Le porte-parole de Carrefour était on ne peut plus clair le weekend passé: avec une requête unilatérale et des astreintes juridiques, l’entreprise peut briser un piquet de grève. Ce n’étaient là que des mots mais samedi, à la filiale de Carrefour de Sint-Pieters-Leeuw, les ordonnances du juge ont effectivement été notifiées de façon arbitraire à des personnes présentes. Parler à un client devant le magasin suffisait pour se voir notifier une contrainte.
Par Geert Cool
Des dizaines de militants syndicaux et de sympathisants ont reçu de telles ordonnances des huissiers qui avaient reçu du juge la compétence de recourir à la force publique pour interdire chaque empêchement ou chaque obstacle à l’entrée des locaux, du parking,… Tomber en panne sur le parking tombait donc également sous la compétence des huissiers qui peuvent dès lors imposer une astreinte.
Tiré par les cheveux? Et bien non, car cela faisait partie de la décision juridique remise aux militants syndicaux. La direction de Carrefour a fait appel à quelques avocats du cabinet Claeys & Engels pour casser la grève. Une requête a été dressée dans laquelle trois arguments sont utilisés:
- violation de la liberté de commerce, d’industrie et du droit de propriété,
- violation du droit de travail et de salaire des travailleurs non-grévistes et
- violation du droit au travail des tiers entreprises et clients.
Base juridique: un décret de… 1791
Le principal argument est celui du droit d’industrie et de commerce. Les avocats se basent pour cela sur le décret D’Allarde de 1791 (introduit chez nous après l’annexion à la France en 1795). La raison pour laquelle les ordonnances de ce décret ont aujourd’hui force de loi chez nous nous échappe. A partir du décret D’Allarde, il n’y a qu’un petit pas vers une autre loi datant de 1791, la loi Le Chapelier qui déterminait que chaque attroupement de travailleurs était interdit parce que cela allait à l’encontre du «libre exercice de l’industrie et du commerce». C’est exactement le raisonnement que Carrefour suit et qui, curieusement, a été soutenu par les juges bruxellois.
Nous ne sommes donc pas les seuls pour qui ces attaques contre le droit de grève datent du 18e siècle… Le premier et principal argument des avocats de Claeys & Engels commence par une référence au décret D’Allarde. Mais alors que, en 1791, cette loi était liée à une interdiction des travailleurs de s’organiser, elle est aujourd’hui liée aux «faits établis» qui vont de pair avec cette organisation. «Des actes qui empêchent l’employeur de se servir de l’entrée de l’entreprise sont des faits établis qui portent atteinte au droit de la liberté d’entreprise», selon un juriste auquel se réfère la requête.
La base juridique reste donc à ce jour limitée à un principe général datant de 1791 ainsi qu’à l’interprétation de ce principe par un juriste et au fait que cette interprétation a été suivie par un juge liégeois. C’est un peu faible comme réponse sur le droit de grève et comme base juridique, mais cela a laissé le juge en question de marbre. Ce dernier a ainsi approuvé sans rechigner la requête de Carrefour.
Comme autre argument, on peut lire le droit de propriété garanti par la Constitution. Est-ce que ce droit a été remis en cause par les piquets de grève? Pour autant qu’on le sache, les militants syndicaux présents n’ont procédé à aucune collectivisation (sans parler de nationalisation). L’argument que la pleine jouissance de la propriété est entravée par des travailleurs qui bloquent une entreprise est en fait utilisé pour faire rentrer des non-grévistes. Apparemment, le patronat voit la force de travail des non-grévistes comme faisant également partie de sa propriété…
On en vient au deuxième argument: la violation du droit de travail et de salaire des non-grévistes. Pour cela, Carrefour se base sur l’article 23 de la Constitution, dans lequel on trouve par ailleurs également le droit de chacun à «mener une vie digne de l’être humain». Tout le monde «a droit au travail et au libre choix de travail professionnel dans le cadre d’une politique générale d’emploi qui vise, entre autres, à garantir un niveau d’emploi aussi haut et stable possible, le droit à des conditions de travail et de salaire raisonnables, aussi bien que le droit d’information, de concertation et de négociations collectives».
Pourquoi Carrefour ne reconnait-elle pas le droit à un salaire raisonnable aux travailleurs de la filiale de la Tour Bleue à Bruges? Pourquoi Carrefour ne reconnaît-elle pas le droit de concertation et de négociations collectives en présentant l’action comme un droit individuel et non pas collectif? C’est évidemment un peu faible d’attaquer sur base d’une disposition qu’on ne suit pas soi-même…
Enfin arrive le dernier argument: «les faits établis violent le droit de travail des tiers entreprises et clients». Pour cet argument, aucune disposition légale n’est citée. Pour résumer, la base juridique est donc un principe général datant de 1791 et une interprétation très unilatérale de l’article 23 de la Constitution. Le droit de grève et le droit de mener des actions collectives doivent s’effacer devant cela.
Ampleur de la disposition
Les avocats de Carrefour demandent au juge de préciser la mission de la police pour que celle-ci ne se limite pas à la protection de l’huissier. «Il est donc utile de préciser sa mission (celle du pouvoir public) et de lui ordonner de donner suite aux ordres que l’huissier de Justice lui donne, si nécessaire en utilisant la contrainte physique pour assurer l’entrée pacifique des bâtiments.» Qui décide donc des missions de la police? Le patronat!
L’ampleur et la durée de la disposition constitue un autre point particulièrement grossier: la durée de validité est d’un mois, dès le 17 octobre, et peut être rallongée si la crainte existe que d’autres «faits établis» puissent être «commis». Jusqu’au 16 novembre, il est interdit aux militants de mener une action à une filiale de Carrefour sur le territoire de l’arrondissement juridique de Bruxelles. A Sint-Pieters-Leeuw, l’huissier a déclaré à un militant arrêté que «mener une action» peut être interprété largement : faire ses courses suffit. C’est littéralement qu’a déclaré ce huissier! Que cette menace puisse de cette façon violer «le droit du client» et «d’accès à l’entreprise» n’est sans doute qu’une coïncidence toute ironique.
Le fait qu’une intervention juridique est préventivement demandée est tout aussi contestable. Le professeur Gilbert Demez de l’UCL (université de Louvain-la-Neuve) déclarait encore début 2006 dans une interview au quotidien Le Soir que de telles interventions préventives de la justice constituent un dépassement du pouvoir juridique. Il ajoutait encore qu’une intervention juridique n’est utilisée que comme moyen de pression patronal, où ce n’est pas tant la protection des droits qui est en jeu que la limitation du droit de grève. Le professeur Demez était d’opinion que limiter les moyens d’action du «contrepouvoir social» mène à une forme de «dictature»…
La base du droit de grève
Ce n’est qu’après la Première Guerre Mondiale que le droit de faire grève et de se syndiquer ont été reconnus en Belgique, bien évidemment dans le contexte des mouvements qui ont suivi la guerre, dont la Révolution russe était un des points culminants. Partout en Europe se développaient des mouvements et les travailleurs se sont révoltés dans différents pays. La bourgeoisie avait peur de la force du mouvement ouvrier organisé et elle a donc dû faire des concessions.
Ainsi a entre autres été instauré le suffrage universel (masculin uniquement), mais la liberté syndicale a aussi été reconnue. En 1921 une loi a garanti «la liberté d’organisation». En même temps, une loi antigrève a été abolie (le fameux article 310 de la loi pénale qui interdisait tout attroupement à une entreprise) et la journée des 8 heures (ainsi que la semaine de travail de 48 heures) a été introduite.
Le droit de grève est le fruit de la lutte des travailleurs et a plusieurs fois été reconnu juridiquement (entre autres dans la Charte Sociale de l’Europe). Les piquets de grève et les barrages routiers font partie du droit de grève et du droit de s’organiser. Cela a été confirmé par plusieurs Cours de justices en Belgique (notamment la Cour de Cassation en 1997 ou la Cour d’Appel à Anvers en 2004).
Le droit de mener des actions collectives ne peut tout simplement pas être limité. Le Comité Européen des Droits Sociaux a jugé il y a quelques années dans un rapport sur la Belgique que les piquets de grève pacifiques font partie du droit garanti de mener des actions collectives, des astreintes contre un tel piquet de grève ne sont donc pas acceptables.
Mettre sur pied des piquets de grève et même des barrages routiers fait partie de la liberté d’expression. D’ailleurs, dans le cas des barrages routiers, nous ne sommes pas les seuls à les considérer comme partie intégrante de la liberté d’expression. La Cour Européenne de Justice, qui n’est pas connue pour ses sympathies avec les idées du socialisme, a déclaré que la liberté de manifester (y compris les barrages routiers) ne peut être limitée que de façon exceptionnelle (arrêt de Schmidberger du 02/08/2003). La liberté d’expression lors d’un barrage routier a priorité sur le libre trafic de marchandises et de personnes, a déclaré la Cour.
Juridiquement, il y a donc une base pour défendre le droit de grève, alors que celle sur laquelle se reposent les casseurs de grève est très, très, limitée. Néanmoins, ces derniers semblent toujours obtenir gain de cause chez les juges. Seuls quelques juges échappent à l’attrait de l’illusion que c’est eux qui décident dans des conflits collectifs. Qu’il s’agit bien d’une illusion est évident : ce sont les patrons qui décident, qui utilisent la justice pour pouvoir recourir à des huissiers ou qui encore peuvent considérer la police comme leur propre milice privée.
Il faut une campagne
L’utilisation des astreintes pendant les grèves a déjà plusieurs fois mené à des protestations. En 2002, une pétition syndicale a rassemblé 80.000 signatures et syndicats et patronat ont négocié pour conclure un «gentlemen’s agreement», un accord qui n’est pas imposable. Dans cet accord, le patronat a promis d’éviter de recourir à des interventions juridiques. Il ne reste rien de cet accord.
Pour la défense du droit de grève, nous ne pouvons pas compter sur la justice, le patronat ou les politiciens traditionnels. Nous soutenons évidemment chaque pas pour la défense du droit de grève, mais il va falloir construire un rapport de force avec lequel on peut en pratique imposer que les patrons n’osent plus utiliser de requêtes unilatérales. Voilà comment le droit de grève a été obtenu et voilà comment il va devoir être défendu.
Evidemment, il est important de convaincre tous les travailleurs de participer à la grève: s’il n’y a plus de non-grévistes, les huissiers peuvent se mettre eux-mêmes aux caisses de Carrefour. A coté de cela, la force du nombre est importante : notifier une contrainte à 50 ou 100 personnes est encore faisable pour un huissier. Mais que faire s’il y a 1.000 militants ou plus au piquet? Ce n’est pas une option théorique, un appel des syndicats avec une mobilisation générale à une filiale de Carrefour dans la région bruxelloise aurait très certainement un grand effet.
Comment réagir face à un huissier?
A côté du droit de mener des actions collectives, il y a aussi des possibilités de résister à un huissier qui veut imposer une astreinte. Un huissier présent à un piquet ne peut pas simplement demander la carte d’identité d’un participant pour effectivement notifier la contrainte. La police n’a droit à faire un contrôle d’identité que pour une infraction ou un crime (par exemple perturber l’ordre public). L’huissier doit pouvoir s’identifier et prouver qu’il est compétent pour l’arrondissement juridique en question. S’il ne peut pas le prouver, il ne peut rien notifier.