La fin du siège de Kobanê va-t-elle inverser la tendance contre l’EI ?
« L’Etat Islamique » (EI) avait promis de célébrer la fête musulmande de l’Aïd al-Adha dans les mosquées de Kobanê. Mais après 134 jours de résistance héroïque par les unités de guérilla, les YPG/YPJ (Unités de Protection du Peuple et Unité de Protection des Femmes), « assistés » par les bombardements de la coalition dirigée par les Américains et plus marginalement par les troupes de Peshmerga kurdes irakiennes et des éléments de « l’Armée Syrienne Libre », l’EI a été repoussé hors de la ville la semaine dernière. Le drapeau noir du groupe jihadiste a été retiré des toîts de Kobanê et des millions de Kurdes dans le monde entier célèbrent la libération de la ville symbole.
Serge Jordan, Comité pour une Internationale Ouvrière
C’est un important revers militaire et psychologique pour l’EI. Il érode le prestige du groupe et la légende de ce mastodonte. Le 27 octobre 2014, l’EI avait publié une vidéo proclamant que la bataille pour Kobanê était « presque finie » et que les jihadistes étaient en train de « nettoyer de rue en rue et d’immeuble en immeuble ». Bien que l’EI ait envoyé certains de ses meilleurs combattants à Kobanê, surpassant la résistance en nombre et ayant à sa disposition de grandes réserves d’armes lourdes et de forces blindées, il a fini par être forcé dans une retraite humiliante.
Le chiffre exact des pertes de l’EI dans la bataille pour Kobanê n’est pas connu avec certitude, mais tous les observateurs l’estiment proche de 1000, sinon plus. A mesure que les revers de l’EI à Kobanê apparaissaient, ils créaient de la confusions et des brèches dans les rangs des jihadistes. Le groupe a même procédé à l’exécution de combattants qui refusaient l’ordre de ce déployer dans cet endroit. « Les combattants arguaient que la ville n’était pas suffisamment importante stratégiquement pour justifier les pertes qu’ils subissaient », indique le Financial Times de décembre 2014.
La victoire de Kobanê est aussi un coup pour le régime turc de Recep Tayyiploç Erdo?an, dont le soutien militaire, logistique et médical officieux aux jihadistes a été bien documenté – autant que son aversion pour la rébellion à dominante kurde de Kobanê et dans les autres « cantons autonomes » de Rojava. La possibilité de retombées terroristes en conséquence des intrigues de l’Etat turc a été vue à domicile le 6 janvier 2015 quand une femme kamikaze liée à l’EI s’est fait exploser dans le district Sultanahmet à Istambul, tuant un policier.
Hypocrisie des USA
Le Département d’Etat américain et le Pentagone ont félicité les combattants résistants de Kobanê pour leur victoire, tout en vantant la campagne aérienne menée par les Américains. Bien qu’il ne serait pas raisonnable de soutenir que les bombardements américains n’ont joué aucun rôle dans la défaite de l’EI à Kobanê, il est clair qu’en premier lieu, le gouvernement américain n’aurait pas fait de cette ville une priorité sans la résistance sans répit des combattants des YPG/YPJ sur le terraint, dont 600 ont payé de leur vie la libération de la ville.
La position à double face de l’impérialisme américain ne peut être mieux illustré que par les mots de John Kerry, Secrétaire d’Etat, qui expliquaient en octobre 2014 que d’empêcher de la chute de Kobanê ne faisait pas partie de la stratégie des USA, mais qui maintenant déclare sans rougir que « Kobanê était un vrai objectif symbolique et stratégique » !
La deuxième plus grande ville d’Irak, Mossoul, a été prise par l’EI en quelques jours en juin dernier, malgré l’investissement de milliards de dollars par le gouvernement américain dans l’entraînement de l’armée irakienne. La petite ville de Kobanê, avec bien moins de main d’oeuvre et de capacités militaires, est devenue un symbole mondial de résistance bien avant que les USA ne décident d’intervenir dans ce qu’ils considéraient comme secondaire dans leur plan général.
Il y a 2 siècles, Napoléon Bonaparte observait : « l’efficacité d’une armée dépend de sa taille, de son entraînement, de son expérience et de son moral, mais le moral vaut plus que les autres facteurs réunis. » La victoire de la résistance de Kobanê a démontré qu’une lutte résolue basée sur les aspirations sociales et démocratiques du peuple, plutôt que sur les affiliations sectaires et les ambitions motivées par le profit et la corruption, peuvent vaincre même les plus impitoyables des forces terroristes.
Cela peut servir d’encouragement aux millions qui vivent sous la poigne de fer de l’EI dans d’autres régions de l’Irak et de la Syrie. Dans certains de ces endroits, des signes de dissension apparaissent qui indiquent l’exaspération grandissante chez une partie de la population et les problèmes que le groupe jihadiste rencontre en administrant ces régions comme une force occupante de facto.
Alors que l’EI est encore fonctionnel et bien-organisé, et qu’il contrôle de vastes étendues de territoire à la fois en Syrie et en Irak, sa répression brutale des aspirants déserteurs à Raqqa, son bastion syrien, ou la coupure des réseaux téléphoniques dans la ville de Mossoul indiquent que l’organisation jihadiste n’est pas aussi invulnérable qu’elle voudrait le faire croire. Elle n’est pas exempte de la possibilité de l’approfondissement de la crise ou même de l’éclatement d’un soulèvement populaire.
Nouveaux dangers
La fin du siège de Kobanê est un grand soulagement pour tout ceux qui ont anxieusement suivi les 4 mois de bataille contre l’assaut meurtrier de l’EI. Pourtant, il ne faut pas le tenir pour garanti. Les YPG/YPJ ont récemment repris des dizaines de villages dans les environs, mais des centaines de villages qui font partie du canton de Kobanê restent sous contrôle de l’EI.
Kobanê est en ruine à présent. Cela a été illustré d’une façon poignante par une réfugiée de Kobanê en larmes qui disait à la presse internationale : « Nous voulons tous rentrer à la maison. Mais qu’allons-nous y trouver ? » Les tirs d’obus, attentats à la bombe et tirs de l’EI qui s’ajoutent aux lourds bombardements aériens de la coalition dirigée par les USA ont détruit des quartiers entiers, les laissant sans accès au chauffage, à l’eau ou à l’électricité.
Des compagnies privées pourraient utiliser la reconstruction de la ville pour tirer profits de l’adversité des habitants de Kobanê, et les puissances occidentales et locales pour renforcer leur emprise politique sur la région. C’est pourquoi il est essentiel que toute l’aide extérieure et les efforts de reconstruction soient contrôlés démocratiquement et organisés par les communautés locales. La frontière avec la Turquie devrait aussi être ouverte immédiatement pour permettre le passage des réfugiés qui veulent rentrer chez eux comme celui des convois d’assistance et du matériel de construction.
Manoeuvres politiques
Si le coût matériel de la victoire de Kobanê est énorme, le rapprochement initié par les dirigeants du PYD (Parti d’Union Démocratique, le bras politique des YPG/YPJ) avec l’impérialisme occidental au cours de la bataille de Kobanê peut se révéler coûteux politiquement. On peut maintenant s’attendre à ce que toutes sortes de personnalités politiques douteuses s’allient pour essayer de cueillir les fruits de la libération de Kobanê.
Les troupes Peshmerga kurdes irakiennes, envoyées à Kobanê en octobre dernier avec l’appui réticent du gouvernement turc, prennent leurs ordres du régime pro-big business et profiteur de Masoud Barzani. Ses plans ne s’accordent pas bien avec les attentes de changement social chez beaucoup de kurdes et de soutiens de base des YPG/YPJ et du PYD.
L’esprit combattant de la résistance de Kobanê et du Rojava a été stimulé en particulier par le soutien massif parmi les Kurdes pour une patrie kurde longtemps niée. Mais le Kurdistan de Barzani n’est pas grand chose de plus qu’un état-client corrompu et autoritaire des corporations multinationales, où les travailleurs sont exploités et les droits syndicaux bafoués. Ce n’est qu’en rompant avec les élites dominantes, y-compris les factions pro-capitalistes kurdes, que les Kurdes pourront obtenir une auto-détermination authentique et viable.
Beaucoup de gens trouvent une inspiration dans la lutte courageuse des Kurdes pour la liberté et dans la libération de Kobanê. Mais pour la considérer comme consistante et durable, la résistance de Kobanê et dans toutes les parties du Rojava devrait chercher de nouveaux alliés parmi les travailleurs, la jeunesse et les peuples opprimés dans toute la région, sur une base de classe claire. Cela demandera un plan d’action indépendant non seulement des puissances impérialistes et de leurs copains les régimes de la région, mais aussi tourné vers le renversement de ceux-ci.
Les tueries de dizaines de civils par les bombes américaines dans les endroits contrôlés par l’EI, à la fois en Irak et en Syrie, ont entraîné davantage de radicalisation et attiré de nouvelles recrues Sunnites dans les rangs de l’EI. Cela montre que toute coopération avec Washington ou d’autres régimes capitalistes, dont certains partagent une responsabilité directe dans la montée de l’EI, détruira les acquis obtenus et diminuera l’attrait de la lutte à Rojava parmi les masses de la région.
Affrontements sectaires
Les YPG/YPJ ont fait le plus gros du travail de terrain en repoussant l’EI hors de Kobanê. Au Nord de l’Irak cependant, les Peshmerga kurdes donnent surtout le ton dans la contre-campagne contre l’EI, qui à plus d’une occasion a pris un tour « ethnique » dangereux. Les dangers de représailles et d’annexions de territoire contre la population arabe sunnite en particulier sont bien réels. Une violence vengeresse à grande échelle par des milices chiites a aussi été signalée dans des parties de l’Irak. En Syrie aussi, une guerre civile sectaire mufti-dimensionnelle fait rage.
Tout cela produit une poudrière de tensions sectaires. Dans ces limites, le caractère de la résistance armée à Kobanê et dans les deux autres cantons du Rojava, qui repose beaucoup sur des combattantes femmes et sur la solidarité laïque et multi-ethnique, continue d’être vue par beaucoup comme « un phare dans l’obscurité ».
Mais le désir de changement qui a uni les travailleurs et les pauvres du Rojava a besoin de trouver une issue claire ; autrement, la violence sectaire pourrait revenir en représailles. Un avertissement de ce danger s’est produit en novembre 2013, quand Salih Muslim, co-président du PYD, a déclaré : « Un jour ces arabes qui ont été amenés dans les régions kurdes vont devoir être expulsés. »
La mise en place de comités de défense non-sectaires est une tâche cruciale pour prévenir un bain de sang entre les communautés et pour protéger du danger des milices réactionnaires, qu’elles soient de l’EI ou autre. Mais balayer les dangers de la terreur sectaire pour de bon demande la construction d’organisations de masse capables de galvaniser les travailleurs, les travailleurs agricoles pauvres et les jeunes derrière un programme de changement socialiste profond, tout en soutenant les droits démocratiques et les aspirations nationales des peuples du Moyen-Orient.
La libération de Kobanê ré-affirme l’idée que si les masses ont un but socialement progressiste pour lequel il vaut le coup de se battre et de mourir, elles feront des miracles. Si au contraire, le combat contre l’EI est laissé à des milices gangsters et des armées corrompues en concurrence pour leur prestige, les marchés capitalistes et les zones d’influences impérialistes, ce sera la recette du désastre.