Panama Papers: “C’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches”

(Victor Hugo)

Panama_FGTB
Rassemblement de la FGTB Place de la Monnaie à Bruxelles, 19 avril 2016. Photo: PPICS

La conclusion du dernier contrôle budgétaire du gouvernement fédéral est arrivée à un moment très particulier : pile au moment où les Panama Papers étaient à la une de l’actualité. Kris Peeters a justifié le paquet de mesures antisociales des autorités fédérales en expliquant, sans rire, que ‘‘nous vivons tous au-dessus de nos moyens’’… Cerise sur le gâteau, c’est également à ce moment que les rémunérations des patrons du Bel 20 ont été dévoilées : 20% de plus qu’en 2014 (pour atteindre une moyenne de 2,07 millions d’euros).

Dossier de Nicolas Croes

Au même moment encore, le dirigeant de la fédération patronale flamande Unizo Karel Van Eetvelt réagissait à des chiffres d’Eurostat pour exiger du gouvernement de durcir la modération salariale et de revoir les charges salariales à la baisse. Le ministre des Finances Johan Van Overtveldt (N-VA) a également interjeté appel contre la décision de la Commission européenne demandant à la Belgique de récupérer 942 millions d’euros économisés par 35 multinationales à la faveur de l’exonération des bénéfices excédentaires (excess profit rulings). C’est le principe du ‘‘deux poids deux mesures’’ qui règne, en fonction du côté de la barrière sociale où l’on se place. Les chiens sont lâchés sur la soi-disant ‘‘fraude sociale’’ alors que l’enquête sur le volet belge des Panama Papers se fera sans commission d’enquête parlementaire à la Chambre, mais avec une commission spéciale, qui dispose de beaucoup moins de pouvoirs.

Pour boucler son conclave budgétaire d’avril dernier, le gouvernement fédéral a prévu d’aller chercher 65 millions d’euros (à peine!) dans l’évasion fiscale. Mais il compte sur plus du double (150 millions d’euros) en recettes fiscales liées à l’augmentation des accises sur le diesel et le tabac ! Mais les recettes visant à combler le déficit budgétaire sont toujours les mêmes : plus de taxes pour la population, démantèlement de notre sécurité sociale (notamment au travers de réductions fiscales au patronat), attaque contre les chômeurs et les bénéficiaires du CPAS, saut d’index,… À la population de payer pour que les riches continuent leur festin.

Le plus gros client de Mossack Fonseca ? Une filiale de Dexia

Le Soir a révélé que la banque Dexia était – par l’intermédiaire d’Experta, filiale de la Banque internationale à Luxembourg (BIL), elle-même filiale du groupe Dexia – le principal fournisseur d’offshore au monde. Plus de 1.600 sociétés offshore ont ainsi été créées de 1996 à 2011 avec le cabinet panaméen Mossack Fonseca. Rappelons qu’en 2008, le groupe Dexia avait été sauvé de la faillite par l’argent de la collectivité à hauteur de trois milliards d’euros. Son activité de création d’offshores a toutefois tranquillement continué.

Comme en témoignent des échanges internes entre Mossack Fonseca et des dirigeants de Dexia, il ne fait aucun doute que le siège bruxellois du groupe Dexia était au courant des activités de sa filiale Experta. Précisons qu’une partie des administrateurs de la banque ont été nommés par les partis traditionnels, via le holding communal, comme Elio Di Rupo (entré au conseil d’administration en 2004) ou Jean-Luc Dehaene (qui en est devenu président en 2008). Comment expliquer qu’ils n’aient été au courant de rien ? Dans les 11,5 millions de documents des Panama Papers se trouvent les déclarations d’un responsable d’Experta de 2010 selon qui ‘‘chaque décision doit être approuvée par le quartier général’’ de Dexia.

Aux dires du quotidien flamand De Tijd, l’Inspection spéciale des impôts (ISI) savait depuis 2009 au moins que la BIL logeait parfois des comptes non déclarés au fisc. Cette année-là, la section gantoise de l’ISI dirigée par Karel Anthonissen avait démasqué un contribuable belge ayant dissimulé son compte à la BIL derrière une société panaméenne. Le cas avait été signalé à la hiérarchie sans que la section fédérale de l’ISI ne réagisse…

La Belgique : enfer fiscal pour les pauvres, paradis pour les riches

Ce silence complice des autorités envers la fraude fiscale n’est pas un accident. On peut même parler de favorisation consciente. Un des chantiers de Didier Reynders lorsqu’il fut ministre des Finances a d’ailleurs été de dégraisser le personnel du SPF Finances : des quinze services publics fédéraux (SPF), c’est celui-là qui a subi la plus grande perte de travailleurs. Le service a perdu 2375 fonctionnaires de fin 2008 à début 2012 (une réduction de 9,1%) !(1) Le signal est clair : continuez de frauder, nous élargissons les mailles du filet ! Comment dès lors s’étonner du fait que l’administration fiscale affirme s’être montrée tout bonnement incapable de poursuivre les fraudeurs révélés en 2013 dans l’OffshoreLeaks, faute de moyens notamment ?

La police fédérale a d’autre part régionalisé la Computer Crime Unit (les agents ont été répartis dans les différents arrondissements de police) et démantelé l’Office central de la lutte contre la délinquance économique et financière organisée (OCDEFO)(2). Ce détricotage est lourd de conséquences et fragilise grandement la lutte contre la délinquance financière.

Au-delà de la fraude, le système fiscal belge est très généreux pour les comptes en banque bien fournis. ‘‘Le niveau de fiscalité belge est immoral en soi’’ dénonce l’avocat fiscaliste Thierry Afschrift(3). ‘‘Il y a la fraude fiscale (…) et l’évasion fiscale licite, en conformité avec la loi (…) On a remarqué que les autres fuites (Swissleaks, LuxLeaks etc., NDLR) n’ont finalement pas eu beaucoup d’incidences pour les gens qui étaient concernés. (…) Le législateur n’a jamais cherché en Belgique à taxer les très riches. (…) La grande masse, en Belgique, est surtaxée.’’

Le directeur de l’inspection spéciale des impôts des Flandres orientale et occidentale Karel Anthonissen abonde dans le même sens. Des milliards d’euros de bénéfices d’entreprises sont passés sous le nez de la collectivité ces dernières années en raison des innombrables déductions (Déduction des intérêts notionnels,…) : ‘‘Ce qui rentre encore en impôts des sociétés provient des centaines de milliers de petites entreprises’’. Il précise : ‘‘Jusque dans les années nonante, la majorité de l’impôt des sociétés était payée par un petit nombre de grandes entreprises de capitaux, en premier lieu les grandes banques. Ce n’est plus le cas. Ce qui rentre encore en impôt des sociétés est apporté par des centaines de milliers de petites entreprises, soit quelque 3,7% du PIB. (…) L’impôt des sociétés en tant qu’impôt des gains en capital a pratiquement disparu.’’(4)

Précision piquante, ce directeur régional avait été un temps suspendu suite à une plainte du patron du SPF Finances Hans D’Hondt, classée sans suite, déposée en conséquence d’un tweet de Karel Anthonissen dans lequel ce dernier mettait ouvertement en doute la volonté de M. D’Hondt de lutter contre la fraude fiscale… Ah oui, Hans D’Hondt a aussi été impliqué dans la deuxième opération de sauvetage de Dexia en 2011.

Citons encore, dans la réforme fiscale de 2004 amorcée par Didier Reynders (MR), la suppression des tranches de revenus les plus élevées imposées à 55% et 52,5%, suscitant la joie chez les plus riches. Cela représente un manque à gagner annuel de 6 milliards d’euros pour les caisses de la collectivité !(5)

C’est le système économique qui est coupable

Plusieurs conclusions s’imposent. Tout d’abord, ce ne sont pas les richesses qui manquent. Nous ne vivons pas ‘‘au-dessus de nos moyens’’, il y en a qui vivent sur notre dos et ce sont les plus fortunés. Ensuite, ces paradis fiscaux sont connus depuis longtemps, mais le pouvoir politique n’a strictement rien fait pour s’y attaquer, que du contraire. Pour repousser les réfugiés, on peut mettre de côté des accords internationaux comme ceux de Schengen. Mais pour la fraude fiscale, c’est une tout autre histoire. Cette prétendue ‘‘impuissance’’ est un choix politique qui contraste durement avec la réalité subie par les travailleurs, les chômeurs, les réfugiés,… Cela se comprend aisément puisque c’est tout l’establishment capitaliste qui baigne dans ces magouilles, qu’elles soient légales ou non. Le résultat, c’est que 62 personnes possèdent aujourd’hui autant de richesses que la moitié la plus pauvre de l’Humanité.(6) Et nous ne parlons ici que des données officielles…

Sous la pression de l’opinion publique, il peut bien y avoir de grandes déclarations comme les appels à la ‘‘moralisation du capitalisme’’ qui ont suivi l’éclatement de la crise en 2008. Mais rien ne change ensuite. Chaque tentative visant à faire contribuer les super-riches s’est heurtée à la logique de concurrence inhérente à ce système économique. L’énorme richesse qui est parfois cachée dans les paradis fiscaux résulte de la misère sociale de la grande majorité de la population. C’est l’opulence de l’élite qui est à la base de la démolition de nos conditions de vie, mais aussi des tensions sociales et internationales croissantes, jusqu’aux guerres. Si nous voulons obtenir un changement fondamental, nous devons prendre notre avenir en main !

En Espagne, le ministre de l’Industrie, de l’Énergie et du Tourisme du gouvernement sortant, José Manuel Soria, a été contraint de démissionner suite à des preuves de ses implications dans des affaires liées au paradis fiscal. En Islande, les mobilisations ont été si massives que le Premier ministre a dû présenter sa démission peu après que le scandale ait été divulgué. Mais le gouvernement est resté en place et il comprend toujours deux autres personnes impliquées dans le scandale. Les mobilisations se poursuivent encore, et c’est la juste voie à suivre, celle de l’action concrète des masses elles-mêmes. Mais il faut aller plus loin.

La clameur qui s’élève pour exiger un meilleur contrôle du secteur financier est justifiée. Mais soyons clairs : la collectivité ne peut pas contrôler ce qu’elle ne possède pas. Il faut arrêter de donner à l’élite financière la possibilité de nous faire payer leur folie avec nos salaires, nos services publics, nos pensions,… Les réformes ne suffiront pas. Il faut les combiner à la lutte pour un contrôle public et démocratique du secteur financier dans sa totalité, de même que des secteurs clés de l’économie. Il fallait procéder de la sorte avec Dexia ou Fortis à l’époque : au lieu de collectiviser les pertes et de privatiser les profits comme cela a été le cas, il fallait nationaliser ces banques sous contrôle démocratique et refuser de rembourser les pertes aux spéculateurs. C’est la seule manière d’assurer un contrôle des capitaux et ainsi d’empêcher leur fuite.

Nous n’avons encore jamais produit autant de richesse qu’aujourd’hui. Ce ne sont pas les moyens qui manquent, mais la volonté politique. Nous sommes nous aussi favorables à une fiscalité plus juste, mais ceux qui détiennent le capital et les propriétaires immobiliers feront payer la pression fiscale plus forte aux consommateurs, travailleurs ou locataires. Seule une nationalisation des secteurs clés de l’économie sous contrôle démocratique de la communauté offre des garanties par rapport à cela. Nous voulons la fin de ce système dépassé de propriété privée et de course au profit et un socialisme démocratique moderne avec libre utilisation de la connaissance et des moyens au profit de tous.

Nous ne pouvons plus accepter le règne corrompu et criminel de l’élite capitaliste. Nous ne pouvons plus supporter la crise économique, humaine et écologique du capitalisme. Ce système est pourri jusqu’à la moelle. Il est grand temps de se battre et de lier la lutte contre l’austérité à celle pour un autre système économique, pour une transformation socialiste de la société !

Nos revendications :

  • Stop à l’austérité et aux attaques antisociales contre les travailleurs et leurs familles !
  • Pour la levée immédiate du secret bancaire et l’instauration d’un cadastre des fortunes !
  • Pour le renforcement de la lutte contre la grande fraude et l’évasion fiscales !
  • Pour le remboursement complet des 942 millions d’euros de cadeaux fiscaux aux multinationales (Excess Profit Rulings) ainsi que des autres cadeaux fiscaux de ce type (Intérêts Notionnels,…) !
  • Allons chercher l’argent là où il est : chez les super-riches et dans les paradis fiscaux !
  • Nous ne contrôlons pas ce que nous ne possédons pas : nationalisation du secteur financier sous contrôle et gestion démocratiques des travailleurs et des usagers, sans rachat ni indemnité, sauf sur base de besoins prouvés, afin d’empêcher la fuite des capitaux face à une forte imposition des fortunes !
  • Pour le contrôle et la gestion démocratiques publics des leviers de commande de l’économie : nationalisation démocratique des secteurs clés de l’économie (sidérurgie, énergie,…) !
  • Pour une gestion rationnelle des ressources naturelles et de la production économique grâce à la planification démocratiquement élaborée de l’industrie et des services, seule manière d’assurer que l’économie soit au service des nécessités sociales de la population !

Les Panama Papers:

C’est un scandale financier 1500 fois plus gros que celui révélé par Wikileaks basé sur des sociétés-écrans installées dans des paradis fiscaux par l’intermédiaire du cabinet d’avocats panaméen Mossack Fonseca. Les comptes secrets de plus de 200.000 sociétés ‘‘offshore’’ ont ainsi été divulgués par une association internationale de journalistes d’investigation (le Consortium international des journalistes d’investigation, ICIJ) et 107 médias nationaux.

Au moins 732 habitants de Belgique sont cités (notamment Clemaco, un des grands fournisseurs de l’armée belge) au côté de sportifs (Messi par exemple), de Poutine, de la famille du président chinois Xin Jinping, du roi du Maroc Mohamed VI, du roi Salman d’Arabie saoudite, du président argentin Mauricio Macri, du président ukrainien Porochenko, du premier ministre islandais (qui a démissionné depuis), etc. En France, le FN a lui aussi été éclaboussé.

Il s’agit d’évasion fiscale, mais aussi de fraudes pétrolières en Angola, de trafic de fournitures militaires à la Syrie, de crimes odieux comme de la traite d’êtres humains,… tout cela couvert par le silence des sociétés-écrans.


AB InBev : bière & soif de profits

Le CEO d’AB Inbev Carlos Brito se trouve en tête des patrons du Bel 20 (l’indice boursier qui regroupe les grandes entreprises belges) qui gagnent le plus. En 2015, son bonus a triplé pour quasiment atteindre les 3 millions d’euros ! En tout, sa rémunération s’élevait cette année-là à 4,6 millions d’euros.

L’actionnaire majoritaire d’AB InBev, c’est la famille Spoelberch (fortune estimée de 14 milliards d’euros), dont plusieurs membres figurent dans les révélations des Panama Papers (à l’instar des scandales de fraude de LuxLeaks et de SwissLeaks).

AB Inbev figure aussi parmi les entreprises belges qui ont le plus profité des accords fiscaux belges et devrait rembourser 164 millions d’euros pour ne rien avoir payé d’impôts sur ses 293 millions d’euros de bénéfices.

Un bel exemple qui illustre à quel point ce système est fait sur mesure pour l’élite parasitaire capitaliste.


Et aux États-Unis ?

Jusqu’ici, il a fort peu été question des USA dans les Panama Papers. Mais une étude d’Oxfam-USA vient de dévoiler que les cinquante plus grandes entreprises du pays ont planqué pas moins de 1.400 milliards de dollars dans des paradis fiscaux entre 2008 et 2014. Sur le même laps de temps, ces entreprises ont bénéficié de 11.000 milliards de dollars de fonds publics via des garanties sur prêts ou des aides fédérales. L’évasion fiscale des multinationales coûterait 111 milliards de dollars aux finances publiques américaines et priverait également les pays pauvres de 100 milliards de recettes fiscales.

Pour Raymond Offenheiser, président d’Oxfam America, ‘‘Les immenses sommes que les grandes compagnies ont amassées dans des paradis fiscaux devraient être utilisées pour combattre la pauvreté et reconstruire les infrastructures aux États-Unis et ne pas être dissimulées dans des centres offshore comme le Panama, les Bahamas ou les Iles Caïmans’’.


La directive ‘‘Secret des affaires’’

Deux semaines à peine après les révélations des Panama Papers, le Parlement européen a voté une directive hautement controversée destinée à protéger le ‘‘secret des affaires’’. Officiellement, il s’agit de lutter contre l’espionnage industriel, mais de nombreux journalistes et lanceurs d’alertes y ont vu une menace contre la liberté d’informer (7).

Les entreprises peuvent dorénavant arbitrairement décider si une information a une valeur économique ou non et donc si elle peut être divulguée pour ensuite engager des poursuites contre les journalistes ou les lanceurs d’alertes responsables de fuites. En cas de condamnation par un juge, des sommes astronomiques pourraient être exigées au fauteur de trouble. Des journalistes craignent même que l’on puisse assister à des peines de prison dans certains pays !


Notes :
(1) ‘‘Le nombre de fonctionnaires diminue, la charge des pensions augmente’’, rtbf.be, 18 janvier 2013
(2) ‘‘STUPEUR : l’équipe des super flics de la lutte contre la délinquance financière va être démantelée’’, RTL-info, 22 mai 2015.
(3) L’Echo, édition du 14 avril 2016.
(4) ‘‘L’impôt des sociétés a disparu’’, carte blanche, LeVif.be, 20 avril 2016.
(5) Jan Béghin ‘‘De schande van een rijk land’’ (“La honte d’un pays riche”)
(6) ‘‘62 personnes possèdent autant que la moitié de la population mondiale’’, oxfam.be, 18 janvier 2016.
(7) Citons notamment : des lanceurs d’alertes tels qu’Antoine Deltour (à l’origine du scandale des LuxLeaks), Hervé Falciani (affaire HSBC) ou Stéphanie Gibaud (qui a dénoncé l’évasion fiscale d’UBS), l’ancien journaliste d’investigation Denis Robert, le président de Reporters sans frontières Christophe Deloire ou encore Edwy Plenel (Mediapart).

Partager :
Imprimer :

Soutenez-nous : placez
votre message dans
notre édition de mai !

Première page de Lutte Socialiste

Votre message dans notre édition de mai