La révolution permanente, hier et aujourd’hui

0605tunisieL’expérience des processus de révolutions et de contre-révolutions au Moyen-Orient et au Maghreb dans les cinq dernières années nourrissent le débat sur le caractère de ces révolutions ainsi que sur l’orientation à donner au travail des militants de gauche dans la région. Il n’est donc pas inutile de revenir sur certaines analyses théoriques, afin de les confronter à la réalité d’aujourd’hui. En particulier, la théorie de la révolution permanente, une des contributions les plus essentielles du révolutionnaire russe Léon Trotsky au marxisme.

Article tiré du journal de nos camarades tunisiens // Journal en version PDF

journal_tunisieA partir de 1905, Trotsky élaborait la première ébauche de cette théorie. L’idée prédominante dans le mouvement marxiste de l’époque était qu’une révolution socialiste ne pouvait avoir lieu que dans les pays hautement industrialisés, là où le prolétariat avait un poids numérique prépondérant, et que les mouvements révolutionnaires dans les pays économiquement retardataires se cantonneraient purement à des tâches dites “démocratiques”: l’élimination des vestiges du féodalisme, l’introduction de libertés fondamentales, la réforme agraire et le développement industriel sur la base du capitalisme.

Le point de départ original de Trotsky était celui d’un “développement inégal et combiné”: le système capitaliste a pénétré l’ensemble de la planète, mais ce processus ne s’est pas fait d’une manière homogène, suivant un schéma évolutionniste rigide. Au contraire, dans les pays coloniaux et semi-coloniaux, l’héritage de stades pré-capitalistes de développement s’est vu entremêlé avec l’introduction de techniques modernes de production et d’échange. Ainsi la Russie du début du siècle dernier était un pays majoritairement rural, mais où était concentrée dans de grands centres industriels une classe ouvrière certes numériquement minoritaire mais dont le poids économique et politique sera déterminant pour la révolution de 1917.

Cet amalgame de formes archaïques avec des formes modernes est visible à de multiples niveaux dans le monde néocolonial aujourd’hui. L’esclavage existe toujours en Mauritanie par exemple, touchant jusqu’à 20% de la population – mais une partie significative du produit intérieur brut du pays est générée par l’industrie minière, où une classe ouvrière revendicative s’est affirmée. Daesh, menant sa guerre à l’aide d’armements dernier cri et d’une utilisation frénétique des réseaux sociaux, tout en se référant à des pratiques et des croyances issues des premiers califats, confirme à sa manière cette loi du développement inégal et combiné.

Cependant, parler de coexistence de divers rapports de production peut être trompeur, car cette coexistence se manifeste par la subordination de tous les rapports de production existant au mode de production dominant, en l’occurrence le capitalisme. Les relations économiques héritées du passé occupent donc un rôle subalterne, ou s’intègrent comme une roue fonctionnelle dans l’engrenage de la machine capitaliste – à la manière de ces millions de migrants venus d’Asie qui travaillent dans des conditions semi-esclavagistes afin de remplir les comptes en banque des milliardaires du Golfe.

En Tunisie, bien que la petite production artisanale ou familiale ait encore une place importante dans l’économie, les fruits de la production économique se trouve de manière écrasante dans les mains de gros groupes capitalistes et de banques, dont les bénéfices s’appuient sur le labeur de centaines de milliers de salariés. La particularité se trouve dans le fait qu’une part importante de cette richesse nationale est siphonnée par des capitalistes et actionnaires étrangers, ce qui est dû aux relations de domination imposées par l’impérialisme occidental. La bourgeoisie des nations économiquement les plus avancées a en effet historiquement imposé sa domination au reste de la planète par le partage du monde en sphères d’influence, le colonialisme et le truchement des institutions politiques, les agressions militaires, le pillage des richesses des pays soumis, l’exportation de capitaux visant à la surexploitation de la main d’œuvre indigène, etc.

Aujourd’hui, bien que les Etats anciennement coloniaux ont acquis une indépendance politique formelle, ils restent pour la plupart soumis aux desiderata des capitalistes les plus forts, ceux des pays impérialistes. La classe dirigeante tunisienne peut bien célé- brer les 60 ans d’indépendance du pays et nous parler d’ unité nationale; dans les faits, ces politiciens rampent à genoux face aux exigences du FMI et de la Banque Mondiale. Les multinationales étrangères agissent en terrain conquis, surexploitant la main d’œuvre tunisienne, bénéficiant de régimes fiscaux et salariaux beaucoup plus avantageux que dans leur pays d’origine, et expatriant des gigantesques sommes d’argent hors du pays : une forme de colonisation qui ne dit pas son nom.

Le rôle de la classe ouvrière

Trotsky expliquait que les peuples des nations dominées ne pourraient, pour leur émancipation véritable des griffes des pays impérialistes, s’appuyer sur la bourgeoisie de leur propre pays. Sa position et son arrivée, tardive, sur la scène de l’histoire sont pour une large part dépendante des faveurs qui lui sont octroyées par les grandes puissances. Celles-ci ont toujours été soucieuses de se ménager des alliés locaux capables de garantir le maintien de leur domination. Les capitalistes français ou américains et leurs gouvernements ont ainsi pu s’accommoder des familles Ben Ali et Trabelsi pendant des années, car ces dernières savaient satisfaire leurs exigences, par exemple en privatisant le pays pour leur bénéfice -tout en se servant largement au passage, bien entendu.

Trotsky mettait en évidence le fait que la moindre lutte sérieuse contre l’impérialisme susciterait les appétits des masses ouvrières et paysannes pour une transformation de leurs conditions de vie: une raison de plus pour la bourgeoisie des pays soumis de préférer le statu quo plutôt que de contester la domination impérialiste. La peur par les capitalistes locaux (aussi “patriotes” qu’ils se présentent) de se faire dépasser par les travailleurs pousserait inévitablement les premiers dans les rangs de la contre-révolution. Cette dynamique s’est confirmée dans toutes les expériences révolutionnaires des cent dernières années. La seule classe avec la cohésion sociale, le pouvoir économique et l’intérêt naturel à diriger les masses opprimées dans une lutte révolutionnaire sans compromission, est la classe des travailleurs. En Tunisie comme en Egypte c’est d’ailleurs l’entrée en scène du salariat dans des grèves de masse qui a commencé à faire basculer la situation au détriment de Ben Ali et de Mubarak. En Iran en 1979, c’est lorsque les travailleurs sont entrés en mouvement en paralysant le pays, notamment l’industrie du pétrole, qu’en l’espace de deux mois la monarchie du Shah fut renversée. La première intifada des Palestiniens, caractérisée entre autres par des grèves de masse, fut capable de faire trembler le régime israélien à un niveau que des décennies de lutte armée n’avaient pu le faire.

Internationalisme

L’exemple de la Grèce a donné un aperçu du déchainement de réactions hostiles que susciterait un gouvernement véritablement progressiste dans n’importe quel pays du monde. L’autarcie nationale de la révolution dans ces conditions serait synonyme d’étranglement par les classes capitalistes de tous les pays. C’est pourquoi organiser la solidarité des masses ouvrières et des pauvres à l’échelle internationale est une tâche vitale des marxistes; cela est d’autant plus vrai pour les nations qui jouent un rôle périphérique dans l’économie mondiale, telle que la Tunisie. La nécessité de la révolution mondiale représente l’autre dimension de la “permanence” de la révolution, une nécessité découlant directement du caractère international du capitalisme. Les effets extrêmement contagieux des révolutions de 2010-2011 parmi les peuples du monde arabe ont donné un avant-goût du potentiel pour la lutte révolutionnaire internationale, si cette lutte trouvait une expression politique organisée.

La “révolution par étapes”

Les concepts de la révolution permanente furent condamnés comme une hérésie par la bureaucratie dirigée par Staline, laquelle prit le contrôle de l’Internationale Communiste à partir du milieu des années ’20. Celle-ci craignait comme la peste le développement de mouvements révolutionnaires menaçant ses privilèges nouvellement acquis, et s’engagea pour ce faire dans des théorisations douteuses. La dynamique de la révolution permanente avait pourtant été entièrement confirmée par la révolution russe elle-même, et par la pratique politique de Lénine, dont les staliniens, ironiquement, continuent de se revendiquer.

Il est vrai qu’avant 1917, Lénine croyait encore à une révolution “démocratique” séparée de la lutte pour le socialisme; mais même à cette époque, il n’entretenait aucune illusion sur le fait que la bourgeoisie russe joue le moindre rôle pour la réaliser. Partant du principe que “la domination politique du prolétariat est incompatible avec son esclavage économique”, Trotsky poussait le raisonnement un cran plus loin, expliquant qu’une fois au pouvoir, un gouvernement révolutionnaire ouvrier ne se contenterait pas de mesures “démocratiques”, mais s’attaquerait aux fondements même du système capitaliste, en nationalisant l’industrie, les banques et les terres. Le développement des évènements lui donna raison. En 1919, Lénine parlait d’ailleurs de la “contradiction entre l’état arriéré de la Russie et son saut par-dessus la démocratie bourgeoise vers la plus haute forme de démocratie, vers la démocratie soviétique ou prolétarienne”. Cela ne laisse aucun doute quant au dédain qu’aurait suscité chez lui le schéma d’une “révolution par étapes” dans laquelle la classe ouvrière se contenterait d’apporter son soutien à la bourgeoisie dite nationale en vue d’une révolution démocratique – un dogme pourtant devenu jusqu’à aujourd’hui le cheval de bataille de la plupart des organisations se revendiquant du stalinisme, mais aussi du maoïsme. (“la révolution est dirigée contre l’impérialisme et le féodalisme et non contre le capitalisme et la propriété privée capitaliste”, disait Mao lui-même de la révolution chinoise en décembre 1939).

A de multiples reprises, les partis communistes stalinisés se sont efforcés de rechercher une bourgeoisie nationale “progressiste” à laquelle s’agripper pour réaliser l’étape “démocratique” de la révolution. Dans la pratique, cela signifiait bien souvent s’abstenir de toute action excessive susceptible d’effrayer les capitalistes nationaux, et freiner la lutte des prolétaires pour leurs revendications propres en subordonnant la lutte pour le socialisme à un illusoire capitalisme national, démocratique et “anti-impérialiste”.

L’anti-impérialisme n’était d’ailleurs souvent que de pure forme. Dans plusieurs pays, en particulier en Afrique du Nord, les Partis Communistes traditionnels ne sont même jamais parvenus à devenir une force de masse, ayant refusé de s’inscrire dans le combat anticolonial, et laissant ce terrain occupé par des forces politiques de nature petite-bourgeoise, à l’image du néo-Destour en Tunisie.

Le PC irakien offre un cas d’école de l’échec de l’application d’une politique soumettant la lutte des travailleurs au carcan étroit de la “révolution par étape”. Le principal théoricien de ce parti Amer Abdallah déclarait dans les années 1950: “Notre parti soutient les intérêts économiques de la bourgeoisie nationale comme condition fondamentale pour le développement d’un Etat bourgeois démocratique.” Les efforts du parti ne pas dépasser les tâches de “libération démocratique et nationale” conduisit à une recherche désespérée pour identifier une aile progressiste dans la classe dirigeante. La lutte de classe des ouvriers et des paysans irakiens fut sacrifiée aux besoins, aux ambitions et aux intérêts de dirigeants procapitalistes. Cela conduit le PCI à soutenir le régime du général Kassem de 1958 jusqu’au premier coup d’Etat militaire en 1963- puis à une alliance chancelante avec le parti Baas de Saddam Hussein, qui les utilisa pendant un temps pour mettre en place une façade de gauche à son régime- avant de se retourner contre eux de la manière la plus brutale, ré- compensant la position compromettante du PCI par l’emprisonnement et le massacre de milliers de ses membres et sympathisants. L’entêtement des dirigeants communistes irakiens à s’accrocher à la doctrine stalinienne de la théorie de la révolution par étapes a conduit à l’anéantissement du Parti Communiste le plus puissant du monde arabe.

L’impasse de la révolution par étapes s’est vérifiée aussi par la faillite de la stratégie du Fatah Palestinien, dont la recherche d’alliances avec les bourgeoisies arabes s’est soldée par un échec retentissant. C’est cette même logique qui entraine certains militants aujourd’hui à se ranger derrière le tyran Assad au nom du combat contre l’impérialisme, contribuant à creuser la tombe du mouvement ouvrier syrien.

Le cas de la Tunisie

Il n’en va pas autrement avec la trahison opérée par les dirigeants des grandes organisations de la gauche tunisienne en 2013, lorsqu’elles se sont alliées avec des franges de l’ancien régime au nom de la lutte contre Ennahda et pour un “Etat civil et démocratique”. L’alliance gouvernementale ultérieure entre Nidaa Tounes et Ennahda ont fait s’écrouler les montages théoriques justifiant la collaboration avec les forces de l’ancien régime au nom de la révolution nationale, patriotique, démocratique ou quel que soit le nom qu’on lui donne.

La majorité des marxistes en Tunisie s’accordent sur le fait qu’une partie des tâches de la révolution, en Tunisie comme au Maghreb et au Moyen-Orient en général, sont formellement d’ordre démocratiques (ou “bourgeoises”): renverser la dictature (ou empêcher son retour), garantir les libertés de base, en finir avec les survivances féodales (notamment au niveau de la répartition des terres), supprimer la dépendance au capital étranger, etc. Le désaccord réside dans la question de savoir si ces tâches peuvent être réalisées en alliance avec la bourgeoisie dite nationale ou contre elle, si la révolution doit se limiter à ces tâches ou bien les combiner à des mots d’ordre sociaux audacieux, et si la révolution doit se cantonner aux frontières nationales ou au contraire chercher activement à construire une dynamique de luttes visant, à terme, au socialisme et au pouvoir des travailleurs à l’échelle internationale.

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