Les marxistes et l’impôt sur la fortune

Impôt sur la fortune, taxe sur la spéculation, taxe des millionnaires,…

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Partout dans le monde, et la Belgique n’échappe pas à la règle, l’idée de se serrer la ceinture et de faire plus d’efforts a atteint le creux de la vague. Cela n’entraîne pas de rétablissement économique et l’establishment reste à l’abri de cette logique. Rien d’étonnant donc si 85% de la population est désormais favorable à un impôt sur les grandes fortunes. Mais à quel point cette revendication est-elle intéressante ? Quels pièges éviter ? Sous quelles conditions pouvons-nous soutenir l’idée d’un impôt sur la fortune ?

Par Eric Byl

La tentative de dévoyer notre combat contre les mesures gouvernementales en le réduisant à un plaidoyer en faveur d’un impôt sur la fortune a fait son entrée dans les manuels des conseiller en communication et marketing politique. Un impôt sur la fortune est une bonne idée, mais ce n’était pas l’objectif des manifestations et grèves des mois passés. Nous nous sommes battus contre le saut d’index, le gel salarial, le démantèlement des services publics, le détricotage de la sécurité sociale, les attaques sur le droit de grève, la hausse de l’âge de la (pré)pension et contre l’appauvrissement accru des chômeurs, pensionnés, malades et handicapés. L’évasion fiscale des grandes fortunes était, c’est vrai, une source majeure d’irritation.

Lors de la journée "Socialisme 2015", ce 28 mars, une commission de discussion centrale sera consacrée à la lutte pour combler le fossé entre riches et pauvres et à l'impôt sur la fortune.
Lors de la journée « Socialisme 2015 », ce 28 mars, une commission de discussion centrale sera consacrée à la lutte pour combler le fossé entre riches et pauvres et à l’impôt sur la fortune.

C’est le CD&V qui a commencé à parler d’une tax-shift (un déplacement de la taxation des revenus du travail vers ceux du capital) en échange de la paix sociale. Depuis lors, les médias n’ont pas arrêté de nous harceler avec ça, à tel point que nous pourrions perdre de vue ce que nous étions en train de faire. Ils instrumentalisent une faille du discours des dirigeants syndicaux et des partis de gauche qui traduisent le juste mécontentement ressenti vis-à-vis de l’inégalité croissante en une accusation dirigée contre la répartition inégale de l’austérité. Ils emploient un discours équivoque quant à savoir s’ils seraient en mesure d’accepter l’austérité pour peu qu’elle soit plus équilibrée. Mais pour beaucoup de gens, rester la tête hors de l’eau demande est déjà difficile aujourd’hui et les efforts sont conséquents pour disposer d’un salaire à peine décent.

Un moyen de dissuasion devient une monnaie d’échange

Les détenteurs de capitaux, les dirigeants d’entreprises et leurs politiciens tremblent à l’idée d’un impôt sur la fortune. Pour eux, la société doit fournir la main d’œuvre la moins chère possible et les infrastructures adéquates, assurer que l’ordre soit maintenu et rester discrète en ce qui concerne le reste : pas de réglementation, pas de contrôle sur les bourgeois respectables, pas de loi entravant la libre entreprise. Instaurer des freins à la ‘‘créativité des entrepreneurs’’ reviendrait à les inciter à utiliser leur créativité pour esquiver les taxes, ce qui ne serait pas un méfait mais un réflexe normal.
L’argent crée beaucoup de possibilités, et cela confère aux capitalistes une capacité d’adaptation similaire à celles des caméléons. Les patrons et le gouvernement s’aperçoivent que le débat autour d’un impôt sur la fortune est devenu inévitable suite au plan d’action des syndicats. Autant prendre les devants, se disent-ils. ‘‘Ce n’est pas plus qu’un symbole’’ car ‘‘s’il faut aller chercher quelques milliards d’euros, ça ne viendra pas seulement des riches’’, a averti M. Rutten, président de l’Open-VLD (De Morgen, 10/01/2015), mais aussi ‘‘de vous, de vos parents et de chaque personne qui a travaillé et économisé dans sa vie.’’ Rutten veut faire peur en disant cela, mais il faut tout de même garder cela en tête. Di Rupo avait ainsi augmenté la taxation des revenus d’épargne, appelé ‘‘précompte mobilier’’, à 25%. Il s’agissait aussi d’un “impôt sur la fortune”, mais qui a essentiellement touché de petits épargnants.

Trop compliqué à mettre en pratique ?

Les opposants à cette idée déclarent qu’il n’existe pas de cadastre des fortunes en Belgique et que cela prendrait des années à être mis en place. Dans ‘‘La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer’’ (1917), Lénine parlait d’un argument similaire quant à la nationalisation du secteur bancaire, ‘‘trop compliquée et inapplicable’’ pour les capitalistes de l’époque. Un mensonge dicté par leurs intérêts, ripostait Lénine. À en croire M. Luc Coene de la Banque Nationale, un libéral pur jus, la mise en place d’un cadastre de la fortune pourrait cependant être faite très rapidement et facilement (1)

L’absence de cadastre ne nous empêche d’ailleurs pas d’avoir un aperçu d’ensemble sur la répartition des richesses du pays. L’étude la plus récente à ce sujet, réalisée par Sarah Kuypers et Ive Marx en 2014, estimait la fortune globale des Belges à 2.300 milliards d’euros, soit un peu plus de la moitié de la valeur totale de l’immobilier. Les 5 % des ménages les plus riches possèderaient 32 % de cette fortune, soit autant que les 75 % les plus pauvres. Le 1 % le plus riche possèderait 12 % de cette richesse, soit plus que les 50 % les plus pauvres. Après de nouveaux calculs, Philip Vermeulen de la Banque Centrale Européenne a déterminé que le 1 % le plus riche contrôle en réalité 17 % des richesses.

Une taxe kamikaze

Alors qu’est-ce qui retient nos politiciens ? Même la taxe Caïmans, ou taxe de transparence, visant les revenus de particuliers belges obtenus par constructions juridiques faiblement taxées à l’étranger, a été reportée aux calendes grecques. Cela ne devrait rien rapporter pour 2015, et seulement 120 millions d’euros en 2016, soit moins que ce que le gouvernement flamand prévoit d’épargner avec la hausse des frais d’inscription dans l’enseignement supérieur ! (2) Mais un sondage du Knack et de VTM a malgré tout confirmé le fait qu’il va falloir s’y mettre : 85 % des Flamands souhaitent un impôt sur les fortunes au-dessus d’un million d’euros. Cela représente 91 % des électeurs du CD&V mais aussi 78 % des électeurs de l’Open VLD et de la N-VA. Tous ces gens sont visiblement peu affectés par les mensonges de De Wever selon lequel les taxes seraient déjà très élevées en Belgique.

En France, la taxe sur les riches a été supprimée cette année. Le patronat s’y était opposé dès le début mais, après l’élection de Hollande en 2012, il a adapté une autre stratégie pour saper la taxe. Seuls de grands entrepreneurs ont dû la payer et uniquement à partir de la part de leur salaire dépassant le million d’euros. Le résultat s’est ratatiné à 420 millions d’euros en deux ans, ce qui finalement n’en valait même plus la peine. Les propositions concernant une taxe sur les intérêts – c’est à dire non pas sur la richesse elle-même mais sur son rendement – ou l’ouverture de la FEB pour une taxe sur la spéculation, visent à tenter d’éviter le vdébat concernant une taxe sur la fortune.

Crédibilité

Après 26 ans de participation au pouvoir, le PS a commencé l’année 2015 en lançant une proposition d’impôt sur la fortune. Les fortunes personnelles supérieures à 1,25 millions d’euros seraient soumises à un taux de 0,4 % allant jusqu’à 1,5 % pour toute fortune supérieure à 5 millions. Cela devrait rapporter de 600 à 700 millions d’euros par an. Même dans l’hypothèse où le PS serait plus en mesure de se battre pour cette proposition dans l’opposition qu’en faisant partie du gouvernement, cela ne reste que des cacahouètes en comparaison de l’austérité que nous avons subie avec le gouvernement Di Rupo.

Et puis il y a la “taxe sur les millionnaires” du PTB – 1 % de la fortune au-dessus de 1 million, 2 % au-dessus de 2 millions, 3 % à partir de 3 millions – qui devrait rapporter 8,7 milliards d’euros par an. Ça a l’air déjà beaucoup plus équilibré. Sur base de l’impôt sur la fortune existant déjà en France, le PTB affirme que la fuite de capitaux due à sa proposition devrait rester limitée. Mais l’impôt français sur la fortune n’a rapporté que 4,4 milliards d’euros l’an dernier, soit la moitié de ce que le PTB espère tirer de sa taxe sur les millionnaires dans un pays à l’économie 5,5 fois inférieure à celle de la France. D’autres entreprises vont très certainement quitter le pays au cours des années à venir. Supposons que l’une, peut-être plusieurs, attibuent leur décision – à tort ou à raison – à la taxe des millionnaires Que se passerait-il alors ? Patrons et politiciens capitalistes martèleront à la population que la gauche est bonne pour le social, mais mauvaise pour l’économie.

Ne pas s’arrêter là

Le PSL s’oopose-t-il donc à la taxe des millionnaires ? Certainement pas, mais il serait irresponsable de ne pas directement attirer l’attention sur le fait que cette revendication est limitée et de ne pas nous préparer aux dangers que cela comporte. Dans Le Programme de transition (1938), Trotsky écrivait que ‘‘Le monde entier a observé l’impuissance du président Roosevelt (dont le programme du “New Deal” visait à remédier à la crise des années 1929-33, ndlr) et du président du conseil Léon Blum (du gouvernement de front populaire en France en 1936-38, ndlr) en face du complot des “60” ou des “200 familles”[les plus riches]’’. Le PTB pense-t-il que l’équivalent actuel de ces “familles” laisserait passer la taxe des millionnaires sans résistance ? Même en Russie, alors que les capitalistes avaient déjà été chassés du pouvoir et que les fondements de l’économie planifiée avaient été posés, il est resté extrêmement difficile d’empêcher leurs manœuvres et sabotages (voir à ce sujet E.H. Carr et R.W. Davies, Foundations of a Planned Economy, 1926-29).

Ces dernières années, les entreprises belges ont en moyenne distribué 50 % de leurs profits en dividendes aux actionnaires. En 2013, elles disposaient de 240 milliards de liquidités. Il ne suffit pas d’une taxe des millionnaires pour mettre un terme à la grève de l’investissement de la part du patronat. La société a urgemment besoin de moyens pour l’enseignement, les chemins de fer, les hôpitaux, les soins aux personnes âgées, les logements sociaux, la politique énergétique, la protection de l’environnement, etc. Une taxe des millionnaires serait par conséquent plus que bienvenue mais, pour être efficace, celle-ci requiert une levée complète du secret bancaire, un véritable cadastre de la richesse et la possibilité d’exproprier. Vu leur poids dans la société il serait absurde de ne pas directement coupler cela à la nationalisation de l’ensemble du secteur financier et des grandes entreprises, sous contrôle et gestion démocratiques des travailleurs. Formulée ainsi, cette taxe recevrait son sens réel, pas celui d’une illusion vers un capitalisme à visage social, mais en tant que mesure transitoire dans le cadre d’une transformation socialiste de la société.

=> Journée « Socialisme 2015 »

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