Espagne : La mort annoncée du régime de « Transition »

La Catalogne, Podemos et la gauche

En Espagne, le status quo social et politique existant a toujours été condamné à être balayé par la crise. L’Espagne n’est pas un pays avec un régime politique et des institutions apparemment éternelles et immuables, mais un pays où la révolution et les soulèvements ont régulièrement et répétitivement donné le ton du changement au cours de ces derniers siècles. La constitution espagnole actuelle, l’arrangement territorial, le système de partis politiques est la Monarchie sont des produits de la « transition » des années 1970, un processus de sabotage paniqué pour en finir avec le régime de Franco tout en parant la menace de la révolution. Ce que nous voyons maintenant est le commencement de la décomposition inévitable de ce régime de « transition », souvent appelé le « régime de 78 » (en référence à la constitution de 1978).

Danny Byrne, Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO)

Sur presque tous les fronts, la crédibilité du « régime de 78 » est en loques. Ses deux principaux partis ont échoué à rassembler plus de 50% de soutien à eux deux, alors que les partis qui appellent à la « rupture » avec le régime (en particulier Podemos) sont en progrès constants. Sa monarchie est en crise, comme le montre l’abdication paniquée de Juan Carlos et son remplacement par Philippe VI. Le peuple catalan réclame un référendum sur l’indépendance, avec une majorité pour la séparation dans les sondages.

Aucune de ces contradictions fondamentales qui ont toujours été la plaie du capitalisme espagnol n’ont été résolues par la « Transition ». Elles ont été à peine masquées, et sont à nouveau dévoilées sous nos yeux. La crise actuelle offre cependant une nouvelle opportunité à la classe ouvrière et aux opprimés de faire ce qu’ils ont essayé de faire et ont tragiquement échoué à la fois pendant les années 1930 et 1970 : surmonter de façon permanente ces contradictions par un changement révolutionnaire.

Catalogne: Plébiscite suspendu, puis annulé

Suite à la courte victoire du « Non » dans le référendum pour l’Indépendance de l’Écosse, les principaux membres du gouvernement du PP ont admis leur soulagement. Les travailleurs et les jeunes ont failli marquer un dangereux précédent, que les Catalans et les Basques seraient plus que prêts à suivre. Rajoy et ses amis – soutenus sans conditions par le PSOE, ex-social-démocrate – se sont rassurés en se disant que les Catalans n’auraient pas la chance de créer une telle agitation. Il ne devait pas être question pour eux de voter. Des millions de Catalans sont descendus en rue pendant 3 ans d’affilée en faveur de l’indépendance, dernièrement le 11 septembre.

Les choses sont devenues critiques fin septembre. Plus de 80% des membres du parlement catalan ont voté une loi autorisant l’appel à un plébiscite Catalan (il ne s’agit donc pas d’un référendum contraignant) sur l’indépendance. Le président Catalan, Artur Mas, a ensuite signé un décret y appelant, pour le 9 novembre. Rajoy et son cabinet ont convoqué une réunion d’urgence et, de manière prévisible, ont appelé le Tribunal Constitutionnel à interdire le plébiscite, ce qu’ils ont fait quelques heures plus tard.

L’interdiction du plébiscite par le gouvernement central n’a surpris personne, et était en fait annoncée des moins à l’avance. La constitution de 1978 a été conçue pour bannir le droit à l’auto-détermination. La question-clé pour ceux qui sont déterminés à exercer le droit de décider (en fait, le droit à l’auto-détermination) est : comment construire un mouvement capable de briser les limites « légales » du régime de 1978 ?

Aucune confiance pour les partis capitalistes dans la lutte pour l’auto-détermination

L’action du gouvernement Catalan d’Artur Mas (parti CiU) ces derniers jours a partiellement répondu à cette question, dans le sens qu’il est maintenant très clair que ce parti ne va jamais construire ni diriger un tel mouvement. La capitulation et la résiliation de CiU était aussi inéluctable que l’interdiction du plébiscite par le PP. Socialismo Revolucionario (SR, section-soeur du PSL dans l’Etat espagnol) l’avait expliqué clairement à plusieurs reprise depuis que le projet de plébiscite avait été annoncé.

Il semblerait que le gouvernement Catalan va maintenant essayer de sauver la face en remplaçant le plébiscite prévu par un plébiscite « officieux » organisé par des volontaires, qui ne sera pas contraignant. Cela est largement perçu comme une trahison.

CiU (une coalition de 2 partis, dont l’un est ouvertement contre l’indépendance) est le parti traditionnel de la classe des hommes d’affaires nationaliste Catalane. Avant son tournant vers le mouvement pro-indépendance, il était le colleur d’affiches des gouvernements d’austérité en Espagne, et s’est engagé dans de nombreux pactes avec le PP pour soutenir la casse des services publics et des droits sociaux. Faut-il s’étonner qu’un tel parti ne veuille pas aller jusqu’au bout et s’opposer à la légalité du régime de 1978 ? Après tout, ses prédécesseurs faisaient partie de ceux qui ont signé et étaient d’accord avec cette même constitution espagnole qui interdit les référendums.

ERC (Gauche Républicaine, un parti social-démocrate pro-indépendance) d’un autre côté met en avant une position apparemment plus combative et est maintenant devant CiU dans les sondages. Ils appellent abstraitement à la « désobéissance », et même à la déclaration d’indépendance unilatérale par le gouvernement Catalan. Cependant, ils n’ont pas proposé d’étapes concrètes pour traduire la rhétorique en action. En pratique, ils ne sont pas allés au-delà des propositions timides de CiU d’Artur Mas, dont ils maintiennent le gouvernement minoritaire au pouvoir. ERC n’est pas non plus étranger à l’austérité et sa position pro-indépendance radicale est relativement récente.

La tendance des partis pro-capitalistes à refuser de lutter contre le capitalisme espagnol n’est pas seulement une question de détermination ou de fibre morale ; elle reflète des contradictions de classe. Le milieu des affaires et les riches Catalans ne voient pas de futur viable au-delà des limites du capitaliste espagnol, dans lequel ils sont intégrés. Seule la classe ouvrière majoritaire – et les couches intermédiaires dévastées de la société Catalane – a intérêt à lutter pour les pleins droits démocratiques et nationaux. Par conséquent, la classe ouvrière doit prendre la direction de la lutte.

La classe des travailleurs doit prendre la direction du mouvement

Comme le disait la déclaration de SR suite à l’annulation : « une déclaration d’indépendance de la part du parlement semble très radicale et militante, mais si elle n’est pas accompagnée d’un processus de mobilisation de masse des travailleurs et des pauvres pour la réaliser, elle représenterait seulement de la phraséologie. Dans ce processus, nous avons vu beaucoup de déclarations parlementaires radicales, mais très peu dans la voie d’un réel changement ».

« Si nous voulons nous opposer au Tribunal Constitutionnel et au PP, nous ne pouvons nous baser que sur notre propre pouvoir, le pouvoir de la classe ouvrière, des 99% mobilisés et organisés. Les organisations ouvrières, les mouvements sociaux, EuiA (Izquierda Unida en Catalogne), le CUP (les nationalistes de gauche), Podemos et les syndicats devraient former un front uni et commencer une campagne de mobilisations – dans la rue et les lieux de travail – pour s’opposer au Tribunal Constitutionnel.

« l’idée d’un front uni « national » avec les partis de l’austérité capitaliste devrait être immédiatement abandonnée par la gauche. Ce dont nous avons besoin, c’est d’un front uni des 99%, armés d’une alternative politique, et d’un plan pour lutter pour le mettre en œuvre. L’allié clé des travailleurs Catalans dans cette lutte ne peut pas être le capital catalan, mais les travailleurs du reste de l’État espagnol, unis dans la lutte pour une solution socialiste internationaliste à la misère de la crise capitaliste.

La seule solution authentique à cette question requiert un mouvement uni des travailleurs et des jeunes de tout l’État espagnol, avec la lutte pour l’auto-détermination et le socialisme imprimée sur sa bannière, au sein d’une lutte internationale pour une nouvelle société.

Le système des deux partis en crise

La décomposition du régime de 1978 se reflète aussi dans la crise historique de son système de deux partis. Durant les années de boom économique et de stabilité, le PP et le PSOE ex-social-démocratique ont joui d’un soutien combiné de plus de 80%. Au élections européennes de mai, ils n’ont pas atteint 50% à eux deux. Depuis, les sondages ont même situé leur soutien total à un peu plus de 40%. C’est peut-être la plus inquiétante des crises auxquels le capitalisme fait actuellement face.

L’alternance de pouvoir de ces deux partis a été un outil-clé pour le maintien de la classe ouvrière sous sa domination politique durant la période historique depuis les années 1970. Peu importe à quel point un de ses partis se faisait haïr, l’autre prenait la relève. Cependant, cette stabilité appartient au passé. Si les élections avaient lieu demain, aucun de ces partis ne serait près de former son propre gouvernement – ils pourraient même devoir gouverner ensemble dans une « grande coalition. C’est en raison de cette nouvelle incertitude et de cette menace à l’hégémonie politique capitaliste que Podemos, le nouveau parti lancé juste avant les élections européennes, représente un tel casse-tête pour la classe ouvrière aujourd’hui.

D’où vient ’Podemos’?

L’énorme déconnexion entre les masses et le système biparti s’est d’abord exprimé d’une façon explosive en mai 2011, avec le mouvement « Indignados ». 4 ans plus tard, Podemos a surgi sur scène en tant qu’expression politique de cette déconnexion. Il combine un programme similaire à celui de Gauche Unie (Izquierda Unida) avec une dénonciation virulente de « la casta », la « caste » politique qui domine tous les partis dominants, qui servent tous les mêmes intérêts. Mais comment Podemos a-t-il grandi si rapidement, si on prend en compte l’existence et la croissance jusqu’ici prometteuse d’Izquierda Unida ?

Avec la nouvelle période ouverte par le mouvement Indignados, les partis de gauche alternatifs, en particulier IU, avaient une opportunité en or de traduire cela en la construction d’une alternative politique révolutionnaire de masse. Le CIO et SR l’ont souligné de nombreuses fois que cela serait possible uniquement sur base d’une « refondation », en rompant avec les pratiques passées qui ont associé Izquierda Unida au régime de 78 aux yeux de millions de gens.

Cela signifiait ouvrir ses structures, mettre en place la démocratie des Indignados et des mouvements sociaux basée sur les assemblées – qui en réalité reflétait les meilleures traditions du mouvement ouvrier et communiste espagnol. Cela signifiait aussi rompre avec la politique de coalition et défendre un défi de gauche indépendant à l’establishment et au système politiques.

Tout en n’ayant pas un programme à gauche de Izquierda Unida , Podemos n’a aucun de ses « bagages ». Tout en n’ayant pas germé organiquement du mouvement des Indignados, Podemos parle son langage, et lui a donné une expression politique, qui en elle-même représente un pas en avant par rapport au sentiment « anti-parti » qui a marqué ces manifestations. Il est organisé sur base de « cercles » et « d’assemblées citoyennes », ce qui fait écho aux revendications de plus de participation démocratique directe, présentes dans toutes les luttes les plus importantes ces dernières années en Espagne.

Débat sur les structures démocratiques

Cependant, les propositions de la direction de Podemos sur la façon d’organiser ne satisfont pas la revendication de structures réellement démocratiques, et ont provoqué des débats et divergences importantes. 3 des 5 parlementaires de Podemos ont soutenu une proposition alternative à celle de Pablo Iglesias, le principal fondateur et dirigeant de Podemos, sur ses structures. Sa proposition contient l’élection directe du secrétaire général tous les 3 ans, qui nommerait personnellement un exécutif, que l’assemblée ne ferait que ratifier ou approuver automatiquement. Il ne donnerait aucun rôle concret aux « cercles » de Podemos (les sections/assemblées de Podemos) dans les prises de décisions, avec des référendums en ligne comme substitut.

Cette proposition tient plus de l’approche « de bas en haut » que du discours « par en-bas » qui attire les masses vers Podemos. La clé pour un Podemos « par en-bas » vraiment démocratique est la construction d’une masse de membres actifs, et le rôle des « cercles » démocratiques qui fonctionne comme un contrôle démocratique sur une direction collective élue et révocable.

Encore plus inquiétant, Iglesias et son cercle dirigeant proposent de bannir les membres d’autres organisations et partis politiques de toute position ou responsabilité dans Podemos. Alors que les membres des partis des patrons ne peuvent pas être autorisés à participer, ceux impliqués dans Podemos qui appartiennent aux partis ou tendances impliquées dans la lutte contre l’austérité et le système biparti doivent avoir le droit démocratique d’organiser et de participer à Podemos, tout en défendant leur propre point de vue.

« Ni de droite ni de gauche ? » Nécessité d’un programme socialiste révolutionnaire

L’approche audacieuse de Podemos, « Nous sommes là pour gagner », est aussi une bouffée d’air frais pour ceux qui sont malades du manque d’ambition montré par ces dirigeants d’ Izquierda Unida, dont l’ambition est de servir de partenaires minoritaires aux gouvernements du PSOE. La question est de savoir comment un mouvement peut être construit pour vraiment gagner, changer le gouvernement et le système. C’est la question-clé qui doit être débattue à la fois dans Podemos, Izquierda Unida et partout ailleurs.

La perspective d’un gouvernement dirigé par Podemos gagne de l’élan dans la société espagnole. Podemos a atteint plus de 20% dans beaucoup de sondages, menaçant à la fois PP et le PSOE. Le soutien total de Podemos, Izquierda Unida et des autres forces de gauche dans les sondages monte jusqu’à 30%. C’est un développement extrêmement important, mettant à portée de la classe ouvrière et des jeunes la perspective d’un gouvernement pour retourner la situation.

Cependant – de la même façon que pour Syriza en Grève – comme Podemos est monté dans les sondages, il subit une pression inévitable pour « modérer » ses perspectives et sa politique, à laquelle ses dirigeant on malheureusement concédé. Ils ont assuré aux médias que leurs intentions « n’étaient pas de rompre avec le capitalisme » dans le gouvernement, et ont expliqué que ce mouvement « n’est ni de gauche ni de droite ». Le ton auparavant radical des dirigeants sur le paiement de la dette a été aténué, remplacé par un message « responsable », que la dette doit être payée, mais d’abord « auditée et ré-négociée » avec la Troïka. Le récent pillage de l’Argentine par les créditeurs-vautours – plus de 10 ans après sa « restructuration modèle » de la dette – montre les limites de cette politique et ses conséquences désastreuses.

Le programme de Podemos, avec celui d’ Izquierda Unida et des autres forces de gauche, inclut des revendications et politiques-clé comme l’interdiction des expulsions et la garantie du droit à un revenu, que les socialistes révolutionnaires soutiennent et pour lesquelles ils luttent sans hésitations. Cependant, dans le contexte de la crise actuelle et des recettes d’austérité imposées par l’UE, un gouvernement élu sur un tel programme n’aurait pas de marge de manœuvre pour le mettre en œuvre, dans le carcan d’austérité de la Troïka. Il serait forcé de choisir entre ces politiques et son appartenance à l’euro-zone, et menacé de l’Armageddon, de la fuite des capitaux etc.

On ne peut répondre à ce chantage que sur base d’une politique socialiste révolutionnaire. La nationalisation sous contrôle démocratique des banques et l’imposition d’un monopole d’État sur le commerce étranger pourrait prévenir la fuite des capitaux et permettre le non-paiement de la dette pour investir des dizaines de milliards dans le financement d’une réelle relance des emplois et des conditions de vie. L’imposition d’un plan de production basé sur la propriété publique démocratique des principales industries pourrait ramener des millions de personnes au travail avec des conditions et un salaire décents. Cela pourrait être un flambeau pour les travailleurs de toute l’Europe – en particulier le Sud et l’Irlande. Ces derniers pourraient entrer en lutte et poser les bases d’une confédération alternative socialiste en Europe.

La propagation de ces idées révolutionnaires par la gauche, les mouvements sociaux et du mouvement des travailleurs en Espagne est la tâche fondamentale des révolutionnaires aujourd’hui. Socialismo Revolucionario (CIO en Espagne) lutte pour remplir cette tâche, dans IU, Podemos, et au-delà. Un front uni de ces organisations, organisées dans des assemblées sur les lieux de travail et dans les communautés, armées d’un programme socialiste, pourrait ouvrir la voie à une lutte pour un gouvernement des travailleurs. Cela poserait les fondations d’une nouvelle démocratie socialiste qui émergerait des cendres du régime pourri de 78. Si cette voie était adoptée, alors rien ne pourrait arrêter la révolution espagnole.

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