L'Allocation universelle en débat : Philippe Defeyt propose un «fine tuning»(1) social

philippedefeytLa crise structurelle du capitalisme dans les années ‘80 a bouleversé la donne idéologique. L’Etat providence – la sécurité sociale, citadelle de protection de la classe ouvrière et résultat de la lutte du mouvement ouvrier organisé et conscient – était devenu un obstacle à la restauration du taux de profit pour les détenteurs de capitaux. Les capitalistes sont donc repartis à l’assaut des conquêtes du mouvement ouvrier. L’explosion du chômage de masse, la précarisation d’une partie importante du salariat, l’affaiblissement du service public ont été le contexte dans lequel des intellectuels comme Philippe Defeyt et Van Parijs ont mûri leur conception d’allocation universelle.

Par Alain (Namur)

«J’aimerais habiter en Théorie…» : tout y est toujours si simple

Philippe Defeyt (2) est un intellectuel qui compte dans le paysage belge francophone. Depuis maintenant 30 ans il défend l’allocation universelle. Aujourd’hui, à la veille de sa retraite, il sort un projet concret qui permet d’enrichir le débat sur cette question en particulier et sur l’alternative qu’il défend face à la crise du système capitaliste de manière générale. C’est dans cet esprit de débat contradictoire que nous voulons opposer quelques arguments.

Dans son préambule, il dit ceci : «Imaginez quelques instants que l’on puisse reconstruire une protection sociale à partir d’une feuille blanche. Cette posture intellectuelle ne signifie en rien que notre système social est mauvais ou dépassé. Il s’agit tout simplement de faire cet exercice pour voir ce qui doit être consolidé et ce qui peut évoluer. Voici comment je propose de remplir cette page blanche pour écrire un autre avenir. »

Murray Rothbar dans son «Éthique de la liberté» a utilisé un processus analogue pour poser sa philosophie du droit naturel :  «Pourtant, comme j’ai tenté de le démontrer ailleurs, ce modèle apparemment “irréaliste” a des applications importantes, voire indispensables. Il permet d’isoler la situation de l’homme face à la nature et de la voir plus clairement en commençant par faire abstraction des relations entre les personnes. On est ensuite en mesure d’élargir cette analyse homme/nature et de l’appliquer au “monde réel”. Faire apparaître vendredi, ou une ou plusieurs autres personnes.»

Le problème de ce genre de postulat c’est justement de se placer en-dehors de la société réelle. Nous pensons au PSL que la société est divisée en classes sociales. Nous pensons aussi que cette division structure l’ensemble de la société. Tous les observateurs attentifs de la vie politique – même ceux ne percevant pas la division en classes – peuvent constater que l’ensemble des salariés n’ont pas le pouvoir de définir la politique économique d’une entreprise et encore moins celle de toute de la société. En dernière analyse, ces décisions qui déterminent la vie de l’ensemble de l’humanité reposent sur une petite couche de personnes, les capitalistes.

Penser que l’on peut mener une politique favorable à la majorité en faisant abstraction des rapports de classes est illusoire. Nous évoluons dans un contexte où chaque mesure politique attaque un peu plus les acquis que l’on a pu conquérir depuis la Seconde Guerre mondiale. C’est à cela que les travailleurs et leurs organisations font face et ce contre quoi ils luttent à l’heure actuelle.

Ce procédé – s’il n’est pas naïf – permet de masquer l’exploitation capitaliste, c’est-à-dire le fait qu’une infime minorité de la société vit du travail non payé de la majorité sociale. En cela, c’est une vision néolibérale de la société.

Les bonnes intentions du plan Defeyt

La conception que présente Philippe Defeyt comporte plusieurs aspects progressistes qui le distinguent clairement des néolibéraux conservateurs :

• Une volonté de mettre fin au contrôle social. L’effet pervers des allocations quelles qu’elles soient, c’est qu’elles permettent aux dirigeants de contrôler le mode de vie de ceux qui en sont les bénéficiaires. Cela permet donc de contrôler, de juger ou de soumettre au jugement public l’ensemble des choix des pauvres.
• Une volonté d’aller vers l’individualisation des droits et de coller aux nouveaux modes de vie des jeunes générations (collocations, partage du temps entre travail salarié et activité personnelle, etc).
• Une volonté de trouver une solution dans le cadre actuel pour les plus pauvres. C’est de ce fait la continuité de son travail comme président du CPAS de Namur.

Malgré ces aspects évidemment positifs, nous pensons que dans le cadre actuel, ce projet ne tiendra pas. Le système capitaliste ne peut sortir de la crise dans lequel il est enlisé que par la destruction de nos conditions de vie et de travail. L’exemple de la Grèce est à ce titre édifiant. Et ce ne sont certainement pas 600 euros par mois compensés par une augmentation d’impôts qui pourront les sortir de la misère.

Le Tax Shift a une nouvelle fois démontré qu’une mesure théoriquement en faveur de l’ensemble de la société se transforme vite en une mesure ne bénéficiant qu’aux plus riches, mais payée par tous. Nous ne sommes pas parvenus – dans le rapport de force actuel – à orienter vers la majorité sociale les 9 milliards d’euros issus du Tax Shift. Comment croire alors qu’avec ce même rapport de force nous pourrions orienter de manière juste les 102 milliards d’euros (soit ¼ du PIB) nécessaires à l’allocation universelle, face à une classe capitaliste toujours plus vorace et, jusqu’ici, toujours au poste de commande ?

Une vision thatchérienne, une approche individualisante des problèmes sociaux

Margareth Thatcher disait : « Il n’existe pas de Société. Il n’y a que des hommes et des femmes et leurs familles » (3). De manière analogue, face à une série de problèmes posés à l’ensemble de la société par le mode de production et les relations sociales capitalistes, Phillipe Defeyt opte pour une voie de sortie individuelle :

• Face au chômage de masse : une réduction personnelle du temps de travail qui sera compensée en partie par l’allocation universelle,
• Face au sexisme : alors que 80 % des tâches ménagères sont encore effectuées par les femmes – ce qui les poussent bien souvent à réduire leur temps de travail rémunéré – à aucun moment Philippe Defeyt ne propose de créer ou de développer les services publics (nouvelles places et investissements dans les crèches, les écoles, les garderies, …) pour pallier à cette surcharge de travail domestique.
• Face à la question environnementale : l’allocation universelle serait un tremplin pour les entrepreneurs qui veulent se lancer dans la transition écologique. Les règles du libre marché seraient-elles donc compatibles avec une production écologiquement responsable ? Comment mettre fin aux gigantesques gaspillages du système capitaliste sans abolir la loi du profit ? Nous pensons qu’une planification démocratique de la production est nécessaire.
• Pour libérer la créativité des individus dans la société : l’allocation universelle permettrait de financer ceux qui sont déjà créatifs. Mais pour que chaque individu dans la société puisse libérer son plein potentiel, il faudra refuser la division du travail poussée à l’extrême. Nous aurons aussi besoin d’une réduction collective du temps de travail et d’un réinvestissement massif dans l’enseignement et la culture afin de rendre l’art réellement accessible à tous.

Selon nous, l’ensemble des problèmes auxquels nous faisons face doivent être traités en apportant une réponse collective. C’est en changeant le système de production et les rapports sociaux que l’on peut réellement affronter ces problèmes. Avec la révolution russe de 1917, les thèmes abordés par Defeyt ont été traités par l’ensemble de la société. S’en est suivie une augmentation drastique du taux d’alphabétisation, de meilleurs droits pour les femmes et les victimes de discriminations, une élévation du niveau culturel dans toute la société. Le processus de bureaucratisation a freiné puis stoppé cette dynamique, mais cela reste un modèle vers la résolution des problèmes qui entachent l’humanité.

La vérité est toujours concrète

Philippe Defeyt met sa proposition en débat par cette question : « est-ce une proposition de droite ou de gauche ? » Il tranche lui-même sans vraiment se positionner sur cet axe : « […] Ceci précisé, je pense que le modèle de revenu de base proposé ici peut constituer le cœur d’un nouveau pacte social et politique, dans l’esprit de celui qui est né de la guerre. ».

Le projet est ambitieux. Mais Monsieur Defeyt oublie un élément majeur déjà évoqué plus haut. Après-guerre, le modèle de concertation sociale n’est pas sorti de nulle part, il a été le fruit d’une lutte de classes bien réelle. Cela n’étant pas l’objet de cet article, nous n’en donnerons ici qu’un seul élément : en 1946, le Parti Communiste Belge devançait les libéraux pour devenir le troisième parti de Belgique avec environ 21 % des suffrages et 100.000 militants. Dans plusieurs pays d’Europe le Parti Communiste est d’ailleurs monté au pouvoir au côté d’autres partis, la classe dirigeante y voyant une manière d’intégrer le parti au système par peur d’une révolution téléguidée par l’URSS.

Aujourd’hui, nous sommes dans un contexte et un rapport de force totalement différent. Thomas Picketty a sorti un livre intitulé « Le Capital au XXIe siècle ». Celui-ci nous donne une idée de la manière dont le rapport de force est redevenu favorable aux riches. Dans les tableaux qu’il présente, on observe que dans l’ensemble des pays capitalistes avancés les inégalités ont eu tendance à diminuer au fil de la lutte des classes au 20e siècle. Puis elles ont effectué une hausse drastique à partir des années 70’-80’. C’est à partir du moment où la classe des travailleurs a vu son rapport de force se dégrader que des intellectuels comme Van Parijs et Defeyt ont avancé cette idée qui consiste à faire payer par les travailleurs la pauvreté d’autres travailleurs.

Dans ce sens, ces intellectuels « néo-thatchériens de gauche » se placent en-dessous du débat « réforme ou révolution ? » pour se placer au niveau du « fine tuning » social.

Dans les chiffres, cette mesure coûterait environ 102 milliards d’euros. 74 milliards proviendraient «juste» d’une ré-allocation des différentes prestations sociales. 15 milliards seraient ponctionnés via une augmentation d’impôts. Pour les 10 milliards restant, ce n’est pas détaillé. Juste des allusions à une taxation sur les revenus peu ou pas taxés. Cela peut vouloir dire un impôt sur la fortune ou un nouveau Tax Shift à charge de la population… Ce serait donc, une nouvelle fois, une question de rapport de force.

Il n’est pas de sauveur suprême

Nous avons examiné ici la proposition d’allocation universelle de Philippe Defeyt, mais ce n’est pas la seule proposition. Il existe des propositions néo-thatchérienne de droite comme celle de Roland Duchatelet, ou encore celle de l’UNIZO (petit patronat flamand).

Au-delà de l’allocation universelle, le débat est également fourni au sujet du salaire socialisé, des monnaies complémentaires, etc.

Nous pensons au PSL que ce n’est que lorsque l’ensemble des travailleurs organisés se mettent en marche que l’on peut changer le rapport de force dans la société, et donc changer celle-ci. Nous devons discuter collectivement de quel type de société nous voulons et comment nous pouvons y parvenir. À ce titre, la contribution de Philippe Defeyt est importante pour le débat.

(1) Fine tuning : Terme qui réfère à un ajustement fin au sein d’une situation donnée.
(2) Philippe Defeyt : économiste, membre d’Ecolo (ancien secrétaire fédéral d’Ecolo durant leur participation gouvernementale), président du CPAS de Namur depuis 10 ans et pour encore quelques jours.
(3) “There’s no such thing as society. There are individual men and women and there are families “

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