Rojava à la recherche d’une alternative. Rapport d’une visite de solidarité

Délégation de solidarité. A l'avant, sur la gauche : Orhan. Photo: solidariteitsdelegatie

Mi-mars, une délégation belge du comité de solidarité avec Kobanê s’est rendue à Rojava (Kurdistan syrien). Ils sont allés voir par eux-mêmes ce qu’il s’y passe et nous en font rapport. Nous avons rencontré Orhan Kilic, l’un des membres de la délégation.

Cette interview a été réalisée pour l’édition de mai de Lutte Socialiste

Quel était le but de votre voyage à Rojava et que veut faire le comité de soutien en Belgique ?

Depuis la grande attaque sur Kobanê (mi-septembre 2014), les Kurdes ont protesté massivement pendant des semaines, non seulement dans cette région mais ici chez nous aussi, en Europe et en Belgique. Kobanê a alors attiré l’attention du monde entier. L’opposition des Kurdes mais plus important encore leur projet politique pour l’autonomie et une société pluraliste et démocratique ont été depuis lors, plus largement débattus. A ce moment-là, une campagne d’aide humanitaire a été lancée et largement diffusée par les Kurdes eux-mêmes avec quelques acteurs de terrain belges. Nous essayons d’ancrer cette bonne volonté politique et humanitaire via le comité de solidarité. Cette collaboration va sans aucun doute mieux canaliser la campagne d’aide et l’élargir. Mais sur le plan politique aussi, ce comité veut soutenir et aider à défendre les acquis des Kurdes de Syrie. Nous voulons lancer un mouvement de solidarité entre la Belgique et Rojava. La meilleure manière de débuter était d’organiser cette délégation. Des gens qui voient les choses de leurs propres yeux et qui le transmettent a d’autant plus d’effet. Nous sommes partis à 6, tous des activistes politiques faisant partie de différentes organisations ou courants politiques en Belgique. Ce pluralisme est aussi très clairement présent dans le comité de solidarité même. Je trouve cela très important. La délégation a tenu un blog avec des contributions très intéressantes : www.rojavaproject.net.

Quelle est la situation actuelle dans la région ?

Les Kurdes syriens ont le vent en poupe. C’est très clair quand on parle avec des gens de la région. Malgré le grand danger d’un fascisme islamique d’ampleur inconnue, les Kurdes sont incroyablement positifs et pleins d’espoir face à l’avenir. Malgré l’expérience négative de Kobanê (qui a été reprise après 4 mois de lutte héroïque), les gens croient au projet politique d’  » Autonomie démocratique » et de « Confédéralisme démocratique ». Il se passe quelque chose de concret et de palpable et cela pousse à y contribuer. Ce n’est pas un hasard si le TEV-DEM (le mouvement populaire kurde syrien autour du PYD) bénéficie d’un énorme soutien parmi la population. Un soutien qui dépasse d’ailleurs les clivages ethniques et religieux. Rien que ça, c’est un énorme pas en avant que nous devons soutenir et défendre. Généralement, en Occident, le Moyen-Orient est associé au fondamentalisme et aux guerres civiles sectaires. Mais Rojava est déterminée à être une alternative à cela. Ils ont déjà le soutien de beaucoup d’autres minorités et tribus arabes. Les Kurdes sont très ambitieux et disent que leur projet politique est une issue à l’impasse et à la guerre civile qui est entrée dans sa cinquième année. L’attitude de l’occident à l’égard d’Assad et de la Syrie est devenue beaucoup plus indulgente. On a pris conscience du fait qu’il faut négocier pour résoudre le conflit. Cela offre aussi aux Kurdes des possibilités de réaliser leurs acquis et d’ainsi poser la base pour une république syrienne pluraliste et démocratique. Mais nous voyons surtout que l’Occident ignore complètement Rojava et n’a pas l’intention de reconnaître ou soutenir l’administration autonome de facto. Malgré le soutien (hésitant) sous forme de bombardements de l’EI, l’occident joue tout de même un rôle néfaste.

Vous avez été arrêtés par le gouvernement régional kurde (irakien)? Que s’est-il passé ?

Effectivement. Nous voulions entrer à Rojava via le Kurdistan (irakien) parce que les frontières côté turc étaient soit fermées soit uniquement accessibles aux personnes de nationalité syrienne. Comme nous ne pouvions pas compter sur la bonne volonté de la Turquie, nous pensions que nous pourrions traverser sans problème à partir du Kurdistan (irakien). Ce que nous avons vu là est proprement scandaleux. Malgré le fait que les Kurdes irakiens ont énormément de sympathie pour ce qui se passe à Rojava et qu’il y a ouvertement du soutien pour le PYD et le YPG ainsi que pour les forces de combat YPJ, nous avons vu que le régime KDP du clan de Barzani a, tout comme la Turquie, instauré une forme d’embargo sur Rojava. Les voies d’accès sont strictement contrôlées et le passage est rendu impossible aux membres du PYD et ses sympathisants. Des fonctionnaires du PYD se plaignaient même de ne pas pouvoir passer de l’aide humanitaire d’une partie du Kurdistan à une autre. La raison à tout cela est que le KDP ne soutient pas les avancées du PYD à Rojava parce que cela constitue une menace pour eux. Le KDP représente le féodalisme et le capitalisme dans la région. La démocratie, le pluralisme, l’anti-capitalisme et le mouvement de femmes de Rojava a un grand effet de contagion. Les Kurdes de ce côté de la frontière n’en sont pas immunisés. On voit déjà la minorité Yazid exiger ses droits démocratiques et l’auto-gestion face aux dirigeants autoritaires du KPD. L’inégalité et les problèmes sociaux augmentent au Kurdistan irakien et ce, tandis que tout près, un autre parti kurde est en train de construire une alternative viable. Il est clair qu’un cordon sanitaire est placé autour du PYD et de Rojava et nous en avons malheureusement été les victimes. Nous sommes donc restés au Kurdistan irakien mais ce que nous avons fait là a largement dépassé nos espérances. Nous y avons suivi de près le travail envers les réfugiés. Notre visite dans les montagnes Kandil (un bastion des rebelles kurdes de Turquie en Irak, NDLR) pour la célébration de Newroz (fête traditionnelle des peuples iraniens et turcs consacrée au nouveau calendrier persan, NDLR) et nos reportages avec des dirigeants du KCK (le grand mouvement populaire autour du PKK) est aussi de très grande valeur.

L’exemple des comités auto-gérés de Rojava est un développement intéressant. Quel est leur stade d’avancement ? Sont-ils des lieux de débat et d’action où d’autres tendances de gauche et révolutionnaires peuvent être actives ? Quelle est l’implication de larges couches de la population ?

Il y a là un système avec des comités auto-gérés et démocratiques qui règlent presque tous les aspects de la vie publique et ce, sans la présence de l’état syrien. Ces comités sont aussi présents à tous les niveaux, des conseils de quartiers et de villages à l’administration des cantons de Rojava. Il y a là un système échelonné du bas vers le haut. A la base, il y a les nombreux conseils populaires (meclis) qui nomment les organes d’administration des communes locales aux cantons. Il y règne une culture de démocratie de base et de participation. Chacun peut assister aux conseils populaires et participer aux décisions. Il est également question d’autonomie interne. Chaque meclis est une autorité en soi et peut fonctionner de manière autonome. Il y a aussi des communes et coopératives qui essaient de régler la vie économique. Tout ceci signifie explicitement qu’il doit y avoir une large participation d’en bas. Et elle existe. Ce système se maintient depuis déjà presque 3 ans dans les circonstances les plus défavorables et les attaques militaires les plus brutales et sans aide extérieure notable. Ils ne comptent que sur eux-mêmes, les personnes, paysans et jeunes. C’est justement ce qui inspire tant de gens bien au-delà des frontières de Rojava et attire la sympathie. Il y a tant à raconter sur Rojava, chaque aspect en soi mérite un article. L’auto-défense volontaire et militaire, la présence proéminente des femmes à chaque niveau d’administration, le système obligatoire de co-présidence pour chaque mandat public, la sorte de pluralisme qui non seulement permet à toutes les cultures et ethnies de coexister mais favorise aussi l’auto-organisation et l’autonomie… Je n’ai pas l’espace pour m’étendre sur tout cela dans le cadre de cet article. Mais si je dois quand même donner une ébauche, nous devons alors nous intéresser à l’idéologie d’Abdullah Öcalan et du PKK. Car tout vient de là. Les idées de démocratie de base radicale, l’implication des femmes, l’anticapitalisme…

Quelles sont les perspectives de développement ultérieur ?

Il faut faire attention à ne pas tomber dans le piège de l’idéalisme. Essayer de présenter Rojava comme un paradis sur terre, une utopie, lui causerait énormément de tort. C’est ce que les fonctionnaires du PYD disent aussi, littéralement. Ils craignent que Rojava ne soit présentée de manière trop idéaliste et romantique dans certains milieux en Occident. Mais cela ne sert pas leur cause. Nous devons garder les pieds sur terre et voir les immenses problèmes. Chacun de ces problèmes requiert une solution. C’est ce qui est ressorti de nos discussions à Kandil et de l’interview que nous avons faite avec le co-bourgmestre de Kobanê. Rojava est très inspirant et enthousiasmant mais il y a aussi d’immenses problèmes socio-économiques. Tous les moyens, si faibles soient-ils, vont à la guerre (ce qui est bien compréhensible et inévitable). Ils se trouvent sur un territoire très hostile, avec toutes sortes d’organisations terroristes sanguinaires et des régimes locaux répressifs qui essaient d’étouffer le printemps kurde dans l’œuf. Dans ces circonstances, le progrès et la révolution sociale risquent de reculer. C’est le grand danger qui menace le modèle de Rojava de l’intérieur. Rojava n’a pas d’industrie, pas d’usines. Uniquement de petits ateliers (qui sont pour l’instant réquisitionnés pour les besoins de la guerre). L’agriculture et l’élevage sont leur source principale de revenus mais cela ne suffit pas en soi. Ils ont aussi du pétrole mais pour l’instant, cela ne leur sert pas parce qu’ils ne peuvent pas le raffiner à grande échelle ou l’exporter. L’embargo de fait des régimes avoisinants empêche le développement économique. La seule chose qui soit florissante, c’est le marché noir. Il est aussi dirigé publiquement via les comités mais ce n’est pas une excuse. Cela ne constitue pas une base saine de développement.

Que doit-il se passer ?

Tout d’abord, il y a chez eux une forte conscience qu’ils doivent faire cela eux-mêmes. Ils avancent peut-être à petits pas mais cette auto-organisation et cet « auto-sauvetage » sont un fondement solide pour l’avenir. Lors d’une discussion sur les problèmes sociaux, le co-président du PYD, Salih Muslim a déclaré qu’eux, en tant que parti, peuvent seulement aider les gens à s’organiser mais que finalement, c’est le peuple lui-même qui doit décider de ce qui doit se passer. C’est cette culture démocratique et l’invitation à une large participation qui tient Rojava debout depuis 3 ans déjà. L’auto-défense à laquelle il était difficile de croire au début et les grands succès militaires contre l’EI inspirent aussi, ce qui consolide la base de pouvoir de l’auto-administration autonome. C’est dans cet élan que des personnes rejoignent volontairement le modèle de Rojava pour le faire vivre. Cela continuera ainsi encore un temps. Il y a aussi beaucoup de support matériel et humain de la part des Kurdes du Kurdistan turc. Même si le contexte turc constitue un frein important, nous voyons qu’ils amènent vraiment beaucoup de biens et de machines derrière la frontière quitte à devoir s’opposer à la police anti-émeutes turque et à l’armée. Comme nous l’avons vu pendant le siège de Kobanê de septembre à janvier.

La solidarité internationale est aussi absolument nécessaire. La solidarité entre les peuples. Nous devons certainement demander à ce que les pays (occidentaux), l’UE et l’ONU reconnaissent et soutiennent l’administration autonome. Mais cela ne suffit pas en soi. Si nous voulons que le modèle de Rojava subsiste et continue à se développer, il faut que nous le soutenions maintenant. De la même façon qu’avec une certaine conscience, nous sommes, par exemple, solidaires des peuples grec et portugais et que nous voulons renforcer leur combat politique contre la tyrannie moderne de l’UE, nous devons aussi prendre notre responsabilité par rapport à Rojava. Le socialisme n’est pas affaire de considérer et de constater qu’il est là ou pas mais doit être construit. Cela demande une attention constante. De toutes les sociétés du Moyen-Orient, celle de Rojava est la plus ouverte et la plus combative pour le moment. Des idées socialistes et radical-démocratiques sont en pleine expérimentation et nous devons être là pour les expérimenter aussi.

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