Egypte : poursuite de la contre-révolution et résistance des travailleurs

SissiLes condamnations à mort prononcées contre l’ancien président égyptien Mohammed Morsi ainsi que contre plus d’une centaine d’autres membres des Frères musulmans ont fait la une dans le monde entier. La répression généralisée contre toute opposition au régime du président Abdel Fattah al-Sissi a par contre été moins relatée dans les médias dominants.

Par David Johnson, Socialist Party (section du Comité pour une Internationale Ouvrière en Angleterre et au Pays de Galles)

Depuis mai 2014, environ 40.000 personnes ont été arrêtées et poursuivies durant les 10 premiers mois du régime d’al-Sissi. Les arrestations ont continué depuis lors, la majorité d’entre elles concernant des partisans des Frères musulmans. Mais beaucoup d’autres purgent maintenant également de longues peines de prison, y compris des militants de premier plan associés au soulèvement de 2011 contre l’ancien président Hosni Moubarak. Beaucoup de journalistes ont aussi été emprisonnés.

Les tribunaux ont interdit le Mouvement de jeunesse du 6 Avril ainsi que les «ultras» de football, des supporters qui ont derrière eux une sérieuse expérience d’opposition au régime de Moubarak et à ceux qui ont suivi son éviction. Des militants ont été empêchés de voyager à l’étranger tandis que d’autres ont été arrêtés pour possession de livres non autorisés, comme un recueil de poèmes de Shaima al-Sabbagh, un militant tué par la police lors d’une manifestation de janvier dernier.

La loi de protestation 107/2013 restreint sévèrement la liberté de réunion et d’expression. Plus de 400 journalistes ont été licenciés depuis le début de cette année, nombre d’entre eux l’ayant été sans la moindre explication et sans doute en raison de leurs reportages critiques. Une Association de journalistes a récemment été mise sur pied et a organisé une manifestation.

Les prisonniers s’entassent dans les postes de police, dont les capacités sont utilisées à 400%. Les prisons sont pleines à 160-200%. La torture est à nouveau largement utilisée, comme cela était le cas sous la dictature de Moubarak. En février, un avocat de 27 ans, Karim Hamdi, est mort dans un poste de police deux jours après y avoir été traîné à partir de son domicile. Des photos de son cadavre meurtri ont causé une telle vague d’indignation que deux policiers ont dû être mis à pied. Les femmes ont quant à elles souffert d’un gigantesque accroissement du harcèlement sexuel dans les lieux publics ainsi que dans les postes de police si elles veulent porter plainte.

Le droit de s’organiser au sein d’un syndicat et le droit de grève ont tous deux été balayés. La Cour Administrative Suprême a statué le 28 avril pour criminaliser les grèves et pénaliser les travailleurs du secteur public en grève. Trois fonctionnaires ont été contraints à prendre leur retraite anticipée et 14 autres se sont vus interdire de recevoir une promotion pour une durée de deux ans après le déclenchement de la grève. Le tribunal a ajouté qu’en vertu de la charia, les grèves qui touchent les bénéficiaires des services publics ne sont pas autorisées.

A la place de s’efforcer à développer un mouvement de résistance massif en défense des droits des travailleurs, la Fédération égyptienne des syndicats(ETUF) a déclaré (le premier mai) «les travailleurs d’Egypte rejettent la grève et confirment leur attachement au dialogue social avec les propriétaires d’entreprise et le gouvernement en tant que mécanisme destiné à réaliser la justice sociale et la stabilité.» Beaucoup de dirigeants de l’ETUF sont des reliques de l’ancien régime de Moubarak. Les conditions ont été difficiles pour les nouveaux syndicats indépendants qui ont surgi après la révolution de 2011.

De nouvelles grèves

Pourtant, les luttes des travailleurs se sont poursuivies en dépit de ces difficultés, bien qu’à un niveau moindre qu’après la chute de Moubarak. Une grève de trois semaines a commencé début avril dans la compagnie de gaz contrôlée par l’Etat après que cette dernière ait annoncé son intention de réduire les salaires de 20%. La grève a entraîné la fermeture de nombreux sites de la société et a causé une «grave» perte de profit. Des sit-in ont eu lieu devant le siège de la société à Giza et, le 26 avril, des grévistes sont entrés dans le bâtiment et ont tenté d’atteindre les bureaux de la direction. Un gréviste a été arrêté et inculpé d’«appartenance à une organisation interdite». Il a été libéré sous caution après que sa famille ait payé 500 livres égyptiennes (environ 60 euros).

Toujours en avril, les travailleurs de l’entreprise de ciment Tourah ont entamé une grève qui a duré un mois et demi. Les 1.100 travailleurs n’ont accepté de revenir que lorsque la société a accepté de payer la prime annuelle qu’elle désirait supprimer. Un travailleur de l’usine de ciment Al-Arish, appartenantà l’armée, a été grièvement blessé le 2 juin. Ses collègues l’ont emmené à la clinique de l’usine, mais il n’a reçu aucun traitement. Certains ont ensuite protesté devant les bureaux de la direction. Un véhicule blindé a fait irruption dans l’usine tirant des coups de feu, tuant un travailleur et blessant trois autres. Les travailleurs se sont ensuite mis en grève. «Nous avons pensé que l’armée interviendrait à nos côtés, mais ils ont tiré sur les travailleurs»a déclaré un ouvrier au Daily News Egypt. «Plus de 1000 travailleurs sont surchargés de travail et vivent dans des conditions difficiles.»

Les avocats du pays ont fait la grève le 6 juin après qu’un officier supérieur de la police ait agressé un avocat de 25 ans d’expérience, qui a dû ensuite se rendre à l’hôpital.

La peur de l’Etat Islamique instrumentalisée par le régime

Même si les sondages semblent encore montrer un soutien de 80% à al-Sissi, l’expérience concrète des travailleurs va inévitablement saper ce pourcentage. La peur grandissante de l’Etat Islamique et de la situation rencontrée en Syrie, en Irak, au Yémen et en Libye joue beaucoup dans ce taux de soutien. En Libye, l’Etat Islamique a décapité des travailleurs égyptiens. Au nord du Sinaï, les confrontations sont croissantes entre les forces de sécurité et les combattants islamistes de la province du Sinaï, qui ont changé d’allégeance d’Al-Qaïda à l’Etat Islamique.

Al-Sissi considère les Frères musulmans comme une organisation terroriste et selon lui tous les travailleurs et les jeunes qui protestent sont membres des Frères musulmans. Il utilise la menace de la violence islamiste pour notamment s’assurer le soutien des chrétiens coptes d’Egypte, qui ont pu voir quel traitement les chrétiens de Syrie et d’Irak avaient subi aux mains de l’Etat Islamique.

Une des conséquences de la répression à laquelle font face les Frères musulmans est le fossé croissant entre sa direction plus âgée et certains membres plus jeunes. La direction actuelle espère pouvoir survivre en gardant la tête baissée et en évitant toute confrontation directe avec le régime, comme cela était sa stratégie à l’époque de Moubarak. Certains militants plus jeunes sont par contre attirés par l’action armée en considérant l’impact de l’Etat Islamique à travers le Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

L’hypocrisie impérialiste

Un visiteur qui ne contribuera pas à résoudre ces problèmes est le nouveau dirigeant du Conseil européen pour la tolérance et la réconciliation : Tony Blair! Il est arrivé au Caire le 8 juin dernier pour une visite de deux jours. L’invasion impérialiste de l’Irak qu’il a lancée en compagnie de l’ancien président américain George W. Bush en 2003 a, avec le bombardement de la Libye de l’OTAN en 2011, massivement contribué aux problèmes de la région.

Les soulèvements de masse de la région qui ont commencé en Tunisie et en Egypte en 2011 et ont vu le renversement des dictateurs Ben Ali en Tunisie et Moubarak en Egypte, étaient de magnifiques exemples de la puissance de la classe des travailleurs et de la jeunesse. Mais au lieu que ces mouvements de masse des travailleurs ne remplacent les dictateurs par des droits démocratiques et sociaux complets – le socialisme démocratique – les travailleurs ont manqué de partis politiques aux racines assez fortes et au programme d’action clair. Par conséquent, ce sont d’autres forces qui ont remporté la direction de ce qui est appelé le «printemps arabe».

Hypocritement, les puissances impérialistes occidentales qui ont renversé Saddam Hussein et bombardé le régime de Kadhafi au nom de la «démocratie» sont maintenant presque silencieux à propos de la contre-révolution d’Al-Sisi. Ce dernier a encore vu le tapis rouge être déployé à ses pieds lors d’une visite en Allemagne. Le Big business cherche à stimuler son commerce et ses profits sans être encombré de travailleurs égyptiens disposant de droits et se battant pour des salaires et des conditions de travail décents. Al-Sissi est également considéré comme un allié fiable contre la menace représentée par l’Etat Islamique (Daesh).

Malgré la situation contre-révolutionnaire actuelle, la classe des travailleurs et la jeunesse d’Egypte n’ont pas oublié leur expérience acquise lors du renversement du régime haï de Moubarak. Digérer les leçons de 2011 aidera à clarifier la voie à suivre, en particulier le fait d’avoir laissé la machine d’Etat capitaliste en grande partie intacte et sous le contrôle d’anciens membres de son régime. La puissante classe ouvrière égyptienne va retrouver la combativité vue au cours de l’année qui a suivi, cela pourra donner une direction dans la lutte pour le socialisme démocratique dans la région.

Partager :
Imprimer :

Soutenez-nous : placez
votre message dans
notre édition de mai !

Première page de Lutte Socialiste

Votre message dans notre édition de mai