C’était il y a tout juste 50 ans : le 9 janvier 1961, la détermination reste entière

Le 9 janvier est un lundi, le début de la quatrième semaine de la guerre des classes qu’est cette grève générale. Celle-ci va-t-elle s’ essouffler ou prendre de l’ ampleur ? La réponse ne va pas tarder. Très tôt le matin, les piquets de grève sont en mouvement, ceux-ci sont plus virulents que les jours précédents. De nombreuses concentrations massives ont lieu : 40.000 manifestants à La Louvière, 15.000 à Huy, 25.000 à Charleroi. A Gand, la manifestation est toujours aussi nombreuse avec de nouveau 12.000 participants.

Cet article, ainsi que les autres rapports quotidiens sur la  »Grève du Siècle », sont basés sur le livre de Gustave Dache  »La grève générale insurrectionnelle et révolutionnaire de l’hiver 60-61 »

On apprend que le gouvernement a convoqué, à 4h30 durant la nuit, le comité ministériel de sécurité pour prendre des mesures d’ urgence en vue de prévenir toute action insurrectionnelle. En effet, les rapports reçus dans la nuit par les services de police et qui signalaient une série de sabotages en Wallonie ont brusquement fait craindre au gouvernement que l’insurrection ne soit entrée dans une phase active. L’ Etat bourgeois est sur ses gardes. Bien qu’il soit apparemment maître de la situation, il craint toujours une offensive prolétarienne spontanée.

Dans les régions rouges, des arrestations ont lieu ; une centaine à Mons, une trentaine à Charleroi, dans le but d’ entraver toute action insurrectionnelle et de démanteler les piquets de grèves. 3.000 soldats sont ramenés d’ Allemagne pour garder les endroits stratégiques afin de libérer les gendarmes de cette tâche en vue de concentrer et de mobiliser toutes les forces de répression pour faire face à d’ éventuelles actions insurrectionnelles de masse.

A Mons, la manifestation se déroule très nerveusement devant les bureaux des PTT occupés par l’armée. Une petite délégation des JGS de Charleroi se rend sur place, ils portent des calicots avec «contrôle ouvriers – JGS» et «les usines aux ouvriers – JGS» Sur la façade du bâtiment, un calicot («occupation militaire défense d’entrer, sinon on tire») a le don d’exciter les grévistes pour qu’ils tentent d’ en prendre le contrôle. Des gendarmes tentent de disperser des grévistes à l’ aide de grenades lacrymogènes, sans succès. L’armée tire alors en l’air pour empêcher les manifestants d’ entrer. Dans les régions où des manifestations ont lieu, des incidents éclatent à la vue des gendarmes, les travailleurs n’oublient pas que du côté des grévistes, il y a eu des morts et de nombreux blessés à Liège.

A La Louvière, la foule des manifestants est évaluée à 40.000 grévistes. Deux délégations de grévistes flamands se trouvent au premier rang de la manifestation. La présence de ces camarades Anversois et Gantois venus confirmer leur solidarité avec leurs camarades wallons est très significative de la volonté de lutte des travailleurs flamands. Le meeting prévu par L’Action Commune Socialiste se déroule dans un tel enthousiasme et une telle ambiance de lutte que l’on se demande si l’on en était bien dans la quatrième semaine de grève générale.

André Renard prend la parole en disant : «Pas de compromis sur la Loi Unique» et envisage à nouveau, cela devient une rengaine, l’abandon de l’ outil. En terminant son discours, il pose une question à la foule de grévistes qui sont dans leur 21ième jour de grève : «Et si c’ était à refaire, le referiez-vous ?» Par un immense «oui», la foule répond comme un seul homme. Les grévistes scandent à nouveau : « A Bruxelles ! », « A Bruxelles ! » mais, là pas plus qu’ailleurs, ils ne reçoivent aucune réponse positive de leurs dirigeants.

C’est à Charleroi que le rassemblement est le plus mouvementé, 25.000 grévistes sont réunis ce 9 janvier au Stade du Sporting, où se tient le meeting. Arthur Gailly, président régional de la FGTB, se fait copieusement huer par la foule de grévistes, qui attend des mots d’ordre d’ action. Et qui scande avec insistance : « Renard, Renard ! » Le journal « Le Peuple » du mardi 10 janvier 1961 rapporte qu’ un grand calicot portant l’ inscription :«Nous voulons Renard à Charleroi» avait été déployé par des travailleurs.

Il faut rappeler que Charleroi est le seul arrondissement industriel wallon où André Renard n’ a pas été invité à venir prendre la parole pendant la grève générale, et ce malgré la volonté exprimée à plusieurs reprises par d’ importantes sections professionnelles comme le SETCA et la CGSP. L’opposition entre les dirigeants des deux tendances wallonnes, Arthur Gailly et André Renard, a vite pris un aspect spectaculaire lorsque la grève générale a éclaté. Il s’ agissait de part et d’ autre d’une question de prestige, ce qui a dicté à Arthur Gailly son opposition à la venue d’ André Renard à Charleroi.

Mais en fait, il ne s’ agissait pas que d’ une question de prestige personnel. En effet, il y a eu en Wallonie deux stratégies opposées : ceux qui, comme Arthur Gailly, voulaient préserver l’unité nationale dans le cadre de l’ Action Commune Socialiste en n’ allant pas au-delà du retrait de la Loi Unique et ceux qui, comme André Renard, se sont isolés au sein de la FGTB nationale. L’introduction du fédéralisme dans les objectifs de la grève générale a brusqué les évènements. Les représentants de la tendance d’ Arthur Gailly n’ y sont pas hostiles au départ, mais ils veulent éviter que cette revendication, mise en avant en pleine grève générale, ne donne l’ impression aux grévistes flamands qu’ils se séparent d’ eux.

Il y a aussi un autre aspect qu’il ne faut pas négliger, c’ est qu’à Charleroi on sait que A. Gailly et les représentants des métallurgistes ont plutôt freiné l’action des grévistes qu’ils ne l’ont stimulée. Gailly s’ est aussi toujours opposé à la venue de Renard. Beaucoup de grévistes attribuent sa modération pendant le conflit au fait qu’il cumulait les mandants politiques et syndicaux et qu’il était plus soumis à la discipline du PSB qu’à celle de la FGTB Wallonne.

Pour beaucoup de grévistes de la base, les divergences de stratégie entre l’aile gauche et l’aile droite au sein du mouvement syndical FGTB ne sont certainement pas perçues avec toutes les implications qu’elles comportent. Toute l’énergie de ceux-ci est alors surtout engagée dans une lutte difficile et pénible. Pour beaucoup de travailleurs, A. Renard symbolise l’ aile gauche de l’ appareil de la FGTB nationale, tandis que A. Gailly représente l’ aile droite. Dans un conflit aussi important et aussi dur, il est tout à fait naturel pour la grande masse de la classe ouvrière de s’ appuyer ou de s’accrocher sur ce qu’il y a de plus à gauche dans la lutte.

D’ailleurs, les grévistes sont pleinement conscients que certains réformistes de droite comme Louis Major, le président national de la FGTB, Smets et Gailly se contentent de canaliser le mouvement sans en favoriser l’extension. Ils attendent que le mouvement perde de sa force et de sa vitesse, ils freinent l’élan de lutte des grévistes autant qu’ils le peuvent. Mais il n’est pas seulement question de rivalités personnelles. Si André Renard est interdit à Anvers et à Charleroi, c’est surtout que sa venue risque de donner une nouvelle impulsion à la grève générale.

Au rassemblement, Gailly se fait à nouveau huer, siffler mais, imperturbable, il continue son exposé où il fait le procès de la Loi Unique. Il est encore interrompu, cette fois par un groupe de militants JGS qui scande avec conviction : « A Bruxelles, à Bruxelles ! », ce qui est repris énergiquement par la foule des grévistes, avec une puissance immense qui fait trembler tout le stade du pays noir. Ignorant complètement la volonté des grévistes et comme s’ il était devenu sourd, A. Gailly continue de parler. A un certain moment, les grévistes perdent patience, ils ne veulent plus écouter l’orateur et sa rengaine contre la Loi Unique, qu’ils connaissent d’ ailleurs par cœur ; ils veulent de l’ action tout de suite.

Devant les 25.000 grévistes réunis au sporting de Charleroi, Gailly affirme «jamais de ma carrière de militant syndical, je n’ ai connu une grève aussi complète et aussi réussie que celle-ci. C’est une bataille de classe qui s’ est engagée.» Mais ce n’ est pas parce qu’à la fin de son discours la foule réclame la marche sur Bruxelles qu’il va répondre à cette demande, qui pourtant fait l’ unanimité parmi les grévistes. A défaut de recevoir des dirigeants de la FGTB des mots d’ordre d’ action, ceux-ci, excédés, décident de quitter le stade en scandant à nouveau « A Bruxelles, à Bruxelles ! » et entonnent en sortant une vibrante Internationale. A la sortie, des travailleurs et le groupe des JGS discutent et manifestent leur mécontentement envers les bureaucrates syndicaux de la FGTB qui refusent le combat. Les JGS scandent : «Dussart avec nous, Dussart avec nous». Une fois sorti du stade, Dussart rejoint le groupe de militants JGS qui l’attendait. Ensemble, ils prennent la tête de la manifestation spontanée, suivis par au moins 10.000 travailleurs.

Celle-ci n’ avait pourtant pas été prévue par la FGTB régionale. C’est dans un climat de frustration et de colère que les grévistes défilent, brisant les vitres des journaux de « La Nouvelle Gazette » et du « Rappel » – ce dernier étant soupçonné d’ avoir fourni à la police des photos de grévistes en pleine action. Aux journaux catholique et libéral, à « Notre Maison », siège de la CSC, aux bureaux des Verreries, les vitres volent également en éclats. Le cortège se termine devant les portes de la prison de Charleroi, où les manifestants réclament la libération des grévistes en scandant : «Libérez les grévistes», «Libérez les grévistes». Les manifestants n’ obtiennent évidemment pas satisfaction et brisent les vitres de la prison. Selon « Le Drapeau Rouge », plus de deux mille grévistes sont alors emprisonnés dans l’ ensemble du pays.

Pendant que se déroulent de grandes manifestations, le gouvernement continue et accentue sa pression contre les grévistes des services publics. Les menaces du gouvernement sont très lourdes de conséquences. Dans une partie de la Flandre, dans les régions moins industrialisées et dans le Brabant, il y a une tendance à la reprise. Le gouvernement décide de prendre des mesures disciplinaires contre les enseignants en grève. Pourtant, la grève générale reste solide dans les bastions comme à Liège, Charleroi, dans le Centre, le Borinage, à Gand et à Anvers, ravivée par les impressionnantes et imposantes manifestations qui se sont déroulées ce lundi, signe que la classe ouvrière dans son ensemble ne faillit pas, mais au contraire reste largement mobilisée et prête au combat d’affrontement généralisé.

Pour la première fois, le PSB désavoue publiquement et catégoriquement les actes de violences qui ont surgi pendant les dernières manifestations, accédant ainsi à un désir de la droite réactionnaire qui voyait dans cette condamnation un préambule indispensable à toute reprise de négociations.

Les nouvelles mesures de répression policières prises par le gouvernement, l’ accentuation des arrestations, mettent virtuellement le pays en état de siège. La police en civil prête main forte à la gendarmerie. Autant le PSB est rapide pour désavouer publiquement les actes de violence qui ont surgi pendant les dernières manifestations, autant concernant les actes d’ agressions caractérisées contre les grévistes de la part de la gendarmerie et de la BSR, c’est le silence le plus total. Aucune protestation non plus de la part du PSB face aux 243 grévistes arrêtés à Mons et à Charleroi. Ces mesures répressives et d’ arrestations du gouvernement sont une machination, pour tenter de démanteler les piquets.

D’autres mesures gouvernementales sont prises d’ urgence contre la vague croissante d’actes de sabotages. Pour la manifestation de La Louvière et la venue d’ André Renard, plusieurs autopompes, plusieurs mitrailleuses et plusieurs bulldozers ainsi que plus de 600 gendarmes en tenue de combat sont sur les lieux.

A Huy, jamais on n’ avait connu une telle concentration de masse. L’ agence Belga annonce qu’il y a eu 113 arrestations uniquement à Liège. Dans la nuit de dimanche à lundi, à Gilly, plusieurs rues ont été dépavées et un arbre a été mis en travers de la route rue des Aises. Deux arrestations sont opérées par la BSR à l’ issue d’ une bagarre. A Mons, certains bâtiments publics occupés par l’armée sont pourvus de panneaux avertissant le public : «toute manifestation hostile provoquerait une sanglante répression – on va tirer»

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