Interview de Joe Higgins sur le NON irlandais

Interview de Joe Higgins sur le NON irlandais

Joe Higgins, porte-parole du Socialist Party (CIO-Irlande) et l’un des représentants du "non" au Traité de Lisbonne, était présent ces jeudi et vendredi à Bruxelles afin de protester contre la volonté des chefs d’Etats et de gouvernement d’éviter de prendre en compte le "non" irlandais au Traité. Il nous a également rendu visite, au secrétariat national du Mouvement pour une Alternative Socialiste, afin de discuter avec quelques-uns de nos membres du référendum et de la campagne du Socialist Party en Irlande. Nous ne pouvions le laisser partir sans une interview…

Interview par Giuliano et Stéphane

Socialisme.be : Tout d’abord, pourquoi un référendum en Irlande et pas dans les autres pays de l’Union européenne ?

Joe Higgins : "Un référendum a eu lieu en Irlande et pas ailleurs, non pas parce que l’Irlande est un pays particulièrement démocratique, mais bien parce que les autorités politiques sont obligées de l’organiser pour tout changement de la Constitution. Dans les années ‘80, la Cour suprême a imposé la participation de la population pour toute modification constitutionnelle par voie de référendum."

Socialisme.be : Que reproche-t-on au Traité de Lisbonne ?

Joe Higgins : Premièrement, Le document fait 250 pages et il est extrêmement difficile à lire. Il est très difficile d’isoler les mesures d’austérité qui sont bien cachées dans le texte. Par ailleurs, le Traité prévoit l’annulation du droit de veto existant à l’heure actuelle sur les décisions en matière économique. Avec ce nouveau traité, une décision de commercialisation des domaines de la santé, de l’éducation, des services sociaux, et du culturel et de l’audiovisuel pourrait être approuvée au niveau européen malgré la décision contraire d’un Etat membre qui ne bénéficierait plus de son droit de veto. Si ce Traité entrait en vigueur, même si on arrivait à changer le gouvernement, celui-ci ne pourrait pas s’opposer à une décision comme celle de la libéralisation d’un service.

Deuxièmement, ce Traité plaide pour un développement de l’industrie militaire ainsi que pour un changement radical de la politique étrangère de l’Union européenne. Celle-ci pourrait donc se montrer sur la scène internationale comme un gros bloc capitaliste capable d’intervenir pour défendre ses intérêts économiques, pour la lutte pour les matières premières par exemple. Le Traité prévoit l’instauration d’une force armée européenne sous un commandement unifié. La campagne était donc aussi une campagne contre l’impérialisme. Il est certain qu’on ne peut arriver à une paix généralisée avec le modèle militaire qui vient d’être rejeté par le peuple irlandais. Cette question était surtout importante pour beaucoup de jeunes et aussi de femmes pendant la campagne.

Troisièmement, le Traité européen comprend la Charte des droits fondamentaux. Le Labour Party et les bureaucraties syndicales en Irlande ont mis en avant la nécessité d’adopter ce Traité car la Charte donnerait de nouveaux droits aux travailleurs européens. Mais il n’en est rien. Les travailleurs européens sont mis en concurrence entre eux et leurs conditions de vie et de salaires sont modelés sur ceux des travailleurs issus des pays où ils sont les moins élevés. Sur demande de certaines entreprises "victimes" de piquets de grève, la Cour européenne de justice (CJE) a plusieurs fois pris position contre les travailleurs s’opposants aux pressions patronales pour, notamment, des diminutions de salaire de ce type. Selon la CJE, les syndicats n’avaient pas le droit de militer contre ces entreprises. Donc, si la Charte prévoit des droits sociaux pour les travailleurs, elle prévoit aussi et surtout beaucoup de dispositions favorables au "big business". La CJE a d’ores et déjà choisi son camp. C’était également une question très importante pendant notre campagne.

Socialisme.be : La complexité du texte a-t-elle favorisé la victoire du "non"?

Joe Higgins : Cela a joué un rôle, mais pas le plus important. Le camp du "oui" explique sa défaite essentiellement par la complexité du texte que la majorité des irlandais n’a pas dû bien comprendre… C’est vrai qu’un texte compliqué écrit par des technocrates n’encourage pas à être approuvé par de nombreuses personnes. Mais cette analyse réduit le sentiment général présent en Irlande ; c’est le fondement même, la base du texte qui a stimulé le rejet.

Le gouvernement et le camp du "oui" en général ont d’ailleurs stimulé la confusion en évitant de parler du contenu même du texte. Les sujets réels qui y sont abordés ont été déserté par la classe politique au profit de slogans tels que : "C’est dans notre intérêt" (Progressive Democrats) ou "Fier d’être irlandais. Oui à l’Europe" (Labour Party).

Socialisme.be : Le début de la crise économique a-t-il influencé le vote?

Joe Higgins : C’est clair que le début de la crise a dû peser sur le choix de beaucoup de travailleurs. Comme dans de plus en plus de pays européens, la valeur des maisons est en train de chuter, et 5.000 emplois ont été supprimés ces derniers mois dans le domaine de la construction. Mais, d’un autre côté, la conscience générale n’en est pas encore à des luttes militantes aujourd’hui.

Socialisme.be : L’Irlande a été le premier pays européen à ouvrir ses frontières aux travailleurs immigrés ; la droite s’est-elle servie de ce thème dans la campagne?

Joe Higgins : Ce n’était pas évident dans la campagne. Les organisations soutenant le "non" n’ont pas mis en avant cette question de l’immigration pour refuser le Traité. Mais certains disent que cela a eu une certaine influence sur la campagne. La campagne que le Socialist Party a menée n’a en tout cas laissé aucun espace pour ce type de thèmes. Nous avons mené une campagne vers la classe ouvrière, et la plupart des gens savent que les travailleurs immigrés sont utilisés notamment pour mettre une pression à la baisse sur les salaires en vigueur et que c’est l’élite et non les immigrés qui en sont responsables.

Socialisme.be : Quelles sont les forces qui ont mené campagne pour le "oui" au Traité?

Joe Higgins : Le camp du "oui" était mené par le gouvernement, composé du Fianna Fail, des Progressive Democrats, et du Green Party, bien que celui-ci soit divisé entre les deux camps, ainsi que par une partie de l’opposition : notamment le Labour Party et le Fine Gael. Les directions syndicales, l’Eglise catholique, très importante en Irlande, et, bien sûr, le "big business" étaient également dans la campagne pour le « oui ».

Donc, d’un côté, on a la classe politique : sur les 166 députés, 160 ont soutenu le Traité. De l’autre, on a la population qui a dit "non" à 53,4%…

Socialisme.be : Et quelles étaient justement les forces qui s’opposaient au Traité?

Joe Higgins : Les deux plus grosses organisations politiques qui ont mené campagne pour le "non" sont le Sinn Féin et le Socialist Party. Par ailleurs, une nouvelle formation politique de droite, Libertas, créée il y a quelques mois, a également soutenu le "non" au référendum. Son fondateur est un millionnaire, voire milliardaire, qui s’est enrichi dans le processus de démantèlement de l’économie planifiée de certains Etats de l’Est de l’Europe, notamment l’Albanie. Libertas défend le faible taux de taxation imposé aux entreprises en Irlande, actuellement de 12,5%. Un des ses principaux arguments de campagne consistait à dire que, avec le Traité, ce serait impossible pour l’Irlande de garder un taux de taxation aussi bas. Mais le Traité n’intervient en aucun cas dans ce domaine.

Socialisme.be : Le camp du "non" était-il uni dans la campagne?

Joe Higgins : Même si une coupole rassemblait les différentes organisations s’opposant au Traité ("Campaign against the EU constitution"), chaque composante de ce camp a mené campagne de son côté, avec son propre matériel et ses propres arguments. Libertas a ainsi dépensé la modique somme d’un million d’euros. Le profil de cette organisation dans la campagne était donc extrêmement fort, très visible. Le Sinn Féin, avec ses députés, bénéficiait également d’une tribune très importante. Mais en Irlande, la loi oblige aux médias de donner le même temps de parole aux deux camps, ce qui a permis à notre organisation d’apparaitre publiquement assez souvent.

Ainsi, quatre porte-paroles du "non" se sont dégagés dans la campagne : un représentant de Libertas, un eurodéputé du Sinn Féin, un représentant du Green Party et moi-même. J’ai ainsi pu profiler le Socialist Party dans de nombreux débats à la télévision et à la radio avec des ministres et des partisans du "oui".

Socialisme.be : Comment les membres dans les sections locales du Socialist Party se sont-elles impliquées dans la campagne?

Joe Higgins : Notre campagne a surtout été menée dans les grandes villes où nous sommes le plus présent : Dublin, Cork, Limerick et Galway. Nous avons organisé de nombreux meetings dans ces villes qui ont rassemblé plusieurs centaines de personnes. Nous avons également fait de nombreux stands de rue avec des pancartes, des tracts et notre journal, dans lesquels toute notre argumentation contre le Traité était développée. Nous avons également été invités dans des meetings publics, notamment sur différentes universités.

C’était une très très bonne campagne, et le résultat est important pour notre organisation. Nous avons évidemment pu faire des contacts, dont une vingtaine sont très intéressés pour rejoindre le Socialist Party.

Socialisme.be : Que va-t-il se passer maintenant?

Joe Higgins : Il est clair que la bureaucratie de l’Union européenne n’accepte pas la décision du peuple irlandais. Ils sont en train de chercher, à moitié cachés, une manière de contourner le résultat qui est une claque pour toute l’élite européenne. Ils vont peut-être essayer de modifier quelques points du texte actuel, mais pas les fondements, seulement la décoration. Avec éventuellement l’idée de resoumettre le texte à un référendum, par exemple début 2009. Il est possible que la bureaucratie européenne tente "d’acheter" Libertas, en changeant l’un ou l’autre point contesté par celui-ci, afin d’essayer "d’assurer" une majorité favorable au Traité.

Socialisme.be : Selon toi, quelle va être la réaction de la population si un nouveau référendum est organisé?

Joe Higgins : Une proportion importante de la population irlandaise va être très en colère. Le gouvernement aura encore plus de mal à faire changer d’avis cette catégorie de gens. Mais il essayera de jouer avec ceux qui pourraient baisser les bras, et cela pourrait pencher en faveur du "oui".

Mais il faut regarder le contexte : nous sommes en période de crise économique en Irlande. Par endroits, les travailleurs commencent à entrer en lutte, et si ces luttes prennent de l’ampleur pendant le référendum, cela pourrait être très difficile pour le gouvernement irlandais…

Socialisme.be : Le Socialist Party va-t-il se présenter aux élections européennes dans un an?

Joe Higgins : Bien sûr, et ce sera l’occasion pour nos membres de continuer à mener cette campagne et de construire notre organisation.


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