[DOSSIER] Nouveaux mouvements, vieux dilemmes: réforme ou révolution ?

SYRIZA-photoL’élection du gouvernement Syriza en février 2015 a été saluée par un soutien enthousiaste de la part de la classe des travailleurs en Grèce et dans toute l’Europe, qui s’est transformé en une amère déception après sa capitulation devant la Troïka en juillet dernier. Mais les inégalités et la politique d’austérité continuent à radicaliser des millions de personnes, ce qui fait germer de nouveaux mouvements de gauche. Paul Murphy (Socialist Party, section-sœur du PSL en Irlande et député de l’Anti Austerity Alliance) aborde dans ce dossier les importantes leçons à tirer de l’expérience grecque pour en finir avec le règne des 1%.


 

« Selon moi, l’atmosphère est un peu similaire à celle d’après 1968 en Europe. Je sens, peut-être pas une ambiance révolutionnaire, mais quelque chose comme une impatience généralisée. Quand l’impatience n’est plus un sentiment individuel mais un aspect social, c’est l’introduction de la révolution. » [1]

Ces paroles de Donald Tusk, le président du Conseil Européen, sont révélatrices. Elles démontrent la peur croissante des classes capitalistes en Europe. La domination en apparence incontestée du néo-libéralisme depuis la chute du stalinisme est maintenant vigoureusement contestée dans un certain nombre de pays capitalistes avancés. La profonde crise actuelle du capitalisme, qui a commencé fin 2007, se solde politiquement par des virages à gauche dans les points de vue et la conscience ainsi que dans le développement de nouvelles formations de gauche.

La révolte dans les urnes

La crise a créé des problèmes politiques significatifs pour la classe capitaliste, en particulier dans la périphérie de l’Europe, là où elle est la plus brutale. La crise est si profonde et si longue que, dans la plupart des pays, les deux faces de la pièce politique ont été au pouvoir. Elles ont appliqué des politiques essentiellement identiques basées sur une profonde austérité, ce qui a fait s’effondrer, en particulier, le soutien des partis anciennement sociaux-démocrates, qui maintenaient encore une base électorale plus ouvrière.

La chute des partis traditionnels en-dessous de 50% des voix dans 3 pays en est une illustration frappante – en Grèce, où la Nouvelle Démocratie et le PASOK ont obtenu 34% à eux deux aux dernières élections ; en Espagne, où le PP et le PSOE ont obtenu un score combiné de 49% aux élections européennes de l’an dernier et en Irlande où, aux dernières européennes, le Fianna Fail, le Fine Gael et le parti Travailliste ont aussi récolté moins de la moitié des suffrages. Récemment, aux élections législatives du Portugal, alors que le Parti Social-Démocrate et le Parti Socialiste ont encore réalisé le score de 70,9%, cela représente tout de même une baisse de 7,6% et les voix combinées de la gauche radicale sont passées de 5,4% à 18,5%. Les classes capitalistes en Europe font de plus en plus l’expérience de leur propre crise de représentation politique et elles éprouvent des difficultés à trouver des instruments politiques stables pour assurer leur règne.

La crise et les mouvements contre l’austérité qui se sont développés en particulier dans la périphérie de l’Europe ont aussi accéléré le procédé de création de nouvelles formations de gauche avec des bases de soutien significatives. Ce phénomène n’est bien entendu pas nouveau. Il a émergé depuis le virage à droite dramatique des prétendus sociaux-démocrates, aux environs de l’effondrement de l’URSS et du stalinisme. C’est un processus qui progresse en vagues et qui a vu la montée (et souvent la chute) entre autres de Rifondazione Communista en Italie, du Scottish Socialist Party en Écosse, de Die Linke en Allemagne, du Bloco de Esquerda au Portugal, de l’alliance Rouge Verte au Danemark et de Syriza en Grèce.

La nature prolongée de la crise a donné un élan à ces mouvements. Cela a été le plus visiblement démontré par la propulsion de Syriza au pouvoir en Grèce, début 2015. En parallèle, il y a eu la montée en flèche de Podemos en 2014. La victoire de Jeremy Corbyn aux élections pour la direction du Parti Travailliste en Grande Bretagne et la performance de Bernie Sanders aux primaires Démocrates aux Etats-Unis sont aussi des expressions de ce processus.

Un aspect frappant de cette vague de nouveaux mouvements politiques est la manière extrêmement diverse dont le même phénomène s’exprime dans différents pays. A ce stade, comme de l’eau ruisselant entre des berges préexistantes, les mouvements orientés vers une représentation politique de la classe des travailleurs s’écoulent dans des canaux déjà en partie créés par différents paysages politiques nationaux et traditions de la classe des travailleurs.

C’est ainsi qu’en Grèce, l’élan s’est développé derrière Syriza, une alliance autour d’un noyau de tendance euro-communiste. De 4,7% aux élections européennes de 2009, la formation est grimpée à 36,3% en janvier 2015 et est entrée au gouvernement. En Espagne, où Izquierda Unida (Gauche Unie, rassemblée autour du Parti Communiste) était, surtout dans certaines régions, identifiée aux à l’establishment politique, elle n’a pas bénéficié du même processus. Au lieu de cela, avec l’explosion du mouvement social des Indignados, il s’est exprimé dans une nouvelle force, Podemos, fortement construite autour de la personnalité de Pablo Iglesias.

Corbyn et Sanders piochent dans la montée de la radicalisation

L’effet Corbyn en Angleterre et au Pays de Galles est le plus intéressant de tous. Le Parti Travailliste y avait profondément viré à droite sous la direction de Tony Blair et avait été vidé de toute implication réelle des masses de travailleurs et de pauvres. Ce parti avait franchi le Rubicon pour devenir un parti tout à fait capitaliste, même s’il conservait de son passé certaines caractéristiques, comme un lien formel avec les syndicats et un petit nombre de parlementaires se réclamant du socialisme, comme Jeremy Corbyn.

En raison d’un système électoral particulier, aucun parti de gauche ou travailliste important n’a émergé en Angleterre et au Pays de Galles pour devenir le lieu de rassemblement de ceux qui cherchent une alternative à l’austérité. C’est pourquoi, quand Jeremy Corbyn a présenté sa candidature, initialement considérée comme sans espoir, et qu’il a commencé à défendre une politique fondée sur des principes de gauche anti-austerité, sa campagne a reçu une énorme réponse de la part des jeunes et de la classe des travailleurs. Elle est devenue un flambeau et a su développer un incroyable élan, avec plus de 100.000 nouvelles personnes inscrites comme sympathisants officiels du Parti Travailliste et 60.000 nouvelles adhésions officielles au parti depuis le début de la campagne.

Pendant ce temps, aux USA, un élan sans précédent s’est développé autour de Bernie Sanders, dans le cadre de primaires destinées à décider du prochain candidat aux élections présidentielles au sein d’une organisation qui n’a jamais été un parti ouvrier. Le Parti Démocrate a toujours consciemment agi pour rassembler autour de lui les mouvements sociaux ainsi que les syndicalistes en les détournant ainsi du besoin urgent de lutter de la base et de construire un parti qui représente la classe des travailleurs. Cependant, Sanders, en se présentant comme socialiste démocrate auto-proclamé (en citant les pays scandinaves comme modèle) a, à l’instar de Jeremy Corbyn, su trouver un écho auprès de millions de travailleurs et de jeunes en-dehors de l’appareil du Parti Démocrate. Ses rassemblements ont attiré les plus grandes foules de ces élections présidentielles (souvent plus de 10.000 personnes et près de 30.000 à Los Angeles). Dans les sondages, il a considérablement réduit l’écart avec Hilary Clinton et les sondages en ligne ont montré qu’il a remporté les débats télévisés des primaires démocrates.

Il sera extrêmement difficile à Sanders de remporter la nomination et, malheureusement, il a indiqué qu’il soutiendrait Hillary Clinton en cas de défaite, jouant donc précisément une fois encore un rôle de rassemblement des progressistes derrière le Parti Démocrate. Cependant, sa présence dans le débat, la discussion autour de ses idées et le nombre de personnes qui se sont joints à sa campagne peuvent marquer une étape importante dans les développement de la conscience de classe aux USA et dans la construction d’un parti de gauche de masse.

Le réformisme aujourd’hui

Ces développements sont énormément positifs. Ils représentent un pas qualitatif en avant vers la création de partis de masse de la classe des travailleurs qui peuvent constituer des instruments très importants pour la résistance des travailleurs contre les attaques austéritaires, en donnant un élan à la lutte de masse par la base. Ils peuvent aussi être le terreau pour le développement de forces socialistes révolutionnaires de masse, à la suite de l’expérience des luttes qui sera acquise par les masses et des discussions politiques.

Les idées exprimées par les dirigeants de ces mouvements sont toutefois également dignes de critiques. Fondamentalement, toutes ces figures représentent et reflètent différentes variantes du réformisme. Le réformisme est la notion selon laquelle le capitalisme peut être graduellement démantelé pour, au final, qu’un société socialiste soit créée sans moment de rupture décisive – ou révolution – avec l’organisation capitaliste actuelle de la société.

Le réformisme échoue à reconnaître que la classe capitaliste constitue la classe dominante au sein de la société. C’est le cas en premier lieu par sa propriété et son contrôle des ressources économiques cruciales de la société, mais aussi en étant liée par un millier de ficelles à l’appareil d’État, c’est à dire le judiciaire, les « corps d’hommes armés » dans l’armée et la police et le gouvernement permanent qui existe sous la forme des échelons les plus élevés de la fonction publique.

L’Histoire du mouvement ouvrier a démontré que si la classe dominante sent que son pouvoir, sa richesse, et ses privilèges sont menacés, alors elle n’hésitera pas à recourir au sabotage économique ou même aux coups d’État militaires, comme cela s’est produit au Chili en septembre 1973 quand le gouvernement élu de Salvador Allende a été renversé. Aujourd’hui, en Europe, les gouvernements de gauche potentiels ne vont pas seulement devoir faire face à cette menace de la part de leur classe capitaliste autochtone mais également de la part des institutions pro-capitalistes de l’Union Européenne.

Alors que, dans toute l’Europe, les partis réformistes de masse stables étaient une caractéristique du paysage politique de l’ère de croissance économique qui a suivi la deuxième guerre mondiale, c’est une autre histoire aujourd’hui. Étant donné la nature de la crise, et, en fait, la nature de l’UE et de l’euro-zone, les limites du réformisme sont bien plus rapidement atteintes. Le capitalisme ne dispose plus des réserves de « graisse sociale » qu’il avait dans la période d’après guerre et qui permettaient aux gouvernements social-démocrates de beaucoup de pays européens d’instaurer des réformes considérables dans l’intérêt de la classe ouvrière tout en restant au sein du système capitaliste. Il n’y a pas non plus de croissance importante des prix matières premières, comme ceux qui ont permis à Hugo Chavez et à son gouvernement d’augmenter le niveau de vie des masses au Venezuela sans pour autant mettre fin au contrôle de l’économie par les oligarques.

Au lieu de cela, si n’importe lequel des nouveaux mouvements de gauche prend le pouvoir aujourd’hui, alors la question de la confrontation ou de la capitulation se posera très rapidement. Ce n’est pas une question simplement théorique comme nous l’a illustré les récents événements survenus en Grèce sous le gouvernement dirigé par Syriza. Il faut étudier l’expérience de Syriza au pouvoir car c’était un laboratoire de l’application d’une stratégie réformiste particulière en Europe au stade actuel. Cette expérience continuera d’être un point de référence pour les travailleurs et les militants de gauche dans toute l’Europe dans leur tentative de développer une stratégie capable de réussir à en finir avec l’austérité et le règne des 1%.

Syriza au pouvoir

Le 25 janvier 2015, pour la première fois depuis la chute du stalinisme, un gouvernement dirigé par la gauche a été élu en Europe. Des ondes de choc de panique se sont propagées dans tout l’establishment politique Européen et la classe capitaliste. 239 jours plus tard, le même gouvernement a été ré-élu, avec une abstention record, mais cette fois, il a été bien accueilli par les journaux et les dirigeants politiques européens. Entre ces deux élections ont pris place de véritables montagnes russes d’événements politiques qui ont comporté les héroïques 61% du Oxi (Non) des masses grecques face au chantage de l’austérité ou de la sortie de l’euro lors du référendum de juillet 2015 mais aussi la capitulation de la direction de Syriza à la terreur de la Troïka.

L’expérience de Syriza livre d’importantes leçons pour tous les mouvements qui luttent pour un changement socialiste. Ces leçons ont coûté très cher, à la classe ouvrière et aux pauvres de Grèce en particulier. Pourtant, on a assiste dans toute la gauche européenne et mondiale à des tentatives d’amoindrir ces leçons tout en enjolivant les erreurs de la direction de Syriza. Cette approche se retrouvent parmi ceux qui partagent largement une orientation stratégique similaire à celle de la direction de Syriza.

Léo Panitch, co-éditeur du journal de gauche Socialist Register, a été à la pointe de cette défense. Il a écrit, peu de temps après l’acceptation du Mémorandum d’austérité de 13 milliards d’euros par Syriza : «Nous espérons que Syriza pourra rester unie en tant que nouvelle formation politique socialiste la plus efficace dans la gauche européenne qui a émergé ces dernières décennies. Le rôle d’une gauche responsable est de soutenir cela, tout en continuant à montrer les faiblesses du parti en termes de manque de capacité à construire sur les réseaux de solidarité. (…) Étant donné notre propre faiblesse en cette matière, une patience et une modestie considérables sont requises de la part de gauche internationale alors que nous regardons se dérouler ce drame. » [2]

L’essence de cette idée est que l’on ne peut critiquer les autres forces de la gauche à travers le monde avant d’avoir atteint leur niveau d’influence dans la société. C’est une approche profondément anti-internationaliste et qui se situe dans la droite ligne de celle des partis communistes stalinisés dans les années 1920 et ensuite.

Si cette approche était acceptée, la gauche internationale entière serait simplement condamnée à répéter, l’une après l’autre, les erreurs des autres. Il est tout à fait approprié de tenter d’analyser et de critiquer l’approche stratégique des autres à gauche dans différents pays, tout en maintenant bien sûr l’humilité et le sens des proportions nécessaires.

Un échec de « l’européanisme de gauche »

Ce qui s’est produit en Grèce – un gouvernement de gauche qui trahit son mandat et son programme – représente une défaite pour les travailleurs de toute l’Europe. Les politiciens et les médias de droite du continent ont immédiatement sauté sur l’occasion de renforcer le mur « TINA » (pour « There is no alternative », il n’y a pas d’alternative, slogan cher à Margaret Thatcher) qui avait vacillé avec l’élection de Syriza.

Mais s’il s’agit d’une défaite pour la gauche dans son entièreté, il est important de reconnaître que ce n’est pas la conséquence de la faillite des idées de la gauche dans leur ensemble. Il faut plutôt y voir l’échec dramatique du réformisme, et en particulier de sa version dominante en Europe, connue comme «l’Européanisme de gauche».

La stratégie de l’européanisme de gauche applique l’approche graduelle du réformisme à l’Union Européenne. Il adopte le point de vue que l’UE pourrait, par les victoires de la gauche dans les différents pays, être transformée en un projet plus social. C’est une conception qui sous-estime complètement la haine de classe et la cruauté de la Troïka et de Merkel.

Plus important encore, il comprend mal le caractère réel de l’UE, qui a été si brutalement démasqué par la crise et la réaction de ses institutions dirigeantes. La construction européenne est structurellement néo-libérale, le néo-libéralisme est dans son ADN, il est inscrit dans le traité de Maastricht, dans le  pacte de stabilité et de croissance , dans le Six Pack et le Two Pack (deux «paquets législatifs» européens de 2012 et 2013 respectivement). Le néo-libéralisme constitue l’essence-même du fonctionnement de l’euro et de la Banque Centrale Européenne.

L’Union Européenne est aussi fondamentalement non-démocratique. Le pouvoir repose dans les mains d’institutions non-élues et qui ne répondent de rien, comme la Commission Européenne et la Banque Centrale Européenne. Les règles ont été écrites de telle façon que tout gouvernement de gauche qui transgresserait les règles de l’austérité se trouverait condamné et perdrait son droit de vote sur des questions importantes. Ce n’est que la position légale formelle – la position réelle est encore plus anti-démocratique. La BCE a auparavant mené deux coups d’État silencieux, en Grèce et en Espagne. Elle en a dans les faits mené un nouveau contre le peuple grec, mais cette fois avec la complicité de Tsipras, en utilisant sa capacité à créer la panique bancaire pour pousser à la capitulation.

Des relations de plus en plus impérialistes se développent au sein de l’UE entre les classes capitalistes dominantes du centre, en particulier la classe capitaliste allemande, et les États périphériques. Cela se voit notamment dans la servitude dans laquelle la Grèce se trouve maintenant de facto vis-à-vis de sa dette publique.

En raison de cette conception stratégique de l’européanisme de gauche adoptée par les dirigeants de Syriza et leurs conseillers politiques, ils sous-estiment considérablement leur ennemi. Concrètement, ils pensent que, par peur de la contagion économique, les créanciers pourraient accorder d’importantes concessions. Ils ont lié Syriza à une stratégie visant à rester dans l’euro à tout prix. Ainsi, quand ils se sont retrouvés le révolver sur la tempe avec la menace d’être vraiment exclus de la zone euro, ils ont senti qu’ils n’avaient d’autre option que de battre en retraite.

Xekinima, la section grecque du Comité pour une Internationale Ouvrière, a averti que le principal danger pour la classe capitaliste européenne n’était pas la contagion économique, mais la contagion politique. Cela s’est confirmé. Les élites capitalistes européennes sont partantes pour prendre le risque d’une contagion économique de façon soit à renverser Syriza, soit à l’humilier pour dissuader les autres et que cela leur serve de leçon.

L’expérience de Syriza est une justification par la négative des éléments-clé d’une approche révolutionnaire. Elle souligne le besoin, pour un gouvernement de gauche, de rompre avec les règles de la zone euro, de l’UE et du capitalisme ; la nécessité d’une stratégie de confrontation, plutôt que de compromis, avec l’UE ; la nécessité de préparer la rupture avec la zone euro, au lieu de faire tout son possible pour rester dedans ; tout cela au sein d’un programme socialiste basé sur la mobilisation par en-bas pour s’attaquer au pouvoir de la classe dominante locale, pour lutter en faveur de l’annulation de la dette, pour instaurer un contrôle des capitaux et pour établir la propriété publique des banques et des autres secteurs-clé de l’économie sous contrôle démocratique des travailleurs. Cela illustre une approche internationaliste de lutte capable de faire une brèche dans l’Europe vers le développement d’une confédération d’États socialistes démocratiques comme étape vers une Europe socialiste.

Réaction face à la défaite de Syriza

La capitulation et la défaite de Syriza ont provoqué un important débat parmi la gauche européenne. La réponse de Podemos en Espagne a malheureusement été un tournant de son programme plus à droite, Pablo Iglesias continuant à défendre la capitulation de Syriza comme étant «réaliste».

Ce virage peut assez bien cadrer dans le discours délibérément ambigu qui façonne le projet de Podemos depuis ses débuts. Il est basé sur les travaux du post-marxiste Ernesto Laclau et de la notion qu’au lieu de construire un mouvement de classe, on peut construire une majorité sociale en utilisant des «signifiants vides» – comme la notion de « ceux d’en bas » – contre la caste politique. Dans les mains de certains membres de Podemos, cela est utilisé pour défendre que ce qui est construit n’est ni de gauche ni de droite, ce qui abouti à un manque de clarté politique. La réaction de la direction de Podémos à la capitulation de Syriza a été une des raisons de la chute de Podemos dans les sondages de 30% à environ 15%.

D’un autre côté, il y a aussi un déplacement à gauche, vers des positions plus critiques envers l’UE et l’euro-zone, sans rompre fondamentalement avec la logique du réformisme. Le tournant à gauche et la position plus euro-critique de la direction du Bloc de Gauche au Portugal est un exemple de cette tendance et a contribué à doubler leur score aux élections générales. Un autre exemple est la scission de Syriza, Unité Populaire, menée par Panagiotis Lafazanis, qui, avec 2,9% des voix seulement, a manqué de peu d’avoir des représentants élus au parlement grec.

Ces développements au niveau national se reflètent aussi dans les débats au sein de la gauche européenne. Une lettre ouverte intitulée « Plan B pour l’Europe » a été lancée par Jean-Luc Mélenchon, dirigeant du Front de Gauche en France. Elle a été co-signée par Oskar Lafontaine, personnalité dirigeante de Die Linke, l’ancien ministre des finances grec Yanis Varoufakis, et Zoé Konstantopoulou, l’ancienne présidente du parlement grec, et a depuis été signée par trois parlementaires de l’Anti-Austerity Alliance en Irlande. Elle exprime la conclusion tirée par une partie de la gauche européenne que rester dans le carcan de l’euro à tout prix signifie renoncer à la possibilité de remettre en question la domination du néo-libéralisme.

«Face à ce chantage, nous avons besoin de notre propre plan B pour dissuader le plan B des forces les plus réactionnaires et anti-démocratiques de l’Europe. Pour renforcer notre position face à leur engagement brutal pour des politiques qui sacrifient la majorité au profit des intérêts d’une infime minorité. Mais aussi pour réaffirmer le principe simple que l’Europe n’est rien d’autre que les Européens et que les monnaies sont des outils pour soutenir une prospérité partagée, et non des instruments de torture ou des armes pour assassiner la démocratie. Si l’euro ne peut pas être démocratisé, s’ils persistent à l’utiliser pour étrangler les peuples, nous nous lèverons, nous les regarderons dans les yeux et nous leur dirons : « Essayez un peu, pour voir ! Vos menaces ne nous effraient pas. Nous trouverons un moyen d’assurer aux Européens un système monétaire qui fonctionne avec eux, et non à leurs dépens». [3]

Ce sont des développements importants. Ils représentent un défi à la domination de l’européanisme de gauche au sein de la gauche européenne, avec plus d’espace pour critiquer cette approche et indiquer un tournant à gauche. Cependant, ils ont toujours des limites considérables. Cela ne représente pas fondamentalement une rupture avec le réformisme.

Les erreurs de la gauche de Syriza

De nouveau, il est utile de revenir à l’expérience de Syriza et en particulier de la gauche de Syriza pour voir ce réformisme euro-critique plus à gauche en action. A un niveau formel, la Plate-forme de Gauche, qui est devenue Unité Populaire, avait un programme qui reproduisait beaucoup d’aspects du programme de Xekinima en Grèce. Il appelait ainsi à la préparation de la sortie de l’euro, à l’annulation de la dette de la Grèce, à la propriété publique des banques et à un programme de reconstruction de l’économie en accentuant l’investissement public. Mais l’appel pour un changement socialiste de société était le grand absent.

La perspective d’une personnalité dirigeante de ce groupe, Costas, Lapavitsas, telle qu’exprimée dans le livre qu’il a co-écrit avec Heiner Flassbeck et publié juste avant la venue de Syriza au pouvoir, s’est totalement confirmée : « Il y a, ainsi, une sorte de « triade impossible » à laquelle ferait face un gouvernement de gauche dans la périphérie. Il est impossible d’avoir à la fois les trois choses suivantes : premièrement, obtenir une vraie restructuration de la dette ; deuxièmement, abandonner l’austérité ; et troisièmement, continuer à opérer dans le cadre institutionnel et politique de l’UE et en particulier de l’Union Économique et Monétaire (…) Ce serait une folie pour un gouvernement de gauche d’imaginer que l’UE blufferait sur les questions de la dette et de l’austérité (…) Si un gouvernement de gauche tente de jouer le bluff, il échouerait très rapidement. »[4]

Malgré cette perspective, ils n’étaient pas du tout prêts à la rapidité et à l’échelle de la trahison de la direction de Syriza. L’approche de la Plate-forme de gauche envers la direction de Syriza est un miroir de l’approche de celle-ci envers l’UE. Tandis que Tsipras a échoué à préparer Syriza à la nature du conflit avec les institutions de l’UE et du besoin de rompre avec l’euro, Lafazanis n’a pas réussi à préparer la Plate-forme de Gauche à la probable capitulation de Tsipras, à un conflit avec lui et à une rupture avec Syriza.

Une des conséquences est qu’au premier vote sur les mesures d’austérité, la plupart des parlementaires de la Plate-forme de Gauche ont voté pour ou se sont abstenus – ce qui a semé la confusion. Ils ont persisté dans leur rhétorique d’unité de parti avec Syriza après qu’il soit devenu clair que Tsipras était déterminé à chasser la gauche du parti et à reconstruire Syriza comme un parti d’austérité.

Pourquoi ces erreurs ont-elles été commises ? Comme avec Tsipras, ce n’est pas une question de faiblesses ou d’échecs individuels. C’est une question politique. Cela est notamment lié aux méthodes d’organisation de la Plate-forme de Gauche. Celle-ci ne fonctionnait pas comme devrait le faire une organisation révolutionnaire, avec un cadre formé qui discute démocratiquement des perspectives, du programme et de la stratégie. Au contraire, elle reproduisait la culture du cercle dirigeant qui existait chez Syriza. Elle était aussi trop prise au piège dans Syriza et dans le parlement, ne faisant pas assez attention à ce qui prenait place au dehors.

Mais cette structure organisationnelle est aussi connectée à sa politique parce que beaucoup de ses stratèges-clé étaient aussi issus d’une tradition essentiellement euro-communiste de gauche. L’euro-communisme est une tendance qui est devenue dominante dans les partis communistes européens dans les années ’70 et ’80, en partie en réaction aux horreurs du stalinisme mais aussi pour s’adapter aux pressions capitalistes dans leurs propres pays. Cela a fait que des partis comme les PC en France et en Italie sont devenus concrètement des partis ouvertement réformistes.

Il nous faut des politiques socialistes

Dans la Plate-forme de Gauche et dans la gauche en Europe en général, l’idée que le moment est aux «gouvernements anti-austérité» en opposition au changement socialiste est très répandue. Cependant, même un «gouvernement anti-austerité» préparé à sortir de l’euro devrait toujours faire face au même dilemme entre confrontation et capitulation. Comme Rosa Luxemburg l’expliquait en 1898 dans «Réforme ou Révolution», ces deux choix ne sont pas deux voies différentes vers un même point, ils aboutissent à deux endroits différents.

Les forces de l’UE n’arrêteraient pas leurs attaques tout simplement parce qu’un pays est sorti de l’euro. La classe dominante locale intensifierait probablement ses attaques, ce qui s’est vu par exemple en Grèce avec les rumeurs d’une possibilité de coup d’État si le pays sortait de la zone euro. Un gouvernement qui serait conséquent dans son anti-austérité devrait inévitablement appliquer des mesures de type socialiste pour défendre l’économie et les s99% contre les attaques des 1% nationaux et mondiaux.

L’absence de reconnaissance que la lutte pour rompre avec l’austérité requiert un mouvement pour un changement socialiste n’est pas seulement une omission théorique. Cela a permis de mettre l’Unité Populaire au pied du mur, d’en faire un simplement un parti anti-euro dans la campagne électorale. Dans son analyse post-électorale, l’Union Populaire a reconnu que défendre la rupture avec l’UE était «difficile à expliquer de manière convaincante au milieu d’une campagne électorale (…) en ayant toutes les forces systémiques contre nous», ce qui a été un facteur considérable dans leur échec à franchir le seuil électoral des 3% pour entrer au parlement.

Alors que les Grecs étaient prêts à voter Non, malgré les avertissements terribles sur la possibilité de quitter l’euro, la perspective de revenir à la drachme n’a pas mis la majorité en confiance. Lier la rupture avec l’euro à un changement socialiste fondamental serait nécessaire pour montrer comment un tel changement pourrait être géré – y compris en plaçant cela dans le contexte de la lutte pour un changement révolutionnaire dans toute l’Europe.

Alors que les institutions européennes espéraient que la défaite de Syriza ferait reculer la gauche pour longtemps, la profondeur de la crise capitaliste est telle qu’ils n’ont pas obtenu l’effet escompté. Au lieu de cela, les développements politiques en direction des nouvelles forces de gauche continuent et s’accélèrent. Après une période de défaites et de revers, le test des idées dominantes au sein de ces forces sur l’expérience des événements est une partie inévitable de la clarification et du développement de forces révolutionnaires de masse.

[1] Financial Times, July 16, 2015
[2] http://www.socialistproject.ca/bullet/1140.php
[3] http://www.counterpunch.org/2015/09/14/breaking-with-austerity-europe/
[4] Heiner Flassbeck and Costas Lapavistas, Against the Troika: Crisis and Austerity in the Eurozone, Verso (London, 2015)

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