Thaïlande et chemises rouges : retour sur un mouvement d’ampleur.

Ces deux derniers mois, la Thaïlande a été le théâtre d’une lutte importante opposant les chemises rouges au gouvernement d’Abhisit. Ce face à face musclé s’est soldé par une répression féroce et par la mort de plus de 80 personnes ainsi que plus de 1.900 blessés. Neuf districts entier de Bangkok sont aujourd’hui déclarés zones sinistrées et la majorité des chemises rouges sont retournés dans leur région dans des convois supervisés par l’armée, sans aucune satisfaction concernant leurs revendications.

socialisme.be, Bangkok, le 26/05

Contexte succinct:

(Pour plus de détails, voir notre article précédent)

Aujourd’hui, la Thaïlande est un des pays d’Asie touché le plus frontalement par la crise économique mondiale. Ces dernières années, la situation économique et sociale des travailleurs et des masses paysannes n’a fait que se détériorer. Actuellement, ce sont des millions de Thaïlandais qui n’ont aucun accès aux soins de sante, à l’éducation (1.500 euros pour un semestre à l’université avec un salaire moyen d’une centaine d euros),…

Le gouvernement d’Abhisit est largement haï pour son caractère antidémocratique et pour la main mise de l’armée dans les décisions politiques du régime.

C est dans ce contexte que l’on doit comprendre la mobilisation importante de centaines de milliers de Thaïlandais derrière les mots d ordre des chemises rouges. Ceux ci appelaient en effet à des élections immédiates, à des mesures urgentes en faveur des paysans les plus pauvres et pour la fin des brutalités militaires.

Apres les divers évènements de ces dernières années (meetings de masse, mobilisation importantes dans toutes les grandes villes du pays), les rouges ont fait culminer leur mobilisation par le blocage et l’occupation du quartier central de Siam, bastion des grandes compagnies et du monde financier. Pendant près de deux mois, ce sont des dizaines de milliers d’opposants en provenance principalement du nord, qui se sont auto-organisés pour se nourrir, organiser la sécurité du site, le nettoyage,… A deux reprises, l’armée a en vain tenté de les déloger de Siam, l’intervention se soldant le 10 avril par des dizaines de morts.

Le gouvernement décida alors pour la première fois d’entrer en négociation avec les leaders rouges et dessine une `carte de route`. Celle ci comprend l’organisation d’élections en novembre prochain et de vagues promesses sur des mesures en faveur des plus pauvres. Suite à de vives tensions entre dirigeants rouges, le noyau dur ainsi que la majorité des rouges décident de n’accepter les propositions du gouvernement que si celui ci met sous les verrous le ministre Suthep, responsable de la répression du 10 avril. Face au refus du gouvernement de satisfaire a cette revendication, la situation va très vite dégénérer et la préparation de l’assaut final prendra plusieurs jours de chaque côté.

`Affrontement final`

C est le 11 mai, que l’armée intervient en commençant par organiser le siège autour du camp retranché. Ils coupent l’accès à l’eau et à l’électricité dans la zone, espérant ainsi démobiliser les opposants. Cette tactique échoue et les besoins en nourriture et eau continuent à rentrer dans la zone malgré le blocus et surtout grâce au soutien qui existe parmi certaines couches de la banlieue de Bangkok. Dès le vendredi 13 mai, l’armée reçoit l’aval du gouvernement pour intervenir de manière musclée et donnant l’autorisation de tirer a balles réelles. L’armée, dès lors, se heurte à une résistance farouche des rouges qui ne sont pas près à abandonner leur mobilisation et leur combat.

Les chemises rouges ont tenu leurs barricades pendant près d’une semaine avec une combativité impressionnante. En parlant de l’organisation de la résistance face à l’offensive de l’armée, un journaliste de The Nation écrivait le 18-05 : “La tactique des chemises rouges a été tirée directement d’un livre pour guérilla urbaine écrit par des gauchistes et des ex-communistes après les événements sanglants d octobre 1976”. Il est clair que la répression a aussi eu un effet de radicalisation parmi une couche importante de la population ainsi que les propos arrogants du gouvernement et le refus le plus complet de satisfaire les revendications des chemises rouges. Apres avoir autorisé le tir a balles réelles, un représentant du gouvernement se permettait de déclarer le 15-05 dans The Nation : “ Le premier ministre Abhisit Vejjajiva exprime des regrets ce samedi, au vu que la campagne pour reprendre la capitale aux rouges s’est soldée par la perte de vies humaines”. Selon certains dans le gouvernement, les morts ne peuvent être la cause que d’actes terroristes des rouges, l’armée n’ayant que des balles à blanc,…Aussi, contrairement à ce que beaucoup de médias véhiculent ici en Thaïlande, la majorité des manifestants étaient et restent non violents. Une petite partie des chemises noires (service d’ordre) disposent d’armes, mais cette situation pourrait être comparée à un combat entre David et Goliath. Malheureusement, les méthodes employées par les dirigeants des chemises rouges ont énormément facilité la criminalisation et la décrédibilisassions des opposants (attaques à la grenade, bombes,…) Ce que nous devons constater par contre, c’est que la volonté de vaincre et l’espoir énorme que ces mobilisations ont suscité parmi les travailleurs et paysans pauvres ne s’est pas arrêtée face à la répression féroce.

En effet, tout au long de cette semaine, alors que la plupart des manifestants étaient encerclés et sous le feu de l’armée dans le site principal, ce sont encore des milliers d’opposants qui se sont rassemblés tout autour de la zone pour soutenir leurs camarades et appeler à stopper la répression. Le jour ou l’armée venait de pénétrer dans le campement principal, ce ne sont pas moins de 5 différents rassemblements qui ont pris place a travers la ville et autour de la zone de combats.

Après une semaine d’émeutes très violentes, le mercredi 19-05, les dirigeants des rouges ont pris la parole sur la scène principale en appelant a la fin de la mobilisation mais que “la lutte pour la démocratie continuait”. Pendant le discours, des coups de feu retentissaient aux alentours. Malgré cela, les manifestants regroupés devant la scène ont directement exprimé leur désaccord avec ce choix, certains en huant, d’autres en s’effondrant dans des pleurs de désespoir. Quelques minutes plus tard, les principaux dirigeants se rendaient aux autorités sous bonne escorte. Parmi les manifestants la colère montait, certains voyant ce choix comme une trahison ouverte et d’autres soupçonnant les dirigeants rouges d’avoir conclu un accord secret avec le gouvernement. Ce qui se confirmera plus tard. Suite à ces événements, la situation s’est rapidement détériorée, les émeutes s’intensifiant et déviant en destruction aveugle guidées par le désespoir de la situation!

En une journée, ce sont des dizaines de bâtiments, de banques et de centres commerciaux qui ont été incendiés, avec des victimes civiles innocentes bloquées dans ces bâtiments en feu. Dans les autres grandes villes (Khon Kaen, Udon Thani, Mukdahan et Ubon Ratchathani, et ainsi que la résidence officielle du gouverneur de Chiang Mai) de nombreux bâtiments gouvernementaux sont aussi attaques

La nature de la direction du mouvement

Depuis le début, dans nos articles, nous dénoncions l’instrumentalisation des centaines de milliers d’opposants par une élite corrompue et déchue. En effet Thaksin, en exil, ainsi que la quasi totalité des dirigeants des rouges sont des riches personnages de l’élite thaïlandaise qui ont soit été écartés du pouvoir ou encore condamnés pour malversation et corruption. Contrairement aux militants rouges à la base, ceux ci étaient motivés par une rancœur et volonté de vengeance face à l’élite dirigeante mais avec comme seul but de tout simplement les remplacer et de prouver qu’ils sont de meilleurs gérants du capitalisme thaïlandais. Comme nous essayions de l’expliquer plus tôt, cela n’aurait malheureusement en aucun cas amélioré le sort des masses thaïlandaises.

Pour encore un peu illustrer la nature de ces dirigeants, on peut prendre l’exemple de Thaksin, qui le jour même du début de la répression, était pris en photo faisant du shopping dans le magasin Louis Vuitton des Champs Elysées…drôle de contraste avec la pauvreté des campagnes thaïlandaises. Ensuite, il est apparu dans de nombreux medias, les conditions de détention négociées entre les dirigeants rouges et le gouvernement. Pendant que des centaines de rouges croupissent dans des prisons pourries et subissent les pires tortures, les dirigeants eux se retrouvent dans un camp au bord de la mer dans des bungalows de luxe. De nombreuses photos et vidéos ont aujourd’hui fait le tour de la Thaïlande et a certainement déjà dû clarifier pour beaucoup la nature de tels dirigeants.

Le manque de perspective

La responsabilité première des incidents et de la violence qui a animée les rues de Bangkok pendant une semaine est absolument à imputer au gouvernement et a ses `forces de l ordre`. Il est clair aujourd’hui que le gouvernement préparait depuis des semaines son intervention et comptait donner une `bonne leçon`aux rouges quitte à ce que cela se termine en bain de sang.

Nous nous devons par contre d’analyser la situation dans laquelle se trouvait le mouvement des rouges et l’énorme responsabilité qui repose sur les épaules des dirigeants rouges quant a leur incapacité à le diriger dans la bonne direction.

En dehors du fait que les leaders officiels du mouvement, n’étaient et ne seront jamais du côté des travailleurs et des masses pauvres, ils ont pendant des mois stimulés la confiance et la volonté de se battre pour améliorer les conditions de centaines de milliers de paysans pauvres de l’ensemble de la Thaïlande. Il était intéressant de revoir les discours de ces dirigeants des deux derniers mois, très combatifs, stimulant l’idée du combat jusqu’au bout, de la nécessité d’être prêts à être des martyrs,…Dans de nombreux speechs, ces leaders promettaient qu’ils seraient les premiers à périr pour les revendications des paysans pauvres et qu’ils appelaient tout le monde à avoir le même esprit de sacrifice. Un des dirigeant principal déclarait lors d’un de ces speech : `Le gouvernement est aujourd’hui obligé de nous entendre, notre mobilisation est un succès. Et si jamais Abhisit refuse de satisfaire nos revendications, qu’il sache que nous sommes des millions et que si chacun d’entre nous prépare une bouteille avec de l’essence, ce sont des millions de cocktails molotovs qui se déverseront sur l’ensemble de la Thaïlande. Nous détruirons tout si c’est nécessaire pour se débarrasser d’eux` (extrait d’un speech lors d’un JT sur la chaine nationale Thaï).

En effet, après la répression féroce du 10 avril, ce genre de discours, répondait temporairement à l’attente de milliers de chemises rouges qui souhaitaient exprimer leur colère. Maintenant, nous devons y voir avant tout un manque complet de perspective qui pouvait faire avancer le mouvement vers une victoire. Il est clair que l’aspect positif de la mobilisation de masse des paysans s’est retrouvé rapidement confronté à ses limites. Les leaders rouges n’avaient aucun intérêt à élargir ce mouvement aux travailleurs des villes, sachant pertinemment bien que cela mettrait leur position en danger. Mais il est clair que la division exacerbée qui existe entre paysans des campagnes et travailleurs des villes était l’obstacle principal au possible développement du mouvement. Cette attitude consciente des leaders rouges a permis de laisser le gouvernement et l’armée décrédibiliser le mouvement aux yeux de larges couches de la population. Et il est vrai que le manque de perspective, d’activités vers la population ouvrière de Bangkok par exemple a facilite le travail du gouvernement. De plus les méthodes erronées employées à certains moments, telles que des attaques à la grenade, des assassinats de militaires,…ont desservi les intérêts des paysans en lutte. Ceci étant dit, il est bien sûr nécessaire de voir et de comprendre que les actes de provocation du gouvernement et de l’extrême-droite monarchiste existaient aussi de manière significative. Mais il est clair que l’armée et le gouvernement ont pu utiliser tous les moyens possibles pour isoler les paysans en lutte. Ils utilisaient les medias, via des émissions quotidiennes analysant des vidéos montrant la violence des rouges, avec comme but de dépeindre les rouges comme des terroristes assoiffes de sang qui n avaient comme revendication que le retour de Thaksin. Face a cela, aucun effort n’a été fait pour contrecarrer la propagande du gouvernement via la construction de medias indépendants ou à l’aide d’activités consciemment orientées vers la population.

Quelles leçons tirer?

La colère et les revendications des paysans du nord sont légitimes et doivent recevoir tout notre soutien. Maintenant, il est clair, tout comme Trotsky nous l’expliquait il y a déjà longtemps, que “la crise de l’humanité se réduit à la crise de sa direction révolutionnaire”. Aujourd’hui en Thaïlande, aucun parti ouvrier n’existe et n’est apte à construire un programme capable d’unifier les revendications des travailleurs et des paysans pauvres à travers un travail patient et constructif. Si une telle formation existait, elle aurait pu éviter l’isolement des paysans dans un quartier de Bangkok et organiser consciemment des activités, manifestations, meetings appelant les travailleurs thaïlandais à rejoindre leur combat avec leurs revendications. Au moment de la répression féroce de l’armée, le rapport de force n’aurait pu être renversé que si la classe ouvrière de Bangkok était entrée en action, organisant des grèves d’ampleur, bloquant les centres vitaux économiques de la ville, organisant la solidarité et des manifestations de masse. Une telle situation aurait rendu beaucoup moins évidente la répression et aurait permis d’unifier dans un combat commun les différentes couches de la population Thaïlandaise.

Aujourd’hui, vu l’échec du mouvement et le manque d’alternative, il est fort à parier que les éléments les plus combattifs s’orientent vers des actions violentes, des sabotages,…comme certains l’ont déjà annonce ouvertement.

La lutte que nous venons de vivre en Thaïlande doit nous faire comprendre l’aggravation de la misère que vivent les masses pauvres de l’Asie. De tels évènements ne sont qu’un avant goût des futures explosions sociales que nous allons certainement vivre dans les années qui viennent. A nouveau, en tant que marxistes révolutionnaires, nous devons redoubler d’efforts pour construire une force politique capable de jouer un rôle dans ces futurs développements sur base de l’expérience du mouvement ouvrier international. C est la seule voie qui nous permettra d’éviter de tels échecs à l’avenir et qui nous offrira la possibilité de construire un monde sans inégalités et sans oppression, un monde socialiste!

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