6. La révolution espagnole 1931-1939: Le Front Populaire, une combinaison politique pour tromper les travailleurs

A l’approche des nouvelles élections du 16 février 1936, alors que le danger fasciste se fait de plus en plus menaçant, un pacte d’alliance électorale -le futur Front Populaire- est signé entre les Républicains (regroupés dans quatre organisations : la Gauche Républicaine, l’Union Républicaine, le Parti National Républicain, et l’Esquerra Républicaine de Catalogne), le Parti Socialiste et l’UGT, le Parti Communiste…et le POUM.

Le programme de cette “coalition des gauches" mentionnait pourtant explicitement le refus de la nationalisation des terres et des banques, le refus du contrôle ouvrier, l’adhésion à la Société des Nations,…bref, un programme qui, en toute logique compte tenu de ses principaux signataires, ne dépassait pas le cadre de la société bourgeoise. Les socialistes le qualifient d’ailleurs sans ambages de “démocratique bourgeois." (1) Quant aux Républicains, ils sont tout aussi clairs: “Les républicains ne doivent ni ne peuvent s’engager à autre chose." (2)

Sans surprise, les élections voient la victoire du Front Populaire, conséquence de la radicalisation des ouvriers et des paysans, et de leur volonté de se débarasser de la droite au pouvoir depuis deux ans. Dans le respect de l’accord signé par les partis concernés, les Républicains se voient attribuer beaucoup plus de sièges que leur réel soutien dans la population le laisse supposer. “La plate-forme fut rédigée par un républicain modéré et les candidatures furent organisées de façon à donner le pouvoir aux républicains et non aux socialistes : il faudra deux fois plus de voix aux élections pour élire un socialiste que pour élire un républicain." (3) Le Front Populaire ramasse 278 sièges, dont seulement 85 pour le Parti Socialiste et 14 pour le Parti Communiste, le reste des sièges étant dévolus aux partis bourgeois républicains. Quant à la droite, elle s’assure 134 sièges, et les partis dits “du centre", 55. (4)

Il n’est pas inintéressant de revenir sur le passé de certains dirigeants des formations politiques constituant l’ossature du nouveau gouvernement de Front Populaire, dirigeants explicitement qualifiés par les staliniens comme étant “dignes de confiance". Cela permet de cerner avec une extrême clarté de quel côté de la barrière ceux-ci se positionnent :

  • Azaña, à la tête de la Gauche Républicaine, lorsqu’il était premier ministre sous la coalition de 1931, s’était déjà distingué comme un ennemi des ouvriers et des paysans. “Azaña est le seul homme capable d’offrir au pays la sécurité et d’assurer la défense de tous les droits légaux", avait déclaré un certain Ventosa, au nom…des propriétaires terriens catalans. (5)
  • Martinez Barrio, à la tête de l’Union Républicaine, avait été lieutenant en chef de Lerroux, et l’un des premiers ministres du “bienio negro", qui, entre autres, avait écrasé avec une extrême cruauté un soulèvement anarchiste en décembre 1933.
  • Companys, à la tête de l’Esquerra catalane (qui dirigeait la Catalogne depuis 1931), avait réduit la CNT à un statut semi-légal, en emprisonnant ses dirigeants par centaines…

Le premier gouvernement républicano-socialiste s’était avéré incapable de résoudre les problèmes auxquels faisaient face la population laborieuse espagnole, pour la bonne et simple raison qu’il s’agissait d’un gouvernement comportant en son sein des représentants du capitalisme et n’ayant aucune intention de dépasser les frontières imposées par la sacro-sainte propriété privée des moyens de production. Pour le gouvernement de Front Populaire nouvellement élu, il n’en allait pas autrement, mis à part qu’il s’assurait une plus large couverture sur sa gauche.

Inutile de dire que dans de telles conditions, le Front Populaire, présenté comme une alliance nécessaire avec les représentants de la bourgeoisie politique dite “progressiste" pour constituer le front “le plus large" contre le fascisme, va en réalité servir à freiner l’action révolutionnaire des masses, à désarmer la classe ouvrière et ainsi donner un sérieux coup de pouce à la victoire du fascisme. Le rôle pervers du Front Populaire est assez clairement exprimé par cette déclaration du Secrétaire Général du PCE de l’époque, José Diaz: “Nous voulons juste nous battre pour une révolution démocratique avec un contenu social. Il n’est pas question de dictature du prolétariat ou de socialisme mais juste d’une lutte de la démocratie contre le fascisme". (6)

En réalité, la prétendue bourgeoisie progressiste n’existait que dans la tête des staliniens. La bourgeoisie industrielle de Catalogne avait été le plus fervent soutien à la dictature militaire de Primo de Riveira. La bourgeoisie espagnole était une bourgeoisie largement dépendante des capitaux étrangers, et entretenant mille et un liens avec l’aristocratie et les propriétaires terriens. L’Eglise, par exemple, n’était pas loin d’être à la fois le plus gros propriétaire de terres et le plus gros capitaliste du pays ! Comme l’explique clairement Gérard Rosenthal dans “Avocat de Trostky", “La bourgeoisie espagnole, arrivée trop tard sur l’arène de l’histoire, avait été incapable de devenir le guide de la nation. Les magnats de l’industrie confondaient tant bien que mal leurs personnes et leurs intérêts dans le bloc réactionnaire aux attifements riches ou démodés des banquiers, des propriétaires de latifundia, des évêques, des généraux et des camarillas du trône". (7)

Certes, parmi les politiciens bourgeois, il s’en trouvait beaucoup qui présentaient une étiquette “anti-fasciste". Mais ces derniers n’étaient, de par leur position sociale, aucunement en mesure de mettre leur vie en jeu pour se battre contre un programme qui, en dernière instance, défendait les mêmes intérêts de classe qu’eux. Quant à la bourgeoisie espagnole en tant que telle, elle comprit assez vite que le fascisme était le seul et ultime rempart contre la montée irrésistible du mouvement ouvrier, son dernier recours afin de préserver un capitalisme aux abois. C’est pourquoi, tandis que le mouvement des travailleurs devient de plus en plus déterminé et menaçant, la bourgeoisie se range, avec de plus en plus de conviction et de résolution, derrière Franco, meilleur garant de l’ordre bourgeois menacé. C’est ce que Trotsky exprime lorsqu’il dit: “La bourgeoisie espagnole a compris, dès le début du mouvement révolutionnaire des masses que, quelque soit son point de départ, ce mouvement était dirigé contre la propriété privée de la terre et des moyens de production et qu’il était absolument impossible de venir à bout de ce mouvement par les mesures de la démocratie." (8)

De cela, il découle la conclusion suivante : du point de vue de la bourgeoisie et des classes possédantes en général, l’irruption révolutionnaire ne pouvait être véritablement écrasée que par la réaction fasciste. Du point de vue des travailleurs et des masses opprimées, le fascisme ne pouvait être combattu que par la voie d’une lutte révolutionnaire sans merci. “Sans doute la voie légaliste est-elle jugée très difficile à la fois par les masses ouvrières et par les représentants des classes dirigeantes." (9). Celui qui tente de poser l’équation autrement est un aveugle, un démagogue ou quelqu’un qui ignore tout de la structure de classe de la société. Opposer un prétendu barrage “légal" au danger fasciste, main dans la main avec des politiciens issus de la bourgeoisie, ne pouvait servir qu’à endormir les masses et à paralyser leur action ; en définitive, à sauver la peau de la bourgeoisie sur le dos du prolétariat. Et c’est ce qui s’est passé.

Dès la victoire du Front Populaire en février 1936, la classe ouvrière montre dans la pratique sa détermination à aller plus loin que le programme plus que modéré de celui-ci : elle éclate le cadre trop étroit du succès remporté aux urnes. Sans attendre le décret d’amnistie, les travailleurs espagnols ouvrent les portes des prisons et libèrent les milliers de prisonniers de la Commune Asturienne. Des défilés monstres et des grèves éclatent dans tout le pays, pour la réintégration immédiate des ouvriers licenciés, le paiement d’arriérés de salaires aux travailleurs emprisonnés, contre la discipline du travail, pour l’augmentation des salaires et de meilleures conditions de travail. Les cheminots exigent la nationalisation des chemins de fer. Près d’un million de travailleurs sont en grève le 10 juin ; un demi-million le 20 du même mois ; un million le 24 ; plus d’un million encore durant les premières journées de juillet. (10) A la campagne, les occupations de terre se multiplient, les fermiers refusent de payer leurs fermages. Le gouvernement de Front Populaire, lui, ne fait rien d’autre que de multiplier les appels au calme, qualifie les revendications des travailleurs d’“excessives" et demande à ceux-ci de rester raisonnables pour “éviter de faire le jeu du fascisme." (11)

De plus, même si quelques généraux suspects de conspiration sont éloignés de la capitale, le gouvernement fait preuve d’une extrême tolérance vis-à-vis des éléments fascistes présents dans l’armée et l’appareil d’état. “Quelles sont les mesures drastiques qui ont été prises contre les provocateurs fascistes et contre les criminels ? Aucune.", reconnaît après coup Jiminez Asua, député socialiste à Madrid en ‘36. (12) Le contraire eût d’ailleurs été étonnant : s’attaquer aux officiers fascistes de l’armée signifiait s’attaquer à la machine d’état sur laquelle se reposait la classe dominante, avec laquelle les représentants du Front Populaire n’étaient nullement prêts à rompre. “La presse socialiste et communiste alertaient du danger d’un soulèvement fasciste ou militaire. Elles exhortaient sans cesse le gouvernement à ‘prendre des initiatives’. Mais cela était impossible, si l’on accepte l’analyse marxiste de la société. Les républicains étaient des représentants du capitalisme, d’une manière ou d’une autre. Le pouvoir des capitalistes repose sur la machine d’état, qui se compose de l’armée, de la police, des tribunaux, des prisons, etc. La classe dominante, que ce soit sous un visage libéral, conservateur, ou même fasciste, dépend du soutien de la caste des généraux et des officiers de l’armée, des officiers de police, et d’un establishment civil qui a été spécialement sélectionné et éduqué pour servir le système capitaliste. ‘Prendre des initiatives’, cela signifiait dans la pratique s’attaquer à la base même de l’Etat capitaliste. Et demander à des politiciens bourgeois de le faire, c’est comme demander à un tigre d’être végétarien : pour des raisons d’intérêts de classe, c’est impossible ! " (13)


  1. “La Révolution Espagnole 1931-1939“, de Pierre Broué, chap.5, p.7
  2. “Memorias“, de Martinez Barrio, cité par Pierre Broué dans “Histoire de l’Internationale Communiste“, chap.31 : “Front populaire : image et réalités “, p.677
  3. “Histoire de l’Internationale Communiste“, de Pierre Broué, chap.31 : “Front populaire : image et réalités “, p.677
  4. ibidem
  5. “Révolution et contre-révolution en Espagne“, de Felix Morrow, chap.2, p.76
  6. “The Spanish Revolution 1931-1937“, de Peter Taaffe et Ted Grant, p.13
  7. “Avocat de Trotsky“de Gérard Rosenthal, chap.19, p.198
  8. “Leçons d’Espagne : dernier avertissement“, de Léon Trotsky, p.32
  9. “Histoire de l’Internationale Communiste“, de Pierre Broué, chap.31 : “Front populaire : image et réalités “, p.
  10. “La guerre civile en Espagne“, de Felix Morrow, chap.6, p.45
  11. “La Révolution Espagnole 1931-1939“, de Pierre Broué
  12. “The Spanish Revolution 1931-1937“, de Peter Taaffe et Ted Grant, p.33
  13. “The Spanish Revolution 1931-1937“, de Peter Taaffe et Ted Grant, p.32
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