Une gigantesque rupture sociétale en préparation ?

Photo : Isabelle Marchal
Photo : Isabelle Marchal

Comment y parvenir et quel rôle la grève générale peut-elle jouer ?

‘‘Dans les prochaines années, le débat idéologique portera sur le dialogue entre l’État et le marché, entre la collectivité et l’individu, et entre la dette publique et la propriété privée. (…) Un monde nouveau se dresse. Il porte en lui une gigantesque transformation sociétale.’’ C’est ce qu’a écrit l’économiste Bruno Colmant au lendemain de la manifestation du 6 novembre, le plus imposant rassemblement syndical depuis 1986, dans un article intitulé ‘‘Et si une gigantesque rupture sociétale se préparait ?’’ Cette rupture est une absolue nécessité. Mais comment assurer qu’elle soit bénéfique au monde du travail ?

Dossier par Nicolas Croes

La mobilisation de ce 6 novembre fut excessivement impressionnante. Entre 120.000 et 150.000 personnes ont battu le pavé pour protester contre les projets austéritaires du gouvernement Michel. Les prochaines étapes du plan d’action syndical – les grèves régionales et la grève générale nationale du 15 décembre – promettent, elles aussi, de profondément frapper les imaginations.

Une fois le 6 novembre passé, il n’a pas fallu longtemps pour que Kris Peeters (CD&V) se lance avec tout le poids de son parti pour tenter d’obtenir un impôt sur le capital. Il faut dire que les révélations du Lux Leaks (concernant des opérations visant à éluder l’impôt via le Luxembourg) avaient rajouté de l’huile sur le feu. Et c’est sans compter la plus-value de 1,45 milliard d’euros réalisée par le patron d’Omega Pharma à l’occasion de la revente de son entreprise sans qu’il ne paye le moindre impôt. Cette manœuvre, comme on s’en doute bien, ne vise qu’à faire accepter l’inacceptable, c’est une expression de la panique du gouvernement. La rédactrice en chef du Soir, Béatrice Delvaux, a elle-même été limpide à ce sujet : ‘‘il n’est pas question ici de punir le capital (…) il est crucial que les réformes radicales décidées soient rendues plus acceptables et donc applicables par ceux qui les ‘‘subissent’’.’’ Il serait véritablement malheureux que toute la force du mouvement syndical n’ait servi qu’à cela…

Ce gouvernement des riches ne doit pas être aménagé, il doit être renversé. Son accord gouvernemental est tout entier dévolu à l’élite au sommet de cette société qui vit de notre travail et de notre exploitation. Mais pour céder place à quoi ? À un Di Rupo II ou une quelconque coalition entre partis de l’establishment ? Ceux-là s’entendent comme larrons en foire dès qu’il s’agit de nous faire payer la crise. Seul le rythme de l’offensive antisociale les divise, pas son principe même.

Comme le PSL le répète inlassablement depuis des semaines, c’est toute l’austérité qu’il faut combattre : la chute du gouvernement MR/CD&V/OpenVLD/N-VA ne marquera pas la fin de notre combat, mais simplement une étape, tout importante qu’elle soit. Comme on pouvait le lire sur le tract que le PSL a distribué le 6 novembre : ‘‘Notre lutte ne fait que commencer. L’expérience ainsi acquise doit être utilisée pour la construction d’un véritable contre-pouvoir de la classe des travailleurs. À la place d’un gouvernement anti-travailleur, nous voulons un gouvernement des travailleurs, un gouvernement dont la politique garantira la satisfaction des besoins de la large majorité de la population au lieu des profits d’une poignée de super-riches. Cela exige d’intégralement rompre avec la politique austéritaire.’’

La grève générale comme instrument pour changer de système

La tâche peut paraître titanesque, mais il s’agit de notre seule alternative. L’ouragan de la crise économique ne va pas disparaître et l’offensive capitaliste est destinée à s’amplifier, en Europe et ailleurs à travers le monde. Cependant, il n’existe pas de chose telle que la crise finale du capitalisme. Mais ce système archaïque ne pourra retrouver un semblant de stabilité que par la défaite de la classe des travailleurs et la réduction drastique de ses conditions de vie et de travail.

Durant la dernière période, les attaques antisociales ont plu sur les travailleurs à un rythme inédit, sous la forme de restructurations massives ou de fermetures d’entreprises dans le privé et de mesures d’austérité drastiques de la part des autorités publiques capitalistes. Toutefois, sur le même temps, le mouvement des travailleurs n’est pas resté inactif et toutes les institutions traditionnelles de la classe dominante ont été frappées d’un discrédit sans précédent. Et alors qu’elle avait semblé disparaître avec le 20e siècle, une des plus formidables armes de la classe des travailleurs a fait son retour : la grève générale.

Reste que les grèves générales sont actuellement essentiellement considérées comme une forme de contestation ou de pression. En Belgique, les dernières grèves générales étaient destinées à ‘‘faire entendre au gouvernement la voix de la rue’’. L’objectif n’était clairement pas de faire chuter le gouvernement, ne parlons même pas de renverser le système capitaliste. Le mouvement a systématiquement été freiné par la crainte de voir arriver au pouvoir un gouvernement encore plus à droite. Mais cette fois-ci, l’argument ne vaut plus.

De plus, même si la colère ne fait que grandir dans la société et avec elle le désir d’aller vers ‘autre chose’, les gens ne savent en général pas encore vraiment ce à quoi cette ‘autre chose’ peut bien se rapporter. L’alternative à défendre fait défaut auprès des couches larges de la population.

Or, chaque grève recèle en elle la contestation d’une parcelle du pouvoir capitaliste. Un piquet de grève peut, par exemple, contester au patron le pouvoir de faire entrer qui il veut dans “son” entreprise. Il peut également remettre en question l’idée de travailler pour un patron, en acceptant ainsi l’exploitation quotidienne pour pouvoir vivre.

Lorsqu’une grève prend de l’ampleur (en démarrant dans une entreprise, s’étendant vers une grève locale puis générale nationale, durant plusieurs jours,…), la force de cette contestation augmente d’autant. Cela peut aller jusqu’à poser la question cruciale : qui est le maître à l’entreprise, dans l’économie et dans l’État : les travailleurs ou les patrons et actionnaires ? Le potentiel d’une grève générale est de clairement montrer la réalité au grand jour : les travailleurs produisent les richesses et sont à la base de l’économie. C’est pour cela qu’ils peuvent bloquer celle-ci. À eux ensuite de relancer l’économie, en étant cette fois débarrassés des grands patrons, des spéculateurs et autres parasites économiques. Comme le dit le vieux slogan ouvrier, ‘‘le patron a besoin de toi, tu n’as pas besoin de lui.’’

Le double pouvoir

En bref, une grève générale ne pose pas seulement les bases pour une lutte de plus grande ampleur contre la société capitaliste et ses partisans. Elle est le terreau idéal pour que germe potentiellement une nouvelle société égalitaire, basée sur le contrôle démocratique des grands moyens de production, les secteurs-clés de l’économie.

Ainsi, en Belgique, au cours de la grande grève générale de l’hiver 1960-1961, des comités de lutte avaient véritablement paralysé l’activité économique 5 semaines durant. Ces organes, initialement prévus pour l’efficacité du combat contre le plan d’austérité de la ‘‘Loi Unique’’, avaient pris en charge l’organisation de la distribution alimentaire ou médicale, la gestion des transports,… Quand une situation pareille se développe, la classe dominante perd progressivement son contrôle sur la société. Au fur et à mesure de l’approfondissement du conflit social, les tâches des comités se développent pour arriver à une situation de ‘‘double pouvoir’’où, à côté de l’État capitaliste, surgit un embryon de nouvel État basé sur la coordination des assemblées de travailleurs et leur action.

Ces comités de lutte ou de grève ont donc le potentiel de représenter le début d’une nouvelle organisation de la société en passant d’organes de combat à des organes de gestion. C’était un phénomène régulièrement présent dans les grèves générales du passé. La bourgeoisie de même que les dirigeants syndicaux étaient, par ailleurs, très inquiets de tels développements. Pendant la grande grève générale de 1926 en Grande Bretagne (la dernière connue par le pays), un politicien conservateur avait déclaré aux dirigeants syndicaux que s’ils poursuivaient la grève, ils deviendraient plus puissants que l’État lui-même. Il leur a donc posé la question : ‘‘Est-ce que vous êtes prêts à cela ?’’ En Belgique en 1960-61 comme en Grande-Bretagne en 1926, le système capitaliste a été sauvé non par sa force, mais par l’absence d’une direction suffisamment audacieuse et confiante envers les capacités du mouvement des travailleurs à construire leur propre alternative démocratique.

Pas de démocratie réelle sans démocratie économique !

Des assemblées sur les lieux de travail, dans les quartiers, dans les écoles et dans les universités sont nécessaires à l’organisation de la lutte et pour poursuivre le combat. Cela permettra de construire un puissant mouvement impliquant le plus de monde possible en unifiant les travailleurs, les jeunes et les pauvres, organisés démocratiquement par la base au travers de comités de base.

Pour autant que ces comités soient reliés localement, régionalement et nationalement, toujours sous le contrôle des assemblées et avec des représentants sujets à révocation, ils peuvent progressivement passer d’organes de lutte à organes de pouvoir. Il y aurait ainsi une extraordinaire multitude de ‘‘parlements’’.

L’aboutissement de ce processus est l’instauration d’un gouvernement des travailleurs représentant les intérêts de la majorité de la population, et non pas ceux de l’élite. Aujourd’hui, chaque revendication de type économique, démocratique ou écologique se heurte à la dictature des marchés capitaliste et à la sacro-sainte ‘‘position de compétitivité’’. Ce système est génétiquement incapable de donner naissance à une démocratie puisque les intérêts de la majorité de la population entreront par nature en conflit avec le pouvoir exercé par l’infime minorité de propriétaires des moyens de production.

Notons que si nous faisons ici référence aux travailleurs, ce n’est pas par fétichisme marxiste, mais tout simplement parce que le mouvement organisé des travailleurs est le seul à pouvoir bloquer l’économie – et donc la base du pouvoir de l’élite capitaliste – à l’aide de la grève générale et des mobilisations de masse. De la sorte, le mouvement des travailleurs peut poser les jalons d’une nouvelle société où les secteurs-clés de l’économie seraient aux mains de ce mouvement et fonctionneraient dans le cadre d’une planification démocratique.

Cet élément de démocratie dans le processus de production est un point fondamental, car pour reprendre les mots du révolutionnaire russe Léon Trotsky : ‘‘une économie planifiée a besoin de démocratie comme le corps humain a besoin d’oxygène.’’ C’est d’ailleurs cette absence de démocratie qui a conduit à l’effondrement des pays du Bloc de l’Est, étouffés par le cancer dictatorial bureaucratique du stalinisme.

L’internationalisme

Un des facteurs qui permet de comprendre la dégénérescence bureaucratique de la Révolution russe et l’usurpation du pouvoir par une caste bureaucratique en Union Soviétique est l’isolement dans lequel s’est retrouvé ce pays arriéré économiquement et culturellement au lendemain de la révolution. Par ailleurs, l’absence directions révolutionnaires éprouvées dans les autres pays, a fortement contribué à vouer à leur perte les expériences révolutionnaires allemande, hongroise, italienne, etc. des années 17-21.

Néanmoins, regardons comment les récents mouvements de masse ont fait appel les uns aux autres depuis le début de la crise économique ! Il suffit de voir jusqu’où l’on a parlé de la manifestation du 6 novembre et du plan d’action syndical. Dans de nombreux pays, un plan d’action anti-austérité qui ne se limite pas à une manifestation nationale sans lendemain doit encore arriver. Les réseaux sociaux et internet constituent un puissant vecteur d’information sur les luttes en cours. Une expérience concrète de rupture anticapitaliste pourrait lancer un signal fort et enthousiasmant aux mouvements sociaux à travers le globe et enclencher une dynamique révolutionnaire à une vitesse encore inédite dans l’Histoire de l’Humanité.

Quel impact international aurait un gouvernement des travailleurs qui oserait refuser de se plier aux diktats des fonds spéculateurs, répudierait sa dette publique (sauf sur base de besoins prouvés) et nationaliserait sous contrôle et gestions de la collectivité le secteur financier dans sa totalité, de même que d’autres secteurs vitaux (énergie, grande distribution, etc.) et les richesses naturelles ? Quel enthousiasme susciterait de par le monde un gouvernement qui utiliserait les richesses créées par la collectivité pour lancer un vaste programme de construction de logements sociaux bien isolés, d’écoles, d’hôpitaux (etc.) et assurerait que chaque travailleur dispose non seulement de bonnes conditions de travail et de salaire, mais aussi de son mot à dire sur l’organisation pratique de son travail et sur l’organisation de la vie quotidienne dans la société ?

Bien évidemment, en Europe ou ailleurs, un tel gouvernement déclencherait les foudres des institutions telles que le FMI, la Banque Mondiale, etc. Il devrait donc combiner l’application de sa politique avec des mobilisations de la population et des appels à la solidarité internationale. Le conflit entre les classes sociales entrerait dans une autre sphère, mais la classe des travailleurs serait grandement renforcée.

Organiser les forces révolutionnaires

Aujourd’hui, cette conscience large de la nécessité de se diriger vers une société où la production est sous le contrôle et la gestion démocratiques des masses fait encore défaut. Mais il ne faut pas perdre de vue que l’Histoire n’évolue pas toujours au même rythme, de façon linéaire. Elle est au contraire parcourue de soubresauts. Parfois, le mouvement des travailleurs semble ne pas évoluer des décennies durant. Puis, poussé par des luttes et l’intervention consciente des militants marxistes, il peut bien vite – en quelques semaines, parfois même en quelques jours – rattraper le retard sur la situation politique réelle.

Au fil du temps, des grèves générales prendront un caractère révolutionnaire. Cela exige quatre conditions. La classe des travailleurs doit se révolter contre le capitalisme. Les couches moyennes dans la société doivent douter et – partiellement au moins – choisir le camp des travailleurs. Ensuite, la classe dominante – la bourgeoisie – doit être divisée au vu du manque de moyens pour sortir de la crise. Enfin, et c’est crucial : il faut un parti révolutionnaire de masse capable de canaliser la colère dans une lutte organisée pour une société socialiste démocratique. Construire cette force pour la phase suivante de la lutte des classes est la tâche principale du PSL et de son internationale, le Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO).

Dans sa lutte, la classe des travailleurs a besoin de mots d’ordre qui correspondent aux besoins objectifs du moment. Même un petit groupe peut surmonter sa faiblesse numérique et devenir un facteur dans le mouvement, à condition qu’il lance les mots d’ordre appropriés au bon moment. Nous devons trouver les moyens de faire graduellement émerger, pas à pas et en partant des besoins actuels, l’idée de la transformation socialiste de la société comme étant la seule issue possible.

Léon Trotsky au sujet de la grève

“Les grèves avec occupation des usines, une des plus récentes manifestations de cette initiative, sortent des limites du régime capitaliste “normal”. Indépendamment des revendications des grévistes, l’occupation temporaire des entreprises porte un coup à l’idole de la propriété capitaliste. Toute grève avec occupation pose dans la pratique la question de savoir qui est le maître dans l’usine : le capitalisme ou les ouvriers.

“Si la grève avec occupation soulève cette question épisodiquement, le comité d’usine donne à cette même question une expression organisée. Élu par tous les ouvriers et employés de l’entreprise, le Comité d’usine crée d’un coup un contrepoids à la volonté de l’administration.”

(Tiré du ‘‘Programme de transition’’, Léon Trotsky)

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