdes qui soit » affirmait Blair le 6 février 2003. Aujourd’hui, The Independant (19 avril) a publié un mémorandum secret de l’Office des affaires étrangères datant du 13 novembre 2002, à la suite d’une rencontre avec le géant pétrolier BP : « L’Irak comporte les meilleures perspectives pétrolières. BP meurt d’envie de s’y installer ».

Un soutien honteux pour l’intervention militaire

Tandis que la position de Miliband et de ses comparses n’est guère surprenante étant donné l’évolution droitière des ex-partis ouvriers et de leurs dirigeants, on ne peut en dire de même de ceux qui prétendent s’inscrire dans la tradition marxiste et trotskiste. Sean Matgamna de l’AWL cite même Trotsky pour justifier son soutien à l’intervention militaire en Libye : « Un individu, un groupe, un parti ou une classe qui reste “objectivement” à se curer le nez tout en regardant des hommes ivres de sang massacrer des personnes sans défense, est condamné par l’Histoire à se putréfier et à être dévoré vivant par les vers ». Dans ce passage tiré des écrits de Trotsky sur la guerre des Balkans avant la Première Guerre mondiale, celui-ci dénonce les porte-paroles du capitalisme libéral russe qui restaient silencieux face aux atrocités commises par la Serbie et la Bulgarie à l’encontre des autres nationalités.

Il ne justifiait pas le moins du monde le moindre soutien en faveur des dirigeants d’une nation contre l’autre. Cela est clair à la lecture de la suite de ce passage, que Matgamna ne cite pas : « D’un autre côté, un parti ou une classe qui se dresse contre chaque acte abominable où qu’il se produise, aussi vigoureusement et décidément qu’un organisme réagit pour protéger ses yeux lorsqu’ils sont menacés par une blessure externe – un tel parti ou classe est pur de cœur. Le fait de protester contre les outrages dans les Balkans purifie l’atmosphère sociale dans notre propre pays, élève le niveau de conscience morale parmi notre propre population… Par conséquent, une opposition obstinée contre les atrocités ne sert pas seulement l’objectif d’autodéfense morale au niveau de l’individu ou du parti, mais également l’objectif de sauvegarde politique de notre peuple contre l’aventurisme caché sous l’étendard de la “libération”. »

Le dernier point de cette citation ne peut être à tout le moins compris qu’allant à l’encontre de la position de l’AWL, qui soutient l’intervention impérialiste cachée sous l’étendard trompeur de la “libération”. Et pourtant, nous trouvons ici l’affirmation surprenante selon laquelle : « La soi-disant gauche s’emmêle encore une fois dans un faux dilemme politique : la croyance selon laquelle il est obligatoire de s’opposer de manière criarde à l’“intervention libérale” franco-britannique en Libye au sujet de chacun de ses actes (ou au moins de chacun de ses actes militaires), sans quoi cela reviendrait à lui accorder un soutien général. En fait, ce dilemme n’est que de leur propre invention ». Tentant de trouver la quadrature du cercle, Matgamna ajoute ensuite que : « Bien entendu, les socialistes n’accordent aucun soutien aux gouvernements et aux capitalistes au pouvoir au Royaume-Uni, en France et aux États-Unis, ni aux Nations-Unies, ni en Libye, ni nulle part ailleurs ».

Même un enfant de dix ans se rendrait compte que le fait de soutenir la moindre forme d’action militaire est une forme de “soutien politique actif”. L’AWL prétend pouvoir nettement séparer le soutien pour ce type d’action des perspectives plus globales concernant les puissances qui entreprennent ce type d’action. Mais elle agit dans la pratique comme un défenseur de la France et du Royaume-Uni : « L’ONU, se servant du Royaume-Uni et de la France, a fixé des objectifs très limités en Libye. Il n’y a aucune raison de croire que les “Grandes Puissances” veulent occuper la Libye ou sont occupées à quoi que ce soit d’autre que d’effectuer une opération de police internationale limitée sur ce qu’elles perçoivent comme constituant la “frontière sud” de l’Europe ». L’AWL ajoute même gratuitement que : « Les âpres leçons du bourbier iraqien sont encore très vives dans la mémoire de ces puissances ». Et poursuit avec ceci : « Au nom de quelle alternative devrions-nous leur dire de ne pas utiliser leur force aérienne pour empêcher Kadhafi de massacrer un nombre incalculable de ses propres sujets ? Voilà quelle est la question décisive dans de telles situations ». Et quiconque ne s’aligne pas sur ce non-sens est selon l’AWL un pacifiste incorrigible.

Pour montrer à quel point ces annonciateurs “trotskistes” sont éloignés de la réelle position de Trotsky par rapport à la guerre, regardons sa position au cours de la guerre civile espagnole concernant la question du budget militaire du gouvernement républicain. Max Shachtman, qui était en ce temps un de ses partisans, s’est opposé à Trotsky qui défendait en 1937 le fait que : « Si nous avions un membre dans le Cortes [le parlement espagnol], nous voterions contre le budget militaire de Negrin ». Trotsky a écrit que l’opposition de Shachtman à sa position « m’a étonné. Shachtman était prêt à exprimer sa confiance dans le perfide gouvernement Negrin ».

Il a plus tard expliqué que : « Le fait de voter en faveur du budget militaire du gouvernement Negrin revient à lui donner un vote de confiance politique… Le faire serait un crime. Comment expliquer notre vote aux travailleurs anarchistes ? Très simplement : Nous n’accordons pas la moindre confiance en la capacité de ce gouvernement à diriger la guerre et à assurer la victoire. Nous accusons ce gouvernement de protéger les riches et d’affamer les pauvres. Ce gouvernement doit être broyé. Tant que nous ne serons pas assez forts que pour le remplacer, nous nous battrons sous son commandement. Mais en toute occasion, nous exprimerons ouvertement notre méfiance à son égard : voici la seule possibilité de mobiliser les masses politiquement contre ce gouvernement et de préparer son renversement. Toute autre politique constituerait une trahison de la révolution » (Trotsky, D’une égratignure au risque de gangrène, 24 janvier 1940). Imaginons maintenant à quel point Trotsky dénoncerait le soutien honteux de l’AWL à l’intervention impérialiste en Libye aujourd’hui.

Une position de classe indépendante

On reste sans voix devant le fait que l’AWL, avec son apologie de l’intervention impérialiste, prétende défendre par-là une “politique ouvrière indépendante”. Mais il n’y a pas le moindre atome de position indépendante de classe dans son approche. Nous nous opposons à l’intervention militaire, tout comme s’y sont opposées les masses de Benghazi au cours de la première période. Les slogans sur les murs proclamaient en anglais : « Non à l’intervention étrangère, les Libyens peuvent se débrouiller par eux-mêmes ». En d’autres termes, les masse avaient un instinct de classe bien plus solide, une suspicion par rapport à toute intervention militaire extérieure, en particulier par les puissances qui dominaient autrefois la région – le Royaume-Uni et la France. Elles craignaient à juste titre que la zone d’exclusion aérienne, malgré les grands discours proclamant le contraire, ne mènent à une invasion, comme cela a été le cas en Irak.

Cela signifie-t-il que nous nous contentons de rester au niveau de slogans généraux, que nous restons passifs face à l’éventuelle attaque de Kadhafi sur Benghazi ? Non. Mais dans une telle situation, nous insistons sur la nécessité d’une politique de classe indépendante, sur le fait que les masses ne doivent avoir confiance qu’en leur propre force, et ne pas accorder le moindre crédit à l’idée que l’impérialisme agit pour le bien des masses. Il est tout à fait vrai que nous ne pouvons en aucun cas répondre à l’argument du massacre potentiel par des affirmations du style : “La triste réalité est que les massacres sont une caractéristique chronique du capitalisme. La gauche révolutionnaire est, hélas trop faible pour les empêcher » (Alex Callinicos, un des dirigeants du SWP britannique).

Les forces du marxisme peuvent être physiquement trop faibles pour empêcher des massacres – comme dans le cas du Rwanda par exemple. Nous sommes néanmoins obligés de défendre le fait que le mouvement ouvrier large adopte la position la plus efficace afin de défendre et de renforcer le pouvoir et l’influence de la classe ouvrière dans toute situation donnée. Par exempe, en Irlande du Nord en 1969, les partisans de Militant (prédécesseur du Socialist Party) se sont opposés à l’arrivée des troupes britanniques pour “défendre” les zones catholiques nationalistes de Belfast et de Derry contre l’attaque meurtrière des milices B-specials à prédominance loyaliste. Le SWP, bien qu’il l’ait plus tard nié, soutenait le débarquement des troupes britanniques. Lorsque les troupes sont arrivées, elles ont protégé ces zones des attaques loyalistes et ont été accueillies en tant que “défenseurs”. Mais, comme nous l’avions prédit, à partir d’un certain point ces troupes se transformeraient en leur contraire et commenceraient à être perçues comme une force de répression contre la minorité catholique nationaliste. Et c’est exactement ce qui s’est passé.

Toutefois, confrontés au massacre potentiel de la population catholique, nous n’avons pas adopté une position “neutre” ou passive. Dans notre journal Militant de septembre 1969, nous appelions à la création d’une force de défense unitaire ouvrière, au retrait des troupes britanniques, au démantèlement de la milice B-specials, à la fin des discriminations, à la création d’emplois, de logements, d’écoles, etc. pour tous les travailleurs. En d’autres termes, nous étions donc en faveur d’une unité de classe et pour que les travailleurs se basent sur leurs propres forces et non pas sur celles de l’État capitaliste. Une approche similaire, basée sur l’indépendance de classe la plus complète, et adaptée au contexte concret de la Libye et du reste de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, est la seule capable de mener à la victoire de la lutte des travailleurs dans une situation aussi compliquée.

Nous ne pouvons suivre Achar non plus, lorsqu’il dit : « Selon ma conception de la gauche, quiconque prétend appartenir à la gauche ne peut tout bonnement ignorer la demande de protection émanant d’un mouvement populaire, même de la part des ripoux impérialistes, lorsque le type de protection demandé n’en est pas un par lequel le contrôle sur leur pays peut être exercé. Aucune force progressiste ne peut se contenter d’ignorer la demande de protection provenant des rangs des insurgés ».

Il est erroné d’identifier “les insurgés”, qui provenaient au départ d’un authentique mouvement de masse – comme nous l’avons fait observer – à leur direction actuelle, bourrée d’éléments bourgeois et pro-bourgeois, y compris de renégats en provenance du régime de Kadhafi. Qui plus est, il est entièrement faux – comme certains l’ont fait – de comparer l’acceptation de la part de Lénine de nourriture et d’armes fournies par une puissance impérialiste pour en repousser une autre, sans aucune condition militaire ou politique liée, à un soutien à la zone d’exclusion aérienne. La question pour les marxistes n’est pas de ce qui est fait, mais de qui le fait, comment et pourquoi.

Défendre la révolution

Au final, l’objectif de l’intervention impérialiste est de sauvegarder sa puissance, son prestige et son revenu de la menace de la révolution qui se développe dans la région. Comme l’a bien expliqué un porte-parole de l’administration Obama, la principale source d’inquiétude n’est pas ce qui se passe en Libye, mais bien les conséquences que cela pourrait avoir en Arabie saoudite et dans les États du Golfe, où sont concentrées la plupart des réserves pétrolières desquelles dépend le capitalisme mondial. Les impérialistes considèrent une intervention victorieuse en Libye comme étant un rempart contre toute menace de révolution dans ces États et dans l’ensemble de la région. Ils sont aussi inquiets de l’influence régionale de l’Iran, qui s’est énormément accrue en conséquence de la guerre d’Irak.

La situation en Libye est extrêmement fluide. La manière dont se résoudra le conflit actuel est incertaine. En ce moment, il semble que cela se termine par une impasse, dans laquelle ni Kadhafi ni les rebelles ne sont capables de porter un coup décisif pour s’assurer la victoire dans ce qui est à présent une guerre civile prolongée. Ceci pourrait mener à une réelle partition du pays, ce qui est déjà le cas dans les faits. Dans cette situation, toutes les divisions tribales latentes – qui étaient en partie tenues en échec par la terreur du régime Kadhafi – pourraient remonter à la surface, créant une nouvelle Somalie au beau milieu de l’Afrique du Nord, avec toute l’instabilité que cela signifie, en particulier en ce qui concerne la lutte pour les réserves de pétrole de la Libye. D’un autre côté, l’impérialisme cherche désespérément à éviter de donner l’impression que Kadhafi ait obtenu une victoire partielle dans cette lutte, ce qui renforcerait la perception d’impuissance des puissances impérialistes à pouvoir décider de l’issue des événements.

Mais la responsabilité du mouvement ouvrier au Royaume-Uni et dans le monde est claire : opposition absolue à toute intervention impérialiste ! Que le peuple libyen décide de son propre destin ! Soutien maximum de la part de la classe ouvrière et du mouvement ouvrier mondial aux véritables forces de libération nationale et sociale en Libye et ailleurs dans la région, y compris sous la forme d’un approvisionnement en nourriture et en armes !

L’impérialisme ne sera pas capable d’arrêter la marche en avant de la révolution en Afrique du Nord et dans le Moyen-Orient. Certes, comme le CIO l’avait prédit, il existe une grande déception parmi les masses, qui estiment que les fruits de leurs victoires contre Moubarak et Ben Ali ont jusqu’ici été volées par les régimes qui les ont remplacés. L’appareil de sécurité et la machine d’État tant haïs qui existaient auparavant demeurent largement intacts, malgré les puissantes convulsions de la révolution. Mais ceux-ci sont en train d’être combattus par des mouvements de masse.

Les révolutions tiennent bon, et des millions de gens ont appris énormément de choses au cours du mouvement. Espérons que leurs conclusions mèneront à un renforcement de la classe ouvrière et au développement d’une politique de classe indépendant. Un tel renforcement serait symbolisé par le développement par les travailleurs de leurs propres organisations, de nouveaux et puissants syndicats et partis ouvriers, avec l’objectif de la transformation socialiste de la société, accompagnée par la démocratie en Libye et dans l’ensemble de la région.

Partager :
Imprimer :

Soutenez-nous : placez
votre message dans
notre édition de mai !

Première page de Lutte Socialiste

Votre message dans notre édition de mai