55 ans d’occupation chinoise au Tibet

Le 7 octobre 2005 a marqué le 55ème anniversaire du début de l’occupation militaire du Tibet par la Chine, en 1950. Cet anniversaire fait suite à la récente commémoration par le Parti Communiste Chinois (PCC) au pouvoir du 40ème anniversaire de la fondation, le 1er septembre 1965, de la « Région Autonome du Tibet » (RAT).

Article de Laurence Coates, 26 septembre 2005 (traduit en août 2007)

Cet anniversaire controversé fut marqué par une parade de 6000 soldats de l’Armée de Libération Populaire (ALP) à travers la capitale tibétaine, Lhassa, où les immigrants Han (l’ethnie majoritaire chinoise) ont maintenant dépassé en nombre les Tibétains.

Malgré une économie rapidement croissante dans la région (plus de 10 pourcent par an lors de la dernière décennie), la rancoeur anti-chinoise est répandue. Cet état d’esprit est l’héritage des lourdes mesures répressives et bureaucratiques du régime de Beijing, lesquelles, dans la conscience des masses tibétaines, pèse bien plus lourd que l’abolition du servage et l’implémentation de profondes réformes sociales. Ainsi que Robespierre l’avait dit, les gens n’apprécient guère « les missionnaires à baïonnettes ».

Lors de la seconde moitié du siècle passé, plus d’un cinquième de la population tibétaine a été arrêtée ou harcelée en liaison avec les opérations « anti-séparatistes », si on s’en réfère seulement aux statistiques officielles du gouvernement. Au moins 100 000 personnes ont été tuées au cours de nombreuses rébellions, ou en conséquence des conditions de détention et du travail forcé. Alors que les règles gouvernant la pratique religieuse ont été détendues depuis les jours de la soi-disant Révolution Culturelle (1966-76), pendant lesquels la plupart des monastères tiébtains ont été détruits, le fait de porter un portrait du Dalai Lama, le « dieu-roi » bouddhiste en exil, est toujours considéré comme un délit. Cependant, en dépit de tout ceci, l’emprise du régime chinois sur le Tibet n’est encore que très superficielle.

Ce conflit tire ses origines de l’occupation et de l’incorporation forcée du Tibet à la République Populaire de Chine (RPC) par Mao Zedong en 1950, un an après la victoire de la Révolution Chinoise. De telles tensions nationales sont également très répandues ailleurs en Chine, en particulier dans les zones frontalières faiblement peuplées, dans lesquelles les Chinois Han ne sont qu’un minorité. Comme l’a écrit John Pomfret dans le Washington Post, « les régions de Chine dominées par les deux minorités les plus récalcitrantes – les Tibétains et les Ouïghours – s’étendent sur 4 millions de km² (NDT: environ six fois la France, ou 130 fois la Belgique), c’est-à-dire près de la moitié de la Chine, et comprennent la plupart de ses zones frontalières vulnérables historiques. »

Ces dernières années, les Tibétains ont été confrontés à une nouvelle menace : la marginalisation économique dans le cadre d’une économie de plus en plus capitaliste, directement importée de Chine, et dominée par des capitalistes et des professionnels Han. Ceci « exacerbe grandement, et de plus en plus, l’inégalité de revenus entre la ville et la campagne, et entre les Han et les Tibétains, » avertit le président de l’ONG « Fonds pour l’Atténuation de la Pauvreté au Tibet », Arthur Holcombe. Même dans le secteur d’Etat, une bonne pratique de la langue chinoise (putonghua) est une condition pour trouver un travail. Etant donné que le taux d’alphabétisation des adultes au Tibet n’avoisine que les 50 pourcent – comparé au 85 pourcent de Han qui savent lire – l’organisation du marché du travail à la ville pèse sur la population autochtone.

Une telle marginalisation est renforcée par un racisme plus ou moins affiché envers les Tibétains, perçus comme « arriérés » et « inférieurs » ; de telles idées ont été utilisées depuis des décennies par le régime de Beijing pour justifier sa politique répressive.

« C’est encore pire que la discrimination des Blancs par rapports aux Indiens d’Amérique, » selon Wei Jingsheng, un écrivain chinois dissident.

Immigration et pauvreté rurale

« La politique de développement économique de la Chine pour le Tibet », commentait le Business Week (19 septembre 2003), « renforce aussi la pauvreté urbaine, le crime et le problème galopant de la prostitution, au fur et à mesure que des jeunes Tibétains, souvent pauvrement éduqués, déménagent dans les villes et trouvent peu d’occasions légales de survivre. »

Le boom économique est, en tous cas, un phénomène urbain, laissant largement sur le côté les zones rurales où 80% de la population tibétaine habite. Les statistiques officielles révèlent un état qui est probablement le plus large fossé de richesse de toute la Chine, entre les zones rurales, dans lesquelles la population est, dans son ensemble, tibétaine, et les villes, de plus en plus dominées par les immigrants Han. Le revenu net des paysans et bergers tibétains était de 1861 yuan (225 dollar US) en 2004, parmi les plus bas revenus de Chine. Les salaires des professionnels et des fonctionnaires d’état, d’un autre côté, sont les plus hauts de Chine, et pour les ouvriers industriels, ces salaires sont les seconds plus hauts de Chine, après Shanghai. Dans une période où le gouvernement central ne peut plus ordonner aux fonctionnaires et spécialistes Han d’aller s’installer dans les régions « stratégiques », une espèce de « prime Tibet » a été mise en place pour y attirer le personnel Han. Les vacances y sont plus longues, les heures de travail plus courtes, et les colons peuvent recevoir des allocations d’altitude, des bonus d’isolement, et une foule d’autres subsides.

En dépit de tout cela, les tentatives du gouvernement de Beijing pour organiser une colonisation de Han à grande échelle du Tibet, en tant que contrepoids au « séparatisme », ont donné des résultats mitigés. Officiellement, les Tibétains comptent toujours pour 93%, ou 2,4 millions des 2,7 millions d’habitants de la RAT. La taille de la population Han est certainement plus grande que ce que suggèrent les chiffres officiels, puisque des garnisons de soldats de l’ALP et de dizaines de milliers d’ouvriers immigrés s’y trouvent. Mais même ainsi, la migration de Han au Tibet est loin d’être équivalente à celle qui a eu lieu au Xinjiang, la région voisine – où les han comptent maintenant pour 40% de la population – et ceci n’est pas par hasard. En plus du froid et de l’atmosphère très pauvre en oxygène – le Tibet est aussi connu sous le nom de « Toit du Monde » – les colons Han doivent faire face à la pauvreté généralisée et au mécontentement de la population autochtone. Au cours des années 1959-1999, un total de 110 000 fonctionnaires chinois ont été envoyés au Tibet. Certains d’entre eux, dans les toutes premières années du moins, se sont portés volontaires, poussés par un idéal révolutionnaire ou patriotique. La majorité d’entre eux s’en alla assez vite.

Dans les années 1980s, sous la campagne de « Tibétanisation » promulguée par Hu Yaobang, les fonctionnaires Han se virent ordonnés de rentrer au foyer, et devinrent les boucs émissaires des excès de la Révolution Culturelle. Lorsque le président actuel, Hu Jintao, tenait le poste de Secrétaire du Parti dans la RAT, de 1988 à 1992, il passait la plupart de son temps à Beijing, pour se remettre du « mal de l’altitude ». Ce n’était pas la seule raison pour laquelle Hu tenait ses distances. Jonathan Mirsky, du Guardian, se souvient que : « J »ai eu un jour la chance de rencontrer Hu. Ne sachant pas que j’étais journaliste, il me raconta à quel point il détestait le Tibet pour son altitude, son climat et son manque de culture. Il gardait sa famille à Beijing, me dit-il, et craignait que si un jour il devait y avoir une émeute contre les Chinois, aucun Tibétain ne le protégerait. »

Les ouvriers immigrants Han, ainsi que les soldats démobilisés qui conduisent les taxis de Lhassa et travaillent sur ses sites de construction, sont évidemment faits d’un meilleur matériau. Mais eux aussi, pour la plupart, projettent de rentrer au pays une fois fortune faite – en général après deux ou trois ans. Comme dut l’admettre un militant pro-Tibet qui a parcouru le pays en long et en large : « La présence des Chinois au Tibet est vraiment très mince. Dès qu’on arrive au-dessus de 3000 mètres en-dehors des villes, il n’y a simplement plus de Chinois… La majorité des Chinois en fait ne veulent vraiment pas être ici. » [John Ackerley, ICT, Washington Post, 31/10/99]

Pour renforcer son emprise sur le Tibet, le gouvernement central a construit l’autoroute Qinghai-Xizang, un chantier de 1142 kilomètres, bientôt terminé. C’est l’un des projets d’infrastructure les plus prestigieux et des plus coûteux qui ait jamais été entrepris dans un pays où les projets de prestige abondent . A une altitude de 4000 mètres au-dessus du niveau de la mer, cette autoroute sera la plus haute du monde, opérant à une altitude plus haute que celle à laquelle de nombreux petits avions ne peuvent même pas voler. Ce projet a demandé des défis technologiques massifs, dus au paysage gelé et montagneux, aux problèmes de manque d’oxygène et de basse pression atmosphérique. Les locomotives seront équipées de turbochargeurs pour leur alimentation en oxygène, tandis que les cabines des passagers seront pressurisées de la même manière que les avions. Avec des wagons première classe qui comporteront une station thermale et un restaurant de luxe, le train symbolise la prédilection actuelle de la Chine pour les distinctions de classe. Beijing est aussi occupée à construire de nouvelles routes, ainsi que des projets de stations électriques hydrauliques au Tibet, en tant que moyen d’accélérer l’intégration économique à la Chine.

Abolition du féodalisme

Contrairement à la version romantique décrite par l’idéal Hollywoodien du Tibet d’avant 1949, présenté comme une terre d’harmonie spirituelle, les conditions de vie y régnaient ressemblaient à celles que l’on pouvait trouver en Europe au Moyen-Âge. 58% de la population étaient des serfs, forcés à travailler gratuitement pour leurs maîtres, en grande partie des lamas (moines). Les serfs qui tentaient de s’enfuir étaient soumis à des châtiments cruels tels que la flagellation ou la mutilation. Même Jung Chang et Jon Halliday, les auteurs de Mao : L’histoire inconnue, une tentative de discréditer la Révolution Chinoise, admettent que c’était une « facette très sombre » de la vieille théocratie (état religieux) tibétaine, bien qu’ils ne développèrent pas ce point, ajoutant immédiatement après que « le règne de Mao était bien pire ». Le féodalisme tibétain était profondément lié à la branche « Lamaïste » du Bouddhisme, le produit de siècles d’isolation dans un environnement très dur, dans lequel aucun peuplement humain à grande échelle n’était possible. Les monastères étaient eux-mêmes de gros propriétaires terriens, avec 40% des terres du Tibet leur appartenant en 1950. Ils avaient aussi une fonction de tribunaux et de collecteurs d’impôts, imposant de fortes taxes religieuses aux pauvres. Même aujourd’hui, il est estimé que les Tibétains payent un tiers de leur revenu annuel aux monastères.

De la même manière que le système féodal Confucéen a finalement implosé sous le poids des pressions militaire et économique externes, le féodalisme tibétain, dépassé, finit par être aboli, mais il le fut par l’arrivée du stalinisme chinois. Depuis que la théocratie bouddhiste a été évincée, le PNB par habitant a été multiplié par 33. De grandes améliorations ont été apportées au niveau de l’électricité, de l’apport en eau potable, et autres infrastructures. Mais à cause du fait que ces mesures, indéniablement progressives, ont été imposées de manière bureaucratique – au moyen d’une occupation militaire – plutôt que d’être développées à partir d’un mouvement social autochtone (qui aurait pu se tourner vers l’aide des travailleurs et paysans chinois), elles l’ont été au prix d’un coût énorme et inutile vis à vis des masses tibétaines et chinoises.

En dépit d’une croissance économique rapide, basée sur les technologies et capitaux importés de Chine, le Tibet se traîne derrière les autres régions de la RPC en ce qui concerne la santé, l’éducation et la plupart des autres critères. Selon le recensement de 2000, 45,5% des enfants tibétains ne vont même pas à l’école primaire, comparé à une moyenne chinoise de 7,7% d’enfants non scolarisés. Ceci représente une amélioration considérable par rapport la situation d’avant 1959 (pendant laquelle seuls 2% des enfants tibétains recevaient une éducation primaire), mais c’est tout de même le moins bon taux de scolarisation comparé à celui de toutes les autres minorités chinoises. De la même manière, seuls 13,3% des tibétains suivent une éducation secondaire, comparé à 52,3% des autres chinois [recensement national de 2000]. La prévalence de l’agriculture de subsistance signifie que les familles paysannes gardent un enfant (le plus souvent, une fille) à la maison pour y travailler (d’où le taux extrêmement bas d’alphabétisation des femmes). C’est aussi une des raisons pour lesquelles les Tibétains, et d’autres minorités nationales, sont se vus exemptés de la politique de l’enfant unique promulguée par Beijing.

Le taux de mortalité infantile a aussi brutalement chuté, passant de 43% en 1959, à 3,7% en 1998 – mais ce taux reste toujours trois fois plus élevé que celui de la RPC prise dans son ensemble. Et une fois de plus, tandis que l’espérance de vie moyenne des hommes a été augmentée, passant de 36 ans en 1949, à 65 ans de nos jours, elle est l’espérance de vie la plus basse de toutes les 18 nationalités chinoises (la moyenne chinoise d’espérance de vie masculine se portant à 68,9 ans).

Les racines du conflit

L’argument des nationalistes Han, y compris celui du régime de Beijing, selon lequel le Tibet a toujours fait partie « intégrante » de la Chine, est fausse. Un précédent historique n’est de toutes façons pas un argument décisif au sujet du droit des petites nations, mais bien plutôt la conscience des masses, en particulier de la paysannerie et de la classe ouvrière. Sur base d’événements, surtout de convulsions majeures, une conscience nationale peut se développer, là où auparavant elle était inexistante, comme ce fut le cas avec le Pakistan ou l’Erythrée.

Au cours des mille dernières années, le Tibet fut à différentes reprises un tributaire de l’Empire Mongol, de l’Inde Moghole, et, plus tard, de la Chine sous la dynastie Qing (prononcé : Tching). Le Tibet fut soumis au contrôle Qing en 1728, sur base de la soi-disant relation « prêtre – maître » entre le Dalai Lama et la cour impériale. Les empereurs Qing (qui n’étaient pas des Han, mais des Mandchous), offraient la protection au Dalai Lama et à l’élite féodale contre les rébellions internes, tandis qu’en échange, le Lamaisme était adopté en tant que religion nationale pour la Chine, et que le Dalai Lama devenait son « chef suprême ». Cet arrangement découlait des projets de la cour Qing afin d’assujettir les territoires du Nord et de l’Ouest, qui étaient dominés par des tribus mongoles, qui pratiquaient également le bouddhisme tibétain. Même avec la bénédiction du Dalai Lama, la conquête des fiefs mongols par la dynastie Qing nécessita toute une série de terribles guerres génocidaires. Ce processus vit l’Etat chinois s’étendre vers le Sud, jusqu’en Birmanie et au Vietnam, à l’Est vers la Corée, et à l’Ouest, en Asie Centrale et au Tibet.

Mais alors que l’Etat Qing commençait à se désagréger au 19è siècle sous l’impact combiné de la rébellion interne, et des pressions impérialistes venues de l’extérieur, le Tibet commença à échapper à son contrôle. Au début des années 1900s, l’impérialisme britannique cherchait par tous les moyens à s’assurer l’hégémonie sur le Tibet, pour y construire un barrage à l’expansion de la Russie en Asie Centrale.

Le colonel Younghusband, un britannique, à la tête d’une force militaire composée en majorité d’Indiens, massacra en 1904 plus de 900 Tibétains faiblement armés, pour imposer un accord de commerce au gouvernement de Lhassa. Un traité en 1906, accepté de force par un gouvernement Qing décrépit, fit du Tibet un protectorat britannique. C’est ici que se trouve la vérité au sujet du soi-disant Tibet « indépendant » de l’époque, que la propagande du gouvernement en exil mené par le Dalai Lama présente si souvent comme un « âge d’or ». Sur base du capitalisme et de l’impérialisme, il ne peut y avoir aucune indépendance véritable pour les petits Etats économiquement faibles ; de la même manière qu’il est impossible à une petite entreprise « indépendante » de survivre dans l’économie capitaliste moderne autrement qu’en tant que sous-traitant des grandes corporations Les tentatives du 13ème Dalai Lama de mendier les faveurs de l’impérialisme britannique comprenaient entre autres l’offre « pacifiste » de 1000 troupes tibétaines qui sont allées se battre pour les Britanniques lors de la Première Guerre Mondiale.

Du point de vue des Chinois, le transfert du Tibet dans la sphère d’influence britannique était encore un nouvel exemple de l’humiliante occupation étrangère, sur un pied d’égalité avec la conquête de la Mandchourie par la Russie en 1901, et l’annexion de l’île de Formose (Taiwan) par le Japon en 1895. La réunification du Tibet et de la « patrie » chinoise fut incorporé au Credo de tous les nationalistes chinois, de Chiang Kai-shek à Mao Zedong et à ses stalinistes.

Cette attitude n’était pas celle des trotskystes chinois, cependant. Chen Duxiu, le fondateur du PCC, qui fut plus tard un important soutien pour l’Opposition de Gauche menée par Léon Trotsky, disait de prendre garde au « nationalisme et au patriotisme égoïstes », qu’il décrivait ironiquement comme étant des « marchandises de mauvaise qualité importées du Japon », qui devaient être boycottées par la classe ouvrière chinoise, comme ils le faisaient pour les autres marchandises !

La révolution de 1949

La révolution chinoise de 1949 représente un énorme paradoxe historique. En abolissant le capitalisme et les droits seigneuriaux, et en lançant l’industrialisation sur base de la propriété d’Etat et de la planification, elle secoua la Chine au point de la faire sortir de plus d’un siècle de paralysie et de déclin. La Chine était la preuve vivante de la phrase de Karl Marx : « La révolution est le moteur de l’histoire ». Mais à cause du caractère déformé que prit cette révolution sous une direction staliniste, dont le modèle était la dictature bureaucratique de l’URSS, le nouvel Etat arriva vite en confrontation directe avec les Tibétains et d’autres minorités nationales, et ensuite avec des couches larges des travailleurs et paysans chinois Han.

Plutôt que de s’appuyer sur l’internationalisme ouvrier conscient qui animait Lénine, Trotsky et les autres chefs de la Révolution Russe de 1917, la vision du monde qu’avait le régime de Mao Zedong ne pouvait être décrit qu’au mieux comme un nationalisme Han radical, combinant l’opposition à l’impérialisme étranger, à une attitude chauviniste et intolérante envers les minorités nationales de l’ancien Empire Chinois. Le Tibet, le Xinjiang et la Mongolie Intérieure étaient perçues comme de simples lopins de terre à valeur stratégique, à être incorporés à tout prix au nouvel Etat, à la fois pour des raisons de sécurité nationale, et pour redorer le prestige des Han. Etant donné cette approche, une bonne partie de la bonne volonté de ces peuples au départ fut mise de côté.

La situation était quelque peu différente en Mongolie Intérieure qui, au contraire du Tibet et du Xinjiang, avait été occupée par le Japon dans les années 1930s, et où les communistes mongols avaient activement pris part à la guerre civile contre les forces nationalistes de Chiang Kai-shek. Mais aujourd’hui, le nationalisme mongol remonte parmi la jeune génération. Malgré une croissance économique spectaculaire basée sur l’explosion de la demande en charbon (le PIB de la Mongolie intérieure a doublé en termes nominaux entre 1999 et 2004), des manifestations ont éclaté récemment contre les projets de privatiser le tombeau de Gengis Khan, un héros national. Bien qu’ils aient officiellement été des Etats « socialistes » (en réalité, stalinistes) dans le passé, les deux Mongolies (« Intérieure » et « Extérieure ») sont restées séparées par les bureaucraties chinoises et russes.

La position de Mao et des stalinistes chinois était en complète opposition avec la tradition du marxisme authentique, qui défend le droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Dans le cas de la Chine, le nouveau régime reconnut seulement « le droit d’exercer une autonomie régionale nationale » au sein de l’Etat chinois. Comparez cela à la position de Lénine, qui accorda l’indépendance à la Finlande en décembre 1917 – puisque tel était le voeu clairement exprimé de la population finnoise – après des décennies de « russification » forcée par le régime tsariste. Pour les bolcheviks (communistes) russes, le point crucial était l’unité et la cohésion politique des travailleurs, quelles que soient les frontières nationales. Sous Lénine, la constitution de l’URSS permettait le droit à l’autodétermination pour toutes les républiques membres, y compris le droit à la séparation. Mais, en conséquence de la dégénération bureaucratique de l’Union Soviétique sous Staline, ce droit fut aboli dans la pratique, ainsi que le furent les Soviets – les conseils des travailleurs élus – organes à travers lesquels la classe ouvrière exerçait le pouvoir dans les premières années de l’Etat soviétique. En comparaison, la révolution chinoise triompha sans organes de pouvoir démocratiques pour les travailleurs, mais avec une caste bureaucratique « prête à l’emploi », au sein des corps d’officiers « communistes » de l’Armée de Libération Populaire, basée sur les paysans. La foi exagérée en les solutions militaires du nouveau régime chinois (« Le pouvoir vient du barillet d’un fusil »), combinée au chauvinisme Han, a fait que, au lieu de résoudre la question nationale en Chine, de nouveaux conflits explosifs sont apparus.

Le Tibet et la Guerre Froide

L’invasion du Tibet en octobre 1950 eut lieu trois mois après le début de la Guerre de Corée, qui représentait une remontée importante de la « Guerre Froide » entre l' »Orient » staliniste, et l' »Occident » capitaliste. Mao fut forcé par l’ascension tragique des tensions internationales, de mettre en branle ses plans d’invasion. Le 7 octobre, 40 000 soldats de l’ALP occupèrent la ville du Tibet oriental de Chamdo, écrasant la minuscule armée tibétaine, et forçant le gouvernement du Dalai Lama à négocier. Cette approche, plutôt que celle d’une force d’invasion décisive, montrait bien les problèmes logistiques que connaissait l’ALP afin de soutenir une grande armée dans un terrain de haute altitude, presque sans aucune route.

L’occupation de Chamdo se fit seulement deux jours après que les « Forces des Nations Unies » – un drapeau opportun pour servir d’excuse à une force en majorité composée d’Américains – prit la décision de traverser le 38ème parallèle pour pénétrer en Corée du Nord, avec pour objectif de renverser son régime staliniste.

L’entrée de l’ALP au Tibet avait donc pour but de prévenir toute poussée indépendantiste de la part du gouvernement de Lhassa, qui serait soutenue par l’occident. Au troisième jour de la Guerre de Corée, le 27 juin, le président Truman ordonna à la 7ème Flotte américaine de « neutraliser » le détroit de Taiwan, pour contrecarrer l’attaque chinoise, imminente, sur Taiwan. La droite républicaine aux Etats-Unis, dont le champion était le Général Douglas MacArthur, Commandant en Chef des Forces de l’ONU en Corée, exigeait que la guerre fût portée en Chine. MacArthur était pour le bombardement des bases aériennes chinoises, et l’utilisation d’armes nucléaires tactiques du côté chinois de la frontière coréenne, surtout après que plus d’un million de « volontaires » chinois (en réalité, des unités régulières de l’ALP) fussent entrés en Corée en novembre 1950. Mais à ce moment, des conseils plus avisés parvinrent à s’imposer à Washington, avec pour conséquence le renvoi de MacArthur par le président Truman, en avril 1951.

La position de Truman reflétait les réalités géopolitiques. Les Etats-Unis et leurs alliés n’étaient pas en position de risquer une attaque directe en territoire chinois, pas juste après la Seconde Guerre Mondiale, à une époque de luttes de libérations nationales qui secouaient alors l’Asie, l’Afrique, et l’Amérique du Sud. Il avait fallu insister très fort pour convaincre le gouvernement du Labour en Angleterre de remplir ses obligations en Corée. Ni les Etats-Unis, ni la Grande-Bretagne, n’auraient pu intervenir au Tibet, et leurs tentatives de négocier une intervention militaire indienne furent ignorées par le gouvernement Nehru. Après la Guerre de Corée, l’impérialisme américain fournit, il est vrai, des armes et de l’entraînement au mouvement sporadique de guérilla anti-chinoise au Tibet, mais d’après les rapports, ce soutien prit fin en 1969, à la veille de la visite de Kissinger en Chine, par laquelle la Chine et les Etats-Unis arrivèrent à une entente historique. C’était alors la quatrième fois en un demi-siècle que les dirigeants tibétains avaient placé tous leurs espoirs sur l’intervention de la part d’une des grandes puissances (Royaume-Uni, Japon, Inde, et Etats-Unis), uniquement pour en sortir cruellement déçus.

Le dévouement massif du gouvernement chinois à défendre la Corée du Nord – jusqu’à 400 000 soldats chinois y furent tués, y compris un des fils de Mao – ne découlait évidemment pas d’un idéal d' »Aide à la Corée » gratuit, tel qu’il était affiché dans la propagande officielle, mais bien des conséquences qu’aurait pu avoir une victoire américaine pour son propre règne (et non des moindres, la création d’un Etat vassal au service des Etats-Unis, et l’établissement d’une base militaire à la frontière orientale de la Chine). Néanmoins, puisqu’il intervenait en soutien à une lutte nationale contre un impérialisme étranger, l’intervention du gouvernement chinois en Corée profita d’un soutien large, que ce soit dans son propre pays, ou à travers l’Asie dans son ensemble.

Le « Front Unique » avec le féodalisme

Au Tibet, cependant, au lieu de venir en aide au mouvement autochtone qui se développait contre le féodalisme et le colonialisme, c’est le régime chinois lui-même qui prit le rôle d’un agresseur militaire. Pour rendre les choses pires, Pékin chercha alors à renforcer sa position au moyen d’une « alliance patriotique » avec le Dalai Lama et l’élite féodale tibétaine.

Comme l’expliquait un commentateur, « Mao n’était pas pressé d’apporter la révolution au Tibet. Les intentions du PCC, au contraire, étaient de « gérer » le pays à distance, d’une manière très similaire au modèle des Qing. Malgré ses prises de position révolutionnaires, le PCC n’essaya pas, dans un premier temps, d’implémenter la moindre réforme sociale au Tibet. La souveraineté avait la priorité. Tant que le Tibet « revenait dans le giron de la grande famille de la patrie », Pékin y était plutôt d’accord de tolérer la préservation du « système de servage féodal ». »

[Réflexions sur le Tibet, Wang Lixiong]

Un véritable gouvernement socialiste en Chine se serait engagé à assister le développement d’une révolution démocratique, càd agraire, au Tibet, aurait fait de l’agitation parmi les paysans pour le contrôle de la terre, la confiscation des domaines féodaux et monastiques, et des droits démocratiques larges, y compris le droit à l’autodétermination. Ce gouvernement aurait expliqué qu’à l’ère de l’impérialisme, avec les pays néo-coloniaux sous la domination brutale du capitalisme étranger, la lutte révolutionnaire serait forcée d’aller au-delà de ses tâches purement bourgeoises, d’adopter des mesures socialistes et de faire le lien avec la lutte révolutionnaire des ouvriers et des paysans en Chine, en Inde, et dans le monde.

Mais plutôt que de se baser sur la petite couche d’intellectuels et de travailleurs radicalisés, les dirigeants du PCC préférèrent négocier avec les « éminences » de la société tibétaine. Le petit Parti Communiste Tibétain, mené par Phüntso Wangye, dont le statut indépendant aurait été un énorme atout, étant donné la complexité de la question, fut fusionné de force avec le Parti Communiste Chinois en 1948. Contre leur gré, les communistes tibétains acceptèrent d’abandonner leur slogan en faveur d’un « Tibet communiste et indépendant », mais espéraient toujours que la révolution chinoise mènerait à la restructuration du Tibet en tant que « république autonome qui fonctionnerait d’une manière similaire à celle des républiques socialistes de l’Union Soviétique… Elle serait sous souveraineté chinoise, mais contrôlée par les Tibétains » [Un Révolutionnaire Tibétain, Phüntso Wangye]. En 1958, Wangye fut dénoncé par le régime chinois pour « nationalisme local », et condamné à 18 ans de prison. Son arrestation était un avant-goût de la répression qui allait ébranler la société tibétaine après l’effondrement de l’alliance de Pékin avec l’oligarchie féodale.

Le traité de 1951 entre le régime de Mao et le Dalai Lama, alors âgé de 16 ans, constitua un prototype de la formule « Un pays, deux systèmes » de Den Xiaoping concernant Hong Kong et Macao dans les années 1990s. Ce traité stipulait que le gouvernement de Pékin n’allait pas « altérer le système politique existant au Tibet » et que « en ce qui concerne les différentes réformes au Tibet, il n’y aura aucune obligation de la part des autorités centrales ». L’accord fournissait une approbation rétroactive de l’invasion chinoise par le Dalai Lama, et donnait à Beijing le contrôle de la politique étrangère et de la défense. Dans la sphère sociale, cependant, à part de la réduction des taux d’intérêts usuriers et de la construction de quelques hôpitaux et routes (qui avaient surtout un but militaire), les changements qui furent introduits à cette période étaient très limités. Comme l’explique un chroniqueur, « Aucune propriété monastique ni aristocratique ne fut confisquée, et les seigneurs féodaux poursuivirent leur règne sur les paysans qui leur étaient liés de manière héréditaire »

[La Panthère des Neiges et le Dragon, Melvyn Goldstein].

Mao fit passer cela pour un « front uni » avec le peuple tibétain, alors qu’en fait, ce n’était qu’un retour de la politique staliniste catastrophique de collaboration de classes qui avait été appliquée en Chine durant les années 20s et 30s (l' »alliance » du PCC avec les nationalistes de Chiang Kai-shek). La différence à ce moment-là, bien entendu, était que le régime de Mao agissait d’une position de force. Il exerçait un contrôle ultime sur l’Etat, grâce aux 100 000 soldats de l’ALP qui étaient basés au Tibet. Tout en flattant les élites tibétaines, les efforts du régime chinois de se construire un soutien parmi les masses au Tibet furent, au mieux, incompétents : « Désorientés par les nouvelles pistes offertes par les Han, craignant les Han qui appelaient à la « libération » des serfs vis-à-vis de leurs maîtres féodaux, en même temps qu’ils forgeaient des alliances avec ces maîtres, ils ne rejoignirent pas leurs « libérateurs » en très grands nombres » [La création du Tibet moderne, Tom Grunfeld]. En 1954, le Dalai Lama fut nommé Vice-Président du Comité Permanent du parlement bidon organisé par les Chinois, le Congrès Populaire National, malgré le fait que sa demande de rejoindre le PCC (!) ait été rejetée. En 1955, le premier ministre de Mao, Zhou Enlai, dit au dirigeant tibétain que si le Tibet n’était pas encore prêt pour une réforme agraire, la période d’attente « pouvait être prolongée d’encore 50 ans ».

La rébellion de 1959

Mais la lutte des classes et les variations de la conscience populaire ne se déroulent pas selon un plan bureaucratique. Sous l’impact de la transformation de la Chine elle-même, le vieux Tibet commença à se fissurer. Alors, comme maintenant, plus de la moitié de la population tibétaine vivait dans les provinces avoisinantes de Qinghai, Gansu, Sichuan et Yunnan. L’esprit bureaucratique étroit qui était celui du régime pékinois signifiait que, tandis qu’il maintenait, de manière implacable, sa position de « aucune réforme » au Tibet en lui-même, il ne vit aucune raison d’appliquer la même politique vis-à-vis des communautés tibétaines des autres provinces? En réponse à la collectivisation de l’agriculture, introduite dans ces provinces à partir du début de 1956, des centaines de rébellions éclatèrent, dans lesquelles 10 000 Tibétaines furent tués [Rapport de la 11ème division de l’ALP, 1952-1958].

L’impérialisme américain, à travers ses bases au Népal, fournissait des armes et de l’entraînement aux dirigeants de cette rébellion des « Khampa ». Naturellement, les dirigeants de ce mouvement – pour la plupart, de riches fermiers et des nobles dépossédés – dressèrent la bannière de la religion et de la nationalité afin de rassembler derrière eux les sections pauvres de la population. Une fois de plus, la situation fut aggravée par la réponse brutale des autorités maoïstes. Pour réaffirmer son contrôle, l’ALP commença à bombarder des monastères, à arrêter des vieux moines et des dirigeants de la guérilla, et à mettre sur pied des exécutions publiques. Ces événements menèrent à une remontée spectaculaire des tensions de part et d’autre de la frontière du Tibet, où la répression contre les rebelles « Khampa » était largement interprétée comme une attaque génocidaire sur le peuple tibétain et sur leur religion, dans les régions dominées par les Han. L’atmosphère devint explosive lorsque des renforts massifs pour l’ALP commencèrent à arriver à Lhassa à la fin de 1958, avec pour but avoué d’encercler les 60 000 réfugiés « Khampa » qui s’y étaient réfugiés. Une rumeur s’était répandue, disant que l’ALP était venue pour arrêter le Dalai Lama, ce fit se dresser des barricades autour du Palais d’Eté par des milliers de gens, criant « Virez les Han » et « Le Tibet aux Tibétains ».

L’émeute du 10 mars 1959 à Lhassa fut rapidement écrasée, causant la fuite du Dalai Lama et d’à peu près 100 000 disciples, surtout membres de l’ancienne élite féodale, vers Dharamsala en Inde septentrionale. Là, ils créèrent un gouvernement en exil, qui n’a toutefois jamais été reconnu par aucun gouvernement. Mao intervint en personne pour s’assurer que le Dalai Lama puisse s’enfuir, par peur de la réaction des pays bouddhistes et de l’Inde, eût-il été tué. L’émeute était un mouvement réactionnaire et féodal, qui était surtout soutenu par les lamas, par la noblesse féodale et par les corps d’officiers de l’ancienne armée tibétaine. Mais à cause de la politique criminelle du régime de Pékin, qui n’était pas basé sur le ralliement des masses au socialisme, mais sur des manoeuvres bureaucratiques, au nom de l' »unification de la patrie », de larges couches de la population tibétaine ne virent les événements de mars que du point de vue de la lutte nationale contre l’occupation chinoise.

Dans les 18 mois qui suivirent directement l’émeute, 87 000 Tibétains furent tués, selon les données de l’ALP, qui se mettait ainsi à dos des couches encore plus marges de la population. Cette force expressive était dictée, plus que par la situation au Tibet, par une crise sérieuse au sein du régime de Beijing lui-même. Le criticisme vis-à-vis de Mao montait, tandis que les résultats catastrophiques du « Grand Bond en Avant » commençaient à se faire sentir. L’estimation initiale de la récolte de grains en 1958, de 375 millions de tonnes, était tombée drastiquement à 215 millions de tonnes. Au cours des trois années qui vinrent, la Chine allait être ravagée par la pire famine du 20ème siècle, aggravée par toute une série de désastres naturels, qui entraîna la mort de 30 millions de personnes.

Un mois après l’émeute de Lhassa, Mao fut remplacé à la tête du gouvernement par Liu Shaogi, un allié de Den Xiaoping, bien que Mao conservait le poste encore plus important de président du Parti Communiste. L’ambiance dans les coulisses du pouvoir était tellement infecte à l’époque, que Mao se plaignait d’être déjà traité comme un « ancêtre mort ». Dans la sphère internationale, un conflit âpre bouillonnait avec Moscou, qui allait éclater dans les trois mois qui suivirent l’émeute. En juin 1959, Khrushchev, le dirigeant soviétique, se moqua publiquement des communes de Mao, disant d’elles qu’elles n’étaient qu’un bricolage réalisé par des gens « qui ne comprennent ni le communisme, ni la manière dont il doit être construit ». Lors du même mois, l’Union Soviétique retira son soutien au programme d’armement nucléaire chinois. Par une reprise perverse du Grand Jeu en Asie Centrale, la bureaucratie soviétique avait commencé à enflammer le discours anti-Pékin qui vivait parmi les Kazakhs et les autres minorités turques du Xinjiang, pour ses propres intérêts cyniques. La réponse lourde de Pékin à la rébellion tibétaine était une tentative de rétablir son prestige – à la fois à l’intérieur et à l’extérieur – et de décourager le « séparatisme » dans d’autres parties de la Chine. Selon la maxime chinoise : « Tue le poulet pour effrayer le singe » !

A la suite de l’émeute, Beijing exécuta un tournant à 180 degrés au Tibet : revenant de leur position qui consistait à tolérer les pires humiliations féodales, ils décidèrent d’éliminer le féodalisme par en haut. Etant donné le bas niveau d’alphabétisation et d’expérience administrative parmi la population tibétaine, des « cadres » (bureaucrates) Han furent assigné au Tibet en grands nombres afin de mettre en oeuvre la nouvelle politique. La répression militaire, la destruction des monastères qui avaient servi de bases à la rébellion, et l’exécution d’un ordre absurde de Mao qui exigeait que les moines et nonnes soient mariés de force, étaient tous destinés à « la destruction de la capacité des élites à relancer la révolte » [Wang Lixiong].

La Révolution Culturelle

Alors que la redistribution des terres féodales et monastiques au début des années 60s avait effectivement créé une base de soutien au régime chinois au Tibet, elle fut largement annihilée par les événements de la Révolution Culturelle. En 1969, le gouvernement central décida d’introduire les soi-disant « Communes Populaires » (des fermes collectives à grande échelle) au Tibet, une décennie après le reste de la Chine. Les paysans et bergers interprétèrent cela comme étant l’expropriation des pâturages et du bétail qu’ils avaient gagnés au début de la décennie et, une fois encore, la révolte armée fit rage à travers la campagne tibétaine. Les socialistes sont en faveur de l’agriculture collective, qui peut énormément améliorer les rendements. Mais ceci ne peut se faire que sur une base volontaire, avec des bonus pour inciter les gens qui décident de rejoindre la collectivisation. Pour ce travail, il doit y avoir une solide base industrielle qui peut fournir les machines agricoles, les engrais et l’approvisionnement en toutes sortes d’objets manufacturés, en échange des produits de la ferme. Ceci n’était pas le cas dans la Chine des années 60s, et encore moins au Tibet. Le résultat fut plus d’une décennie de stagnation économique, tandis que de larges couches de la paysannerie allèrent effectivement « travailler pour régner », en signe de protestation. Ceci était déguisé par l’introduction de réformes importantes, telles que les soins de santé et l’éducation gratuits. Néanmoins, en 1980, 500 000 paysans – plus d’un quart de la population tibétaine – ne vivaient guère mieux qu’avant l’arrivée des communes. A côté du chaos dans l’agriculture, la Révolution Culturelle impliquait l’écrasement brutal de la religion bouddhiste, avec la destruction des derniers monastères tibétains, et la « rééducation » obligatoire pour les moines et les nonnes. Alors qu’on trouvait 2463 monastères au Tibet en 1959, il n’y en avait plus que 10 en 1976. Selon le Panchen Lama, « Les Saintes Ecritures servirent de compost, et les images de Bouddha et des soutras furent délibérément utilisées afin de fabriquer des chaussures ».

En 1980, les dirigeants chinois reconnurent avoir commis « de graves erreurs » au Tibet. Cet état des affaires, à première vue étonnant, n’était qu’un sous-produit de la lutte âpre qui se déroulait au sein de la bureaucratie chinoise après la mort de Mao en 1976. Face à une crise économique de plus en plus grave, Deng Xiaoping et « l’aile réformatrice » de la bureaucratie préconisèrent un tournant en direction de méthodes capitalistes, une politique qui fut au départ accueillie avec la plus dure des résistances de la part des loyalistes maoïstes au sein de la bureaucratie. Hu Yaobang, un « réformiste » radical qui était secrétaire général du PCC, visita le Tibet en 1980 et réaffirma, lors d’une conférence de l’élite des dirigeants, que « les cadres tibétains devraient avoir le courage de défendre leurs propres intérêts nationaux ». Hu amorça des changements en profondeur – le démantèlement des communes, l’adoucissement de la persécution religieuse, l’amnistie pour plus de 300 personnes qui avaient été emprisonnées lors de la rébellion de 1959, et la « tibétanisation » de la bureaucratie régionale (le remplacement des dirigeants Han par des « cadres » tibétains). La reconstruction de nombreux monastères lors de cette période n’était pas juste une tentative de Beijing d’encourager la religion afin de pacifier la population (pour que les gens y trouvent une solution à leurs problèmes plutôt que par la rébellion) ; le régime y voyait également l’opportunité d’utiliser le tourisme pour raviver l’économie tibétaine. La « tibétanisation » dut être relativisée, cependant, lorsque le départ d’un si grand nombre d’administrateurs bien formés mena à une paralysie bureaucratique. Néanmoins, la population Han au Tibet fut réduite de 40 pourcent entre 1980 et 1985, à travers le rapatriement d’une foule de bureaucrates. Leurs remplaçants provenaient, dans leur grande majorité, de l’ancienne élite tibétaine éduquée, des chefs de clans traditionnels et des nobles.

Le choix de Hu pour le titre de secrétaire du parti au Tibet fut Wu Jinghua, un libéral, lequel, par son appartenance à la minorité des Yi, fut le premier non Han à jouir de cette position. Rompant avec la politique menée par ses prédécesseurs, les années Wu apparurent comme un « âge des lumières », bien que de courte durée. Lors des éruptions anti-chinoises de l’hiver 1987-88, la politique permissive de Wu fut blâmée car elle aurait « encouragé au séparatisme ». A l’époque, le bienfaiteur de Wu, Hu Yaobang, était aussi tombé face à Den Xiaoping, et avait été chassé de son poste pour le crime de « libéralisme bourgeois ». Les manifestations anti-chinoises de la fin des années 80’s préparèrent donc un nouveau virage abrupt dans la politique du Tibet. L’homme qui fut chargé de superviser un retour à des méthodes plus répressives n’était nul autre que Hu Jintao.

Hu fut responsable de l’implémentation de la loi martiale en mars 1989, et d’actes de répression qui servirent de répétition générale pour la répression encore plus brutale, trois mois plus tard, des manifestations de la place Tiananmen à Beijing. Ceci montre comment le perfectionnement des méthodes de répression dans le cadre de la lutte contre le « séparatisme » au Tibet est ensuite employé contre les travailleurs et les paysans des communautés Han, ou autres, partout en Chine lorsqu’ils osent élever la voix contre la corruption, l’injustice et le manque de droits démocratiques. Ceci est l’une des raisons pour lesquelles tous les travailleurs doivent s’opposer à la répression exercée par le régime chinois au Tibet.

Malgré le coup de vernis passé sur l’administration grâce à la nomination de dirigeants tibétains (66 pourcent de la bureaucratie régionale en 1989), aucun Tibétain n’a jamais tenu le poste-clé de secrétaire du parti dans la RAT. Cette place est plus importante dans la hiérarchie de l’Etat chinois que le poste de chef du gouvernement. De la même manière, les commandants des forces de l’ALP et de la PAP (Police Armée Populaire) stationnées au Tibet ont toujours été des officiers Han. Ceci en particulier est une source de ressentiment parmi les dirigeants tibétains. Les retournements constants de politique sur ordre de Beijing ont aussi mené à un soutien croissant pour les idées d’une autonomie « réelle » – ou « à la Hong Kong » – parmi la même couche. Cette position est quasi identique à celle prônée par le Dalai Lama et le gouvernement en exil, tirée de la vieille classe féodale, ce qui souligne une large symétrie de points de vue entre les ailes internes et externes de l’élite tibétaine.

Le Dalai Lama abandonne l’idée « d’indépendance »

De l’extérieur, les tensions entre la Chine et le Tibet semblent s’être apaisées, avec la reprise de pourparlers sporadiques entre Beijing et les représentants du Dalai Lama. Les discussions entre les deux parties avaient été suspendues après les manifestations indépendantistes de la fin des années 80’s. Le dirigeant bouddhiste a jusqu’ici mené une lutte au sein du mouvement nationaliste tibétain afin d’annuler les demandes d’indépendance, préconisant une « authentique autogestion à l’intérieur de la Chine » en tant qu’alternative. Cette « troisième voie » autoproclamée – une tentative de revenir aux termes du traité de 1951-59 – est une reconnaissance du fait que les tentatives de gagner le soutien de Washington et des autres gouvernements capitalistes à la cause des Tibétains ont échoué. Cela reflète également la pression de la nouvelle élite privilégiée à l’intérieur du Tibet, qui a évolué et est devenue prospère sous le patronage des Chinois.

La stratégie et la politique bourgeoise du gouvernement tibétain en exil ont montré leur complète faillite. En dépit de la popularité du Dalai Lama en tant que symbole de la nation tibétaine, il y a parmi les exilés tibétains un mécontentement et un criticisme croissant vis-à-vis de la stratégie de leur direction. Le Congrès de la Jeunesse Tibétaine (une organisation d’exilés), par exemple, a récemment averti qu’il n’exclurait pas la lutte armée dans le cadre de la recherche de l’indépendance. Mais une telle tactique a déjà été tentée auparavant, dans les années 50-60’s, alors que l’on disposait à l’époque d’armes et d’un entraînement américains. Une lutte purement militaire, càd, une guérilla, serait encore plus impossible à gagner aujourd’hui, avec la modernisation de l’ALP et le développement d’unités de « contre-terroristes » d’élite. Les soi-disant méthodes de « guérilla urbaine », ou terrorisme, comme la montré l’expérience du Xinjiang de la fin des années 90’s, mènent invariablement à une intensification de la répression étatique, et minent les possibilités de développer un mouvement de masse.

La seule lutte qui peut montrer une issue en avant est une lutte socialiste, qui se détournerait des capitalistes et de leurs gouvernements, y compris le régime pro-capitaliste actuellement aux commandes à Beijing, et se tournerait vers la classe des travailleurs, en particulier vers ce colosse qui se réveille, la classe ouvrière chinoise. Même si le Tibet recevait son indépendance sur une base capitaliste, que signifierait cela pour la masse de la population ? Ses voisins himalayens sont un exemple frappant de ce qui veut dire « l’indépendance » dans le contexte de la division impérialiste du monde. Le Bhoutan et le Népal ne sont en réalité rien de plus que des Etats vassaux de l’Inde, tandis que le Sikkim, qui a obtenu son indépendance de la Grande-Bretagne en 1918, a été jugé « déficitaire » et absorbé par l’Inde en 1975.

Ces Etats connaissent de plus hauts taux de mortalité infantine et une moins bonne espérance de vie que le Tibet (la mortalité infantiel du Bhoutan est presque le triple de celle du Tibet ; l’espérance de vie au Népal est de 59,8 ans, au Bhoutan elle est de 54,4 ans, alors qu’elle est de 65 ans au Tibet). Découlant de la politique menée par les dirigeants locaux sur ordre du FMI et de la Banque Mondiale (sur laquelle la Chine exerce une influence grandissante), le Népal et le Bhoutan ont tous les deux un plus grand nombre de réfugiés hors de leur territoire que le Tibet. La politique raciste du gouvernement bhoutanais a mené un cinquième de la population (134 000 personnes) à l’exil au début des années 90’s. Le Népal, dirigé par son propre « roi-dieu » (hindou), est en prises à la plus sanglante des guerres civiles d’Asie, laquelle a fait perdre la vie à 10 000 personnes depuis 2001. Par une des grandes ironies de l’histoire, le gouvernement chinois fournit des armes au roi Gyanendra contre la guérilla maoïste, sa crainte de voir le « mal népalais » se répandre au Tibet n’étant pas une de ses moindres raisons là-derrière.

Une solution socialiste

La nouvelle « troisième voie » prônée par le gouvernement tibétain en exil – un arrangement avec le régime chinois – n’a pas plus de chances de succès que ses précédents stratagèmes diplomatiques. Beijing voit surtout les discussions comme un moyen de détourner la critique internationale de ses actions au Tibet. En privé, la stratégie de Beijing est probablement d’attendre la mort du Dalai Lama septuagénaire et sa « réincarnation » dans un enfant. Ayant déjà imposé leur propre Panchen Lama (la deuxième figure la plus importante du bouddhisme tibétain) après la mort mystérieuse du dixième Panchen Lama en 1989, les cadres « communistes » espèrent pouvoir truquer la sélection du prochain Dalai Lama.

Pour le régime chinois, la renonciation à l’indépendance n’est pas assez ; il insiste pour que les Tibétains abandonne aussi de manière explicite tout espoir à l’arrangement de « une nation, deux systèmes » suivant les lignes de Hong Kong. Dans le cas de Hong Kong, Beijing a fait d’importantes concessions afin de s’assurer que la classe capitaliste de la cité-état ne décampe pas après la réunification, emportant avec eux tous leurs milliards. Par la formule de « une nation, deux systèmes », Hong Kong a son propre système légal, monétaire et financier, et bien que son « parlement » n’est qu’une façade, la population jouit de droits démocratiques de base (liberté d’assemblée, droit de grève, etc.) qui sont uniques en Chine. Une telle « carotte » a aussi été tendue à Taiwan dans l’espoir de la voir retourner « dans le giron de la mère-patrie ». Mais Beijing craint – non sans fondement – que des concessions similaires dans le cas du Tibet créent un dangereux précédent. Ceci serait perçu comme une récompense pour l’insubordination tibétaine, et ouvrirait les portes à des revendications similaires de la part d’autres provinces et régions.

Pour vaincre, les masses tibétaines doivent lier leur lutte pour des droits démocratiques et la fin de l’occupation militaire à la lutte qui se développe maintenant, de la classe laborieuse chinoise surexploitée. Suivant un agenda parfait, l’élite tibétaine poursuit sa réconciliation avec Beijing au moment même où une explosion de protestations des travailleurs et paysans chinois secoue pratiquement chaque province de Chine. La jeunesse tibétaine, en particulier, doit soutenir et construire des liens avec la lutte des travailleurs chinois, qui combattent le même oppresseur, et recherchent fondamentalement les mêmes libertés : la fin du règne du parti unique et de la terreur policière, la liberté d’assemblée, de parole et de culte, le droit à s’organiser, et l’abolition de l’exploitation de classe à travers la socialisation de l’industrie sous contrôle démocratique. En d’autres mots, la lutte tibétaine doit être une lutte socialiste, reliée aux masses opprimées de la région de l’Himalaya, de la Chine et du monde.

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