1. La révolution espagnole 1931-1939: L’Espagne: le maillon faible

Se référant à la révolution russe d’octobre 1917, Lénine avait expliqué que la chaîne du capitalisme s’était rompue “à son maillon le plus faible”. Dans les années ’30, c’est au tour de l’Espagne. La péninsule ibérique est incontestablement le “maillon faible” de la chaîne du capitalisme européen.

Le capitalisme espagnol est largement tributaire des capitaux étrangers : l’Angleterre, la France, les Etats-Unis, la Belgique, contrôlent de nombreuses entreprises industrielles et minières, des compagnies de chemin de fer, des banques, etc. Simple exemple parmi tant d’autres : la compagnie américaine “Traction Light and Electric Power” contrôle les 9/10 de la production d’énergie électrique de Catalogne. (1)

L’Espagne reste à cette époque un pays arriéré, majoritairement agricole, où 70% de la population vit dans les campagnes, usant de méthodes de production archaïques. Dans l’ensemble du pays, la terre appartient essentiellement à la classe des propriétaires fonciers : 50.000 d’entre eux possèdent la moitié du sol, pendant que deux millions de travailleurs agricoles n’ont pas de terre. A Séville, 72% des terres sont aux mains de 5% de gros propriétaires. Pendant que ces derniers détiennent parfois des terres recouvrant la moitié d’une province, les paysans, quant à eux, crèvent littéralement de faim. De l’aveu d’un fonctionnaire stalinien, “Il y a des villages, dans les Hurdes, dans la Mancha, où les paysans réduits au désespoir absolu ont cessé de se révolter. Ils mangent des racines et des fruits.” (2)

L’Eglise catholique espagnole constitue, avec la caste des officiers, un des deux grands piliers de la réaction héritée du passé : alors que le nombre d’illettrés tourne autour des 12 millions -la moitié de la population, donc-, on dénombre plus de 35.000 prêtres, 20.000 moines et 60.000 religieuses, ce qui, additionné, équivaut au nombre d’élèves des écoles secondaires et dépasse de deux fois et demi le nombre d’étudiants…Cependant, comme le fait remarquer l’historien Hugh Thomas, si le poids de la religion catholique dans l’Espagne de l’époque est considérable, les deux tiers des Espagnols ne sont pas pratiquants, et les autorités épiscopales symbolisent aux yeux de beaucoup la barrière à tout progrès social. “En Andalousie, 1% seulement des hommes allait à l’église (…) Il existait des localités où le prêtre disait la messe tout seul.” (3) Cet élément permet de mieux comprendre pourquoi, lors de l’explosion révolutionnaire de juillet 1936, nombre d’églises et de couvents auront à subir les effets de la colère ouvrière et paysanne.

L’Espagne connut, dès la fin du 15ème siècle, une période de floraison et de supériorité sur le reste de l’Europe et conserva jusqu’au 18ème siècle l’Empire le plus vaste du monde. Cette situation se transformera en son contraire suite à la perte de ses positions mondiales et à la dilapidation des trésors américains. “Le siècle d’or devint de plomb avant même d’avoir atteint son terme”. (4) En effet, la défaite de “l’Invincible Armada” (1588) contre la flotte anglaise prélude déjà au déclin. L’achèvement de cet “âge d’or” espagnol sera en quelque sorte symbolisé au 19ème siècle par la perte des dernières possessions coloniales sur le Nouveau Continent. L’Espagne devient alors la proie d’une “putréfaction lente et sans gloire”, pour reprendre l’expression de Marx. En effet, le retard du développement capitaliste de l’Espagne, cumulé au rétrécissement des rapports économiques, freinent la formation de la Nation, et renforcent les tendances centrifuges et le séparatisme des Provinces. “Le particularisme se manifeste en Espagne avec une exceptionnelle vigueur, surtout en comparaison avec la France voisine où la Grande Révolution a définitivement établi la nation bourgeoise, une et indivisible, sur les ruines des provinces féodales” (5)

Dans le courant du 19ème siècle et durant le premier tiers du 20ème siècle, on assiste en Espagne à un changement continuel de régimes politiques et à des coups d’état militaires incessants (=les “pronunciamentos“), preuve de l’incapacité aussi bien des anciennes que des nouvelles classes dirigeantes de porter la société espagnole en avant. Comme l’écrit l’historien trotskiste Pierre Broué, “En réalité, la société de l’ancien régime n’avait pas encore fini de se décomposer que déjà la société bourgeoise commençait à ralentir “ (6) : tard venu à maturité, le capitalisme espagnol fut de fait amené à asseoir politiquement sa domination dans une période où le monde capitaliste est entré dans une crise générale de dégénérescence. De là sa difficulté à trouver son équilibre. Trotsky analysait la situation comme suit : “La vie sociale de l’Espagne était condamnée à tourner dans un cercle vicieux tant qu’il n’y avait pas de classe capable de prendre entre ses mains la solution des problèmes révolutionnaires “. (7)

Cependant, la période de la première guerre mondiale et le rôle de neutralité adopté par l’Espagne vont amener de profonds changements dans l’économie et la structure sociale du pays, créer de nouveaux rapports de force et ouvrir de nouvelles perspectives. Grâce à la demande massive en fer, en textile, en munitions, de la part des pays belligérants, cette période va en effet voir s’amorcer une industrialisation rapide du pays, et son corollaire : l’affirmation et la cristallisation du prolétariat en tant que classe indépendante.

Pourtant, si l’économie espagnole profite de la guerre, le contrecoup est très douloureux une fois celle-ci terminée. La guerre permettait d’absorber les marchandises : la fin des hostilités ouvre donc une nouvelle période de difficultés économiques, à tel point que la part de l’Espagne dans le marché mondial retombe en-deçà de son niveau d’avant-guerre (1,1% en 1919, pour 1,2% en 1914). C’est pourquoi, “depuis la guerre, l’industrie ne sort plus d’un malaise qui se traduit soit par le chômage chronique, soit par de violentes explosions de la lutte des classes.” (8) Effectivement, le prolétariat industriel, fort à présent d’un million et demi d’ouvriers, n’est pas prêt à encaisser la crise sans broncher : il entre en action.

Déjà, les années 1909, puis 1916, 1917, 1918 et 1919 sont pour l’Espagne des années caractérisées par de grandes grèves générales. Ces années sont évoquées sous le nom de “bieno bolchevique” ; en effet, la tempête révolutionnaire initiée par la révolution russe, qui se répand comme une traînée de poudre sur l’ensemble du territoire européen, n’épargne pas le pays. A partir de 1919 jusqu’en 1923 s’ouvre une période presqu’ininterrompue de batailles de classe, parfois sanglantes. Leurs défaites successives vont défricher le terrain à la dictature militaire du Général Miguel Primo de Riveira, qui prend le pouvoir par un coup d’Etat en septembre 1923, avec la complicité du roi Alfonso XIII et les larges subsides des industriels catalans. Par l’instauration de ce régime brutal, les classes dominantes veulent mettre un terme à l’agitation sociale de plus en plus menaçante, en s’en prenant aux principales conquêtes ouvrières et aux relatives libertés démocratiques qui permettaient l’organisation des ouvriers et des paysans ; le général proclame qu’il va occuper toutes les villes qui sont des “centres de propagande communiste ou révolutionnaire” et “procéder à la détention des éléments suspects.” (9)

Cependant, cette dictature n’assure aux classes dominantes qu’un bref répit. L’inflation galopante, qui dévore les salaires et le niveau de vie, puis la crise économique de 1929, qui mine profondément la base du régime, vont obliger le roi, afin de tenter de préserver la monarchie, à se débarrasser de Primo de Riveira en janvier 1930. “Le redoutable Primo de Riveira est tombé sans qu’il fût même besoin d’un nouveau pronunciamento : il a crevé comme un pneu qui passe sur un clou.“ (10) De la même manière, un peu plus d’un an plus tard, en avril 1931, les classes possédantes obligeront le roi Alfonso XIII –largement désavoué par le résultat des élections municipales, qui donne une majorité écrasante aux républicains dans toutes les grandes villes du pays- à faire ses bagages. Elles décident de sacrifier la monarchie dans le but de sauver leur propre peau ; autrement dit, dans le but de ne pas faire courir au pays le risque d’une révolution qui scierait la branche sur laquelle elles sont assises : la propriété capitaliste. Or, ainsi que l’analysait Trotsky, “la monarchie était doublement indispensable aux classes dirigeantes, désunies et décentralisées, incapables de gouverner le pays en leur propre nom.” (11) Contrairement à leurs attentes en effet, la venue de la République ne fait qu’ouvrir les vannes de la révolution…


  1. “La guerre d’Espagne“, de Hugh Thomas
  2. “Révolution et contre-révolution en Espagne“, de Felix Morrow
  3. “La guerre d’Espagne“, de Hugh Thomas
  4. ibidem
  5. “La révolution espagnole et les tâches communistes“, de Léon Trotsky, p.6
  6. “La Révolution Espagnole 1931-1939“, de Pierre Broué, chap.1, p.6
  7. “La révolution espagnole et les tâches communistes“, de Léon Trotsky, p.12
  8. “La révolution espagnole et les tâches communistes“, de Léon Trotsky, p.12
  9. “Histoire de l’Internationale Communiste“, de Pierre Broué, chap.16 “Le grand fiasco“, p.332
  10. “La révolution espagnole et les tâches communistes“, de Léon Trotsky, p.10
  11. “La révolution espagnole et les tâches communistes“, de Léon Trotsky, p.7
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