Quelle tactique est nécessaire au mouvement LGBT en Russie ?

Homophobie_CWI
Action de protestation contre les législations homophobes menée en janvier 2013 devant l’ambassade de Russie à Bruxelles.

LGBT – Lutter ou émigrer

Chaque fois que le régime limite un peu plus nos droits démocratiques, de nombreux militants se remettent à parler d’émigration, comme cela a été le cas avec l’“interdiction de la propagande de l’homosexualité auprès des mineurs” ou le procès des manifestants de la place du Marais. Aujourd’hui la situation a empiré : les autorités utilisent le conflit ukrainien pour attiser une propagande patriotique, et livrent à l’extrême-droite tous ceux qui tentent d’y résister (dont les militants LGBT).

Markine D., Moscou, Comité pour une Internationale Ouvrière

Parmi ceux qui ont fait le choix de l’émigration, se trouve Natalya Tsymbalova, membre de l’Alliance des hétérosexuels pour les droits des LGBT : « J’ai quitté la Russie, parce qu’il n’y a plus aucun espoir. […] J’ai vu sortir des tunnels sombres et puants où il s’était tapi tout ce que la société a produit de plus exécrable, de plus ignoble et de plus abject, qui avait été l’espace d’un moment recouvert par un fin vernis “civilisé”. […] Avez-vous vu les yeux de ces créatures qui, ayant perdu toute apparence humaine, se sont jetées sur nous avec une haine féroce lors de l’action pour le jour de l’Indépendance de l’Ukraine, le 24 aout dans la rue du Petit Jardin à Pétersbourg ? » Beaucoup de ses lecteurs ont soutenu Natalya. Ce sentiment est très répandu parmi les militants, mais est-il commun à tous les LGBT ?

Selon un sondage effectué parmi des mineurs LGBT par Lena Klimova, auteur du projet “Enfants 404”, 70 % d’entre eux voudraient dégager de Russie. Des mineurs écrivent : « Si tout ça va continuer… je voudrais vraiment me casser dans un pays où on peut se marier et mener une vie tranquille avec son amour » (Anna, 17 ans, Astrakhan) ; « Je veux partir aux États-Unis avec ma copine, ou en tout cas n’importe où où personne ne va t’arroser d’essence à cause de ton homosexualité » (anonyme, 16 ans, Sourgout) ; « Je ne peux pas concevoir ma vie ici. Il est extrêmement difficile d’affronter l’incompréhension et le mépris de la société. Je voudrais me rendre dans un pays où les gens sont plus tolérants vis-à-vis des minorités » (Lada, 16 ans, Nijniy Novgorod).

Mais la principale crainte des mineurs est la persécution de la part de leurs camarades de classe et l’incompréhension de leurs parents et de leurs proches. La majorité d’entre eux parvient malgré tout à se socialiser. Mais pour ceux qui décident de militer activement pour la cause, cela signifie sacrifier sa carrière et sa vie personnelle au nom de la lutte pour l’égalité des droits ; et c’est parmi ces personnes que l’on voit se recruter les candidats à l’émigration, essentiellement du fait de leurs déconvenues sur le plan pratique. Lorsqu’il est déjà difficile d’affronter ses parents ou collègues, il est encore plus difficile de faire changer l’opinion publique. Car dans ce dernier cas, on ne peut pas s’en tirer si facilement en reprenant les mêmes arguments qui avaient suffi à convaincre ses proches.

Afin de changer l’opinion publique, il faut une stratégie bien réfléchie. Il faut unir l’ensemble des partisans de la cause, s’orienter de manière politique et trouver des slogans capables d’impliquer dans notre lutte autant de gens que possible. C’est pourquoi nous avons soutenu l’Alliance des hétérosexuels pour les droits des LGBT lorsqu’elle a été critiquée par Vera Akoulova, selon qui les hétérosexuels n’étaient pas en mesure de parler au nom des LGBT. Mais il ne s’agit pas d’une question d’orientation sexuelle. Car toute personne qui se dresse contre la discrimination reçoit en retour sa propre part d’homophobie.

Mais cela seul ne suffit pas. Pour nous, l’homophobie est un outil entre les mains de la classe dirigeante, utilisé par les patrons et les politiciens pour détourner l’attention des véritables problèmes : les coupes d’austérité, le chômage, les allocations sociales… On ne peut résoudre ce problème qu’en remplaçant le capitalisme par une économie planifiée de manière démocratique. Le rôle décisif dans cette lutte revient à la classe des travailleurs, et à elle seule : car c’est cette classe qui organise l’ensemble de notre monde, c’est elle seule qui peut arracher le contrôle de l’économie d’entre les mains de cette petite poignée de tyrans afin de la mettre au service de l’ensemble de la société.

Afin d’entrainer la classe des travailleurs dans notre lutte, il faut exposer le lien entre la rhétorique réactionnaire du régime et les problèmes que connait la population au jour le jour, et cela par des slogans appropriés. Il faut lier le mouvement LGBT au mouvement ouvrier et aux divers mouvements sociaux. La crise ukrainienne a bien montré comment le gouvernement “protège” les enfants en réalité : par exemple, dans la province d’Ivanovo, on a transféré dans un camp les enfants d’une maison de correction, parce qu’il n’y avait plus nulle part où loger les réfugiés en provenance du Sud-Ouest ukrainien. Tandis que les logements viennent à manquer, d’autres nous empoisonnent par leur propagande. Ce serait tellement mieux de lutter tous ensemble : pour le bien-être social des orphelins, ce qui inclut la construction de logements et de centres d’accueil pour LGBT.

Malheureusement, l’Alliance des hétérosexuels pour les droits des LGBT ne considère pas de tels objectifs : c’est ce qui a fini par mener à la démoralisation pour nombre d’entre eux. Il ne faut pas aller chercher très loin pour trouver un exemple. Il suffit d’ouvrir les albums photo de l’Alliance pour voir des slogans du style : « Être fier, c’est être fort. Tu peux tout », « L’homophobie est une bêtise et un crime ! Respecte la loi et apprends ! », « Rendez-nous nos droits démocratiques », lorsqu’on ne se contente pas simplement de sortir le drapeau arc-en-ciel. Comment convaincre de cette manière qui que ce soit d’adhérer au mouvement qui ne soit déjà convaincu ou LGBT ?

Ces erreurs dans la tactique ne justifient bien évidemment pas les agressions homophobes, mais cela ne nous empêche pas de tirer des conclusions afin de lutter contre les préjugés de manière plus efficace.

Lena Klimova a elle aussi réagi à la déclaration de Tsymbalova : « La crise actuelle n’est pas une crise du militantisme en général. Il s’agit d’une crise du militantisme de rue, dont nous devons analyser les causes et à laquelle nous devons trouver une solution. N’oublions pas non plus que, derrière les “manifestants”, il y a des centaines de personnes invisibles. Des gens qui répondent à la ligne d’assistance téléphonique, qui organisent des rencontres, des festivals, qui proposent des consultations juridiques ou psychologiques, qui sauvent – vraiment, qui sauvent – tous les jours la vie des gens. Je ne les connais pas tous de nom, vous ne les connaissez pas tous de nom, mais ils existent. Les risques encourus par ces personnes ne sont pas moins terribles que ceux auxquels sont exposés les “manifestants”, mais on ne les voit pas, tout comme ces personnes sont invisibles. J’entrevois un autre avenir. Rien n’est éternel. Tout finira par disparaitre. Et plus vite qu’on ne l’imagine à présent. » L’œuvre civilisatrice menée à grande échelle par le projet Enfants 404 avec les mineurs LGBT, les consultations des psychologues, les publications d’articles et l’impression de livres, des milliers de lettres de remerciement et des dizaines de jeunes sauvés du suicide : voilà le résultat d’une stratégie bien choisie. Les militants mènent ainsi leur lutte remplis d’enthousiasme, au lieu d’être démoralisés.

Léna Klimova a raison, mais pas complètement. Il s’agit d’une crise non pas du militantisme de rue, mais de sa tactique erronée.

Il nous faut non pas des actes d’héroïsme isolés, mais un mouvement d’ensemble. Par exemple, au lieu de petits meetings ici et là, pourquoi ne pas organiser une campagne massive de collage d’autocollants ? Cela permettrait en même temps de diffuser des slogans qui exposeraient la manière dont le régime tente de cacher les problèmes de la majorité de la population laborieuse au moyen de sa rhétorique patriotique et réactionnaire, afin d’appeler à une lutte commune. On a vu aussi un bon exemple de lutte lors de la campagne contre le licenciement des enseignants LGBT, qui avait lié ce problème à celui du licenciement de centaines d’enseignants dans le pays au nom de l’“optimisation” des écoles.

Un dernier mot à propos de l’émigration : cette “liberté” de choix est parfaitement illusoire. Tout le monde ne peut pas quitter son pays. Des milliers de facteurs peuvent retenir les LGBT en Russie : tout le monde ne parle pas anglais/français/allemand, tout le monde n’a pas les moyens de survivre en Europe, tout le monde n’est pas capable d’y trouver un emploi. Être fièrement assis dans un centre pour réfugiés ou nettoyer les toilettes du MacDonalds pour 5€ de l’heure, c’est ça la liberté ?

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