TECTEO: Quand le PS met une intercommunale à l’école du privé…

Le mécontentement continue chez Tecteo contre le plan de 22 millions d’économies que la direction de cette intercommunale a voté et qui implique le passage de la semaine de travail de 36 à 38 heures (payées 36 !), la réduction ou la suppression pure et simple de primes, l’instauration d’un système d’évaluation calqué sur le privé,… Ce plan représente en fait une véritable attaque contre le statut des agents d’un service public. En arrière-fond, il montre aussi la volonté continue de managers – qui sont par ailleurs des mandataires PS influents – de transformer un service public en entreprise performante fonctionnant comme une boîte privée. Ce qui justifie bien un retour un peu détaillé sur ce qui se passe chez Tecteo depuis deux ans.

Par Jean Peltier

Tecteo n’est rien d’autre que la nouvelle formule élargie de l’ancienne Association Liégeoise d’Electricité (ALE), qui était l’intercommunale dominante du secteur électrique dans la région liégeoise. Ayant «avalé» ces dernières années huit autres intercommunales locales un peu partout en Wallonie, Tecteo, resté basé à Liège, est désormais une intercommunale qui pèse aujourd’hui environ 2,2 milliards d’euros, emploie près de 2.000 travailleurs et a comme actionnaire principal (70%) la Province de Liège. En conséquence de quoi, Tecteo est, tout comme auparavant l’ALE, un véritable bastion du PS liégeois: les deux hommes forts de Tecteo sont des multi-mandataires «socialistes» omniprésents dans la région : André Gilles, député provincial, comme président et Stéphane Moreau, bourgmestre faisant fonction d’Ans (à la place de Papa Daerden) comme directeur général.

Tecteo est structuré en quatre pôles dont les deux plus importants sont Résa, un gestionnaire de réseau de distribution électrique actif dans 54 communes de la province de Liège, et Voo, un fournisseur d’accès multimédia (téléphonie, internet, câblo-distribution) qui a élargi ses ambitions au niveau de toute la Wallonie et de Bruxelles (via une alliance avec Brutélé) et compte 1,2 million de clients.

229 licenciements ou…

Tecteo a voulu augmenter ses tarifs pour 2009 «suite à des coûts plus élevés». Mais il est tombé sur un os. La Commission de Régulation de l’Electricité et du Gaz (CREG), l’organe officiel et fédéral chargé de réguler le marché et les prix du secteur de l’énergie, a non seulement bloqué les tarifs mais aussi exigé de Tecteo qu’il diminue le coût de distribution de l’électricité. En réponse, Tecteo a annoncé que, pour réduire ses coûts de 13 millions d’euros (devenus par la suite 20 millions!), il allait réduire le nombre de ses sites d’exploitation (22 actuellement) et imposer aux 750 employés qui travaillent dans son secteur énergétique un plan d’économies. Et il a commandé un audit sur le sujet au bureau McKinsey (célèbre pour le nombre d’entreprises dont il a déjà orienté des restructurations sanglantes pour l’emploi, à commencer par la sidérurgie).

Quelques semaines plus tard, le résultat attendu tombe: pour McKinsey, il y aurait 229 travailleurs en trop (sur 700) dans le secteur «gestionnaire du réseau de distribution d’électricité» de Tecteo. Mais 229 personnes à virer dans une intercommunale où beaucoup de travailleurs ont toujours le statut de fonctionnaire nommé, cela promet d’être un sacré casse-tête pour les dirigeants de Tecteo. Ils claironnent donc qu’ils feront tout pour défendre l’emploi («on est socialiste quand même, hein…»), qu’ils ne veulent pas non plus imposer une diminution salariale uniforme de 15% pour tous les travailleurs et qu’ils vont faire des propositions alternatives.

Et là, on voit jusqu’où pouvaient aller des mandataires socialistes «modernes et décomplexés»… Le «paquet» mis sur la table combine le passage de 36 à 38 heures (payées 36 évidemment), la suppression des facilités de départ à 58 ans, la modification des échelles de fin de carrière (ce qui entraîne le rabotage des augmentations salariales), la suppression de primes,… En échange, la direction promet «la garantie d’emploi, le maintien de l’intégrité des salaires et le maintien du statut des agents nommés jusqu’à la fin de leur carrière». Mais ce que ces petits cachottiers n’ont pas mis en avant, c’est qu’ils prévoient aussi l’introduction de nouveaux systèmes d’évaluation inspirés du privé qui permettent une série de sanctions allant jusqu’au licenciement… et la suppression de recours possibles pour les travailleurs en cas de mesures disciplinaires. Ce qui concrètement permet à la direction de se défaire d’agents statutaires et de détricoter «par la bande» le statut des agents nommés. Pour couronner le tout, la direction veut que les discussions avec les syndicats soient bouclées au pas de charge pour le 3 juillet!

Des actions spectaculaires…

Tout cela provoque la colère du personnel. Dès le 22 juin, les travailleurs du siège de Sprimont veulent commencer spontanément des actions. La FGTB ne veut pas reconnaître le mouvement tandis que la CSC propose des actions en dehors des heures de travail afin de ne pas créer des difficultés supplémentaires… (1)

Malgré ce manque d’enthousiasme, la pression de la base finit par l’emporter: vendredi 24 juin, les travailleurs de Tecteo à Liège votent à 90% le départ en grève en Front commun syndical pour le lundi 27. Et les agents sortent le matériel pour se faire entendre. Le lundi, 300 camionnettes et camions oranges de Tecteo bloquent le rond-point à l’entrée du zoning des Hauts-Sarts, provoquant des heures de bouchons et de perturbations sur l’autoroute, avant de descendre en cortège «escargot» sur Herstal, puis sur Liège, bloquant la circulation dans ces deux villes. Le lendemain, c’est le tour de Huy et le mercredi, c’est la Place Saint-Lambert à Liège qui est bloquée, provoquant un fameux embouteillage toute la matinée (voir notre article et quelques photos à ce sujet).

Parmi les manifestants, le mécontentement est profond. C’est bien sûr le plan d’économies qui rend les gens furieux mais ce n’est pas le seul aspect: les travailleurs dénoncent le recours de plus en plus systématique à des sous-traitants et des intérimaires, ce qui oblige à devoir réexpliquer le boulot à des gens qui changent régulièrement, le manque de matériel, en particulier informatique, le manque de la considération de la direction pour les agents, l’arrogance dont elle a fait preuve pour présenter les mesures qu’elle veut faire appliquer,…

… mais un préaccord désastreux

A ce stade, la direction accepte d’ouvrir dès le jeudi soir des négociations avec les syndicats. Lors de cette rencontre «sous haute tension» (2), la direction annonce qu’elle accepte de revoir ses positions sur plusieurs points, dont le statut et le recours des travailleurs en cas de blâme. Cela suffit aux syndicats pour faire voter le vendredi la suspension des actions durant la durée des négociations. Deux semaines après, celle-ci se clôture sur un préaccord signé par les syndicats… qui maintient l’essentiel des exigences patronales, en particulier le passage de 36 à 38 heures, le report du congé préalable à la pension de 58 à 60 ans et le système d’évaluation annuelle. Stéphane Moreau claironne son bonheur dans la presse: «Je pense que l’accord auquel nous sommes parvenus est vraiment un bon accord, qui constitue en outre une première pour une intercommunale wallonne. (…) Pour nous, c’était la seule manière de nous mettre au même niveau que nos concurrents dans le reste du pays, et de ne plus constituer l’exception qui était toujours montrée du doigt. (…) Il fallait donc s’adapter ou mourir, c’était aussi simple que cela.» (3)

Ce chant de victoire de Moreau – justifié de son point de vue – illustre bien la volonté des managers socialistes de diriger leurs sociétés publiques à la manière du privé, en cassant le statut des travailleurs, en faisant régner l’insécurité et la division entre ceux-ci et en introduisant peu à peu les mêmes objectifs de rentabilité, de flexibilité et de précarité qu’ailleurs.

Mais la signature de ce préaccord est aussi une capitulation inacceptable de la part des syndicats. L’argument pour justifier cet accord est prévisible: «On a le sentiment d’avoir limité la casse au maximum mais la négociation a vraiment été très dure», explique Emmanuel Marien, vice-président de la délégation CGSP, mettant en avant la création d’une procédure de recours en cas d’évaluation négative et la préservation d’acquis barémiques (4). Cela pèse pourtant bien peu face à ce qui est une véritable remise en cause du statut des travailleurs de ce qui est toujours censé être un service public.

En acceptant ainsi que soit ouverte une brèche énorme dans le statut des agents nommés chez Tecteo, la signature de ce préaccord par les syndicats ouvre la voie à ce que la même opération se répète demain dans les autres intercommunales, après-demain dans l’ensemble des services publics et dans pas longtemps dans le reste des entreprises. Car le «cas Tecteo» fournit évidemment un argument en or massif aux patrons du privé pour imposer des mesures du même genre dans leurs entreprises. On devine sans peine ce qu’ils diront: «Vous voyez bien, chez Tecteo, une intercommunales de fonctionnaires qui ont le cul dans le beurre, ils ont compris qu’en temps de crise, on ne peut pas garder tous ses vieux privilèges. Même la FGTB, toujours prête à faire grève, s’est enfin montrée responsable. Alors, vous comprenez bien que, dans notre secteur, avec la crise, la concurrence, les Chinois, c’est encore pire. C’est pour cela que, la mort dans l’âme, pour sauver l’emploi, je me vois obligé de vous demander de passer dès le mois prochain de 36 à 40 heures…»

La base rejette le préaccord

Mais le chant de victoire de Moreau est un peu prématuré. Car il est prévu dans ce préaccord que les travailleurs pourront donner leur avis sur celui-ci – par un vote uniquement consultatif ! – le mardi 11 août, deux jours avant que le Conseil d’administration se réunisse pour prendre une décision définitive.

Le 3août, les responsables de la CGSP, qui est largement majoritaire chez Tecteo, annoncent un report de leur assemblée au 7 septembre pour permettre à un maximum d’affiliés, en vacances en août, de participer au vote, «en espérant que la direction acceptera d’attendre le vote de cette assemblée importante» (5) (ce qu’elle ne fera évidemment pas). Mais, outre le fait qu’ils auraient pu deviner au moment de la signature du préaccord que les travailleurs seraient en vacances en juillet et en août, ce report de la consultation des affiliés est largement perçu comme un feu vert officieux à la direction pour qu’elle impose son plan avant la consultation. De plus en plus de travailleurs ne supportent plus cette «collaboration passive» de la direction de la CGSP avec la direction orchestrée dans le cadre du PS: des dizaines d’affiliés CGSP passent à la CSC durant l’été.

Le 11 août, les assemblées de la CSC et du SLFP (libéral) votent unanimement contre le préaccord. Ce qui force la délégation de la CGSP à prendre elle aussi position avant même de tenir l’assemblée de ses affiliés. «La CGSP prendra ses responsabilités et refusera de signer cette réforme des statuts» (6) affirme Eric Jehin, président de la délégation CGSP. Christine Paulus, déléguée CGSP, confirme en déclarant: «Je pense que, là aussi, le vote sera négatif. Nous ne pouvons en effet accepter de voir ainsi remis en question notre statut. La confiance en la direction n’est plus présente. La question que nous nous posons désormais est de savoir ce qui, après ça, nous tombera sur la tête» (7). C’est une bonne question en effet. Malheureusement elle ne suffit pas à convaincre la CGSP de participer à l’action annoncée par la CSC devant l’entreprise le soir de la tenue du Conseil d’administration (voir notre article à ce sujet).

La présence d’une petite centaine de travailleurs, majoritairement CSC, ne suffit pas à faire changer d’avis le Conseil d’administration, qui vote à l’unanimité le plan. La même nuit, les pneus d’une quarantaine de véhicules de la société garés dans un entrepôt à Sprimont sont crevés.

De manière prévisible, la direction hurle au «scandale» et à la «prise en otage de la clientèle». La réponse syndicale est bien plus nuancée. “Je ne dirais pas que ces personnes ont bien fait de crever ces pneus. Mais je comprends leur désarroi”, déclare à juste titre Eric Jehin, président de la délégation syndicale CGSP. “Tous les membres du personnel sont dégoûtés. Ils sont tristes de voir que la direction fait passer, en force, un projet qui a été refusé par les travailleurs” (8). C’est bien vrai. Mais le désarroi et la tristesse du personnel, il est aussi du au fait que les syndicats ont suspendu les actions menées fin juin et accepté un «préaccord» qui donnait toute satisfaction à la direction. Que la CGSP, qui est largement majoritaire chez Tecteo, ne prévoyait de faire son assemblée d’affiliés que le 7 septembre (soit après le Conseil d’administration qui devait se prononcer sur le préaccord). Et que, si la CSC a déposé ce mardi un «préavis d’actions» (qui regroupe dans des actions collectives hors de l’entreprise – comme lors du passage du tour d’Espagne le 1er septembre ou lors de l’inauguration de la gare des Guillemins – que des actions décentralisées en petits groupes dans divers sites de la société , mais pas d’actions collectives dans l’entreprise !), la CGSP n’a toujours prévu ni mobilisation ni action pour les prochains jours.

Il est encore possible de bloquer ce plan d’économies inacceptable mais, pour cela, il faut un véritable plan de mobilisation des travailleurs qui aille au-delà des communiqués de presse et des actions symboliques. La meilleure manière de procéder, c’est de frapper la direction de Tecteo au portefeuille, entre autres par de vraies actions de grève. D’appeler à la solidarité les autres travailleurs de la région, parce qu’il est clair que le plan imposé chez Tecteo servira d’exemple pour imposer des mesures semblables dans d’autres intercommunales. Et de dénoncer publiquement ces managers et ces actionnaires qui se prétendent «socialistes» mais qui se comportent comme de vulgaires patrons du privé.


  1. La Meuse, mardi 23 juin
  2. La Meuse, samedi 4 juillet
  3. La Meuse, vendredi 24 juillet
  4. Le Soir, jeudi 23 juillet
  5. Le Soir, mardi 4 août
  6. Le Soir, mercredi 12 août
  7. La Meuse, mercredi 12 août
  8. La Meuse, lundi 17 août
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