La Première Guerre mondiale a eu pour conséquence l’horrible massacre de millions de travailleurs qui avaient été encouragés à partir se battre et enrôlés pour être envoyés dans le cauchemar sanglant de la guerre de tranchées. Les femmes ont elles aussi été convaincues d’apporter leur contribution à cette « guerre pour en finir avec toutes les guerres », en remplaçant dans les usines les hommes qui avaient été envoyés au front.
Mais en cette année de centenaire depuis le début de la guerre, très peu d’attention sera sans doute accordée aux luttes militantes des femmes travailleuses qui se sont déroulées au cours de ces quatre années de violents conflits – car la guerre n’a pas fait disparaitre la réalité quotidienne de la division de la société en classes sociales.
Article de Jane James et Jim Horton, Socialist party (CIO – Angleterre et Pays de Galles)
Les historiens disent souvent que la Première Guerre mondiale a transformé la vie des femmes et l’attitude que l’on pouvait avoir envers elles. Selon eux, les femmes auraient ainsi “obtenu leur récompense” pour les sacrifices auxquels elles auraient consentis en temps de guerre, “recevant” ainsi par exemple le droit de vote peu après la fin du conflit. Mais la réalité est en fait bien différente. En vérité, les travailleuses, abandonnées par les dirigeants nationaux des syndicats et du mouvement “suffragiste” (c.-à-d. pour le droit de vote des femmes), se sont vues contraintes de mener leurs propres luttes pour l’égalité salariale et pour leurs droits.
Il est vrai que, pendant la guerre, des centaines de milliers de femmes se sont retrouvées engagées à des postes qui auparavant n’avaient été occupés que par des hommes. Mais si les vieilles conceptions par rapport à la répartition du travail selon le genre étaient – temporairement – quelque peu remises en question, le salaire restait inégal.
Le droit de vote qui a été accordé aux femmes après la guerre au Royaume-Uni n’a pas non plus été accordé de manière équitable. Si tous les hommes âgés de plus de 21 ans avaient le droit de voter, pour les femmes, ce droit était limité à celles qui étaient en ménage et âgées de plus de 30 ans – ce qui excluait de nombreuses travailleuses.
De nombreuses représentations des femmes pendant la guerre au Royaume-Uni ont tendance à se concentrer sur l’Armée agricole féminine (qui comptait 20 000 volontaires en 1918, dont la tâche était de cultiver la terre pour nourrir la nation pendant la guerre) et sur les membres du Détachement d’assistance volontaire (infirmières des champs de bataille), comme on le voit dans la dernière série réalisée par la BBC1, Les Champs écarlates.
Mais pour la première fois également, on voyait des femmes travailler dans les chemins de fer, dans les trams et bus, à la poste, à la banque, dans les magasins et dans l’administration. Des femmes étaient devenues nettoyeuses de vitres, ramoneuses, livreuses de charbon, balayeuses de rue, électriciennes, pompiers… L’afflux de femmes dans les usines d’armement a également titillé l’imagination des commentateurs. Les peintures par Anna Airy et Flora Lion, représentant des ouvrières d’usine, attestent bien des profondes transformations culturelles qui se sont produites à l’époque.
Ce sentiment de dislocation sociale est également très bien rendu par un poème de Nina MacDonald composé en 1918, Sing a Song of Wartime (“Chantons une chanson de guerre”), qui se termine avec ces vers :
Ev’ry body’s doing
Something for the War,
Girls are doing things
They’ve never done before,
Go as ‘bus conductors,
Drive a car or van,
All the world is topsy-turvy
Since the War began.
(Tout le monde fait quelqu’chose
Pour l’effort de guerre
Les filles aujourd’hui osent
Beaucoup plus qu’hier
Elles conduisent des autos
Des bus, des camions
Vraiment quel beau méli-mélo
Depuis qu’sonne le clairon)
Il ne faudrait cependant pas penser que les femmes étaient absentes du monde du travail avant la guerre : en effet, avant la guerre, environ quatre millions de femmes (soit un quart de la population féminine) avaient un travail en-dehors du foyer au Royaume-Uni.
En fait, le début de la guerre a au départ causé une très forte baisse du taux d’emploi des femmes, vu que les industries qui employaient traditionnellement des femmes, comme les ateliers de haute-couture, ont été fortement touchées et beaucoup ont fermé, vu que les femmes riches s’abstenaient d’acheter des produits de luxe pendant la guerre. L’industrie du coton a elle aussi périclité, vu que la mer du Nord n’étaient plus praticable pour les flottes commerciales en raison des nombreux combats. Du coup, en septembre 1914, la moitié des femmes étaient sans emploi.
Mais la guerre a finalement permis à un million et demi de femmes de rejoindre le monde du travail pour la première fois de leur vie. Cette participation a été grandement facilitée par l’organisation de crèches à grande échelle – une mesure progressiste qui a été abandonnée dès la fin du conflit, lorsque les politiciens ont décidé de forcer les femmes à retourner à leurs occupations traditionnelles d’avant la guerre. L’implication des femmes dans la main d’œuvre ne s’est pas faite sans les protestations et la résistance de nombreux membres des syndicats ; beaucoup de métiers d’hommes sont restés fermés pour les femmes même pendant la guerre.
Mais les divisions au sein de la société ne se limitent pas au genre. Les types d’emploi occupés par les femmes étaient également grandement influencés par leur classe sociale. L’Armée agricole féminine était surtout composée de femmes issues d’un milieu bourgeois ou petit-bourgeois. Les femmes issues des classes laborieuses se voyaient refuser l’entrée sur base qu’elles n’avaient pas la “haute fibre morale” soi-disant nécessaire à la vie rurale. De même, le Détachement d’assistance volontaire était surtout composé de femmes des classes supérieures. Si beaucoup de ces femmes ont réellement sacrifié leur vie pour servir en tant qu’infirmières sur les lignes de front, une grande partie d’entre elles se contentait d’effectuer quelques prestations journalières tous les matins dans la clinique de leur quartier, pendant que leur nounou faisait le ménage à la maison.
Contrairement à ces femmes, c’est par nécessité que celles issues de la classe des travailleurs ont été forcées d’adopter un nouvel emploi. Mais pour beaucoup d’entre elles, la guerre a modifié la nature de leur travail, leur offrant la possibilité d’échapper à des emplois mal payés et où elles étaient surexploitées, comme par exemple le service domestique ou certains ateliers.
Les conditions à l’usine
Au Royaume-Uni, onestime que 800 000 femmes ont été engagées dans l’industrie de l’armement, surtout dans la confection des munitions. Trois quarts d’entre elles travaillaient sous la supervision directe du ministère de l’Armement, qui organisait le contrôle étatique et la planification nationale de l’industrie des munitions après que le secteur privé ait prouvé son incapacité à assumer ce rôle dès le début de la guerre.
Les conditions de travail dans cet usines étaient très difficiles. Les journées étaient très longues, et vu que les conditions de santé et de sécurité n’étaient souvent pas respectées, le travail était très dangereux. Cela nuisait fortement à la santé de ces femmes, qui étaient notamment fréquemment empoisonnées par le TNT (composé explosif), ce qui se traduisait par un jaunissement de la peau – on appelait les femmes atteintes des “canaris”. La jaunisse toxique était une maladie très grave. En outre, des milliers de femmes et d’hommes respiraient et avalaient de la poussière toxique sans faire exprès. Ces personnes souffraient ensuite de troubles d’estomac, de vertiges, de faiblesses, et de gonflements des pieds et des mains. Les premiers décès de travailleuses dus à cette maladie insidieuse ont été rapportés en 1916, sans que cela ne provoque la moindre véritable réaction. De nombreux accidents se produisaient également dus à la manipulation de composés explosifs. Des centaines de travailleurs ont perdu leur vie dans des explosions à l’usine, tandis que des milliers de gens ont perdu leur foyer.
Les références aux femmes travailleuses lors des commémorations de cette année ignorent généralement leur connexion au mouvement syndical. Pourtant, la concentration de femmes travailleurs dans l’industrie de l’armement a encouragé une croissance rapide de leur taux de syndicalisation. La participation des femmes aux syndicats s’est accrue de 160 % au cours de la guerre, surtout auprès de la Fédération nationale des femmes travailleuses et l’Union ouvrière. En 1918, cette dernière employait 20 permanentes femmes et comptait 80 000 membres femmes, soit un quart du nombre total d’adhérents.
De plus en plus de femmes ont rejoint les syndicats, mais à une époque où l’appareil syndical officiel était devenu dans les faits un organe incorporé à l’État. Les meilleurs militants, surtout socialistes et marxistes, ont rejeté la “paix sociale” qui avait été déclaré par les dirigeants syndicaux, et ont créé de nouvelles structures à la base, qui ont culminé avec la création du Mouvement national des délégués en 1917. Ce processus avait démarré dans le Clydeside (la région industrielle autour de la ville de Glasgow en Écosse, le long du fleuve Clyde), où une grève victorieuse pour de meilleurs salaires en février 1915 avait été organisée par le Comité de prélèvement des travailleurs de Clyde, le prédécesseur du célèbre Comité des travailleurs de Clyde (CWC).
Le “Clydeside rouge”
Neuf mois plus tard, les travailleurs des chantiers navals de la Clyde ont été menacés de voir leurs arriérés de loyers se faire supprimer automatiquement de leurs salaires – 15 000 d’entre eux sont partis en grève, en soutien au mouvement de grève du loyer lancé par des femmes organisée dans un mouvement de locataires contre les loyers ; cela a à nouveau contribué à renforcer le CWC.
William Gallacher, un des principaux dirigeants du CWC, disait ceci du rôle des femmes travailleuses qui dirigeaient la campagne : « Mme Barbour, exemple typique de ménagère d’un foyer ouvrier, est devenue la dirigeante d’un mouvement tel que nous n’en avions jamais vu auparavant … Des assemblées de rue, des meetings dans les cours des habitations, des tambours, des cloches, des trompettes – tout a été mis en place pour faire sortir les femmes de leurs foyers et pour les organiser dans la lutte. Des affiches étaient imprimées par milliers, et accrochées aux fenêtres : on les voyait partout, partout. Rue après rue, pas une fenêtre sans cette affiche : “Nous ne paierons pas les hausses de loyer” ». Des équipes de femmes se sont mobilisées contre les policiers et huissiers qui tentaient d’expulser les résidents. Ce mouvement, qui combinait action de quartier et action industrielle, rassemblant femmes et hommes de la classe des travailleurs, a forcé le gouvernement à très rapidement adopter des lois visant à empêcher les propriétaires d’augmenter leurs loyers.
Le principal problème auquel était confronté le CWC était la dilution, c’est-à-dire le remplacement d’une main d’œuvre qualifiée par une force de travail non-qualifiée, y compris par des femmes travailleuses. Dans le contexte de la guerre, cette dilution était difficile à empêcher. Le CWC était d’accord de ne pas s’opposer à la dilution, à la condition que toutes les industries et ressources nationales soient nationalisées sous le contrôle des travailleurs, et que tous les travailleurs, qualifiés ou non, y compris les femmes travailleuses, reçoivent un salaire fixe et égal pour le travail presté. De plus en plus de comités de délégués étaient mis en place à travers le pays, surtout à Sheffield (ville de 500 000 habitants du nord de l’Angleterre), où ce comité incluait les travailleurs qualifiés, semi-qualifiés, non qualifiés, hommes et femmes.
J.T. Murphy, un des dirigeants du Comité des travailleurs de Sheffield, expliquait que le fait que les femmes étaient utilisées en tant que main d’œuvre bon marché créait un antagonisme entre les hommes et les femmes. Murphy et le comité des délégués de Sheffield ont décidé de contrer ce problème en donnant un soutien actif aux luttes des travailleurs non qualifiés, hommes et femmes, pour de meilleurs salaires, et en encourageant les femmes à entrer dans les syndicats.
Le comité des travailleurs, pourtant dominé par des hommes, condamnait le sexisme et cherchait à obtenir une coopération étroite avec les syndicats qui représentaient les femmes travailleuses, en particulier l’Union ouvrière.
Les suffragette
Pendant la guerre, les divisions de classe entre femmes se sont étendues au mouvement pour le droit de vote ; de nombreuses dirigeantes (petites-)bourgeoises de ce mouvement ont en effet complètement abandonné cette lutte pendant les années de conflit.
Par exemple, Christabel Pankhurst, une des principales fondatrices du mouvement suffragiste, soutenait totalement la guerre. Elle participait au mouvement “patriotique” dont l’objectif était de faire pression sur les hommes pour les convaincre de s’engager dans l’armée. Ce mouvement critiquait aussi vertement les soldats en congé, voire même blessés, et se moquait aussi des hommes jugés inaptes au service militaire. De nombreux travailleurs techniques qui étaient exempts de service militaire du fait de leur qualification ou occupation, se voyaient forcés de porter un badge “Au service de l’effort de guerre” afin d’échapper aux réprimandes de ces furies porteuse de la plume blanche.
Christabel Pankhurst et sa fille Emmeline appelaient à la conscription militaire des hommes et à la conscription industrielle des femmes. Elles mettaient les fonds de leur organisation à la disposition du gouvernement. Elles organisaient des manifestations pro-gouvernement afin d’appeler les femmes à entrer aux usines. La nature réactionnaire de leur politique “patriotique” est devenue claire aussi lorsqu’elles se sont mises à demander l’interdiction des syndicats. Christabel demandait aussi que les travailleurs non qualifié ou semi-qualifés soient incorporés sans aucune mesure de protection spéciale.
Contrairement à sa mère et à sa sœur, Sylvia Pankhurst défendait l’égalité salariale et de meilleures conditions de travail pour les femmes. Sa Fédération des suffragettes de Londres-Est a continué la lutte pour le droit de vote des femmes tout au long de la guerre, tout en menant campagne pour la paix, pour les droits démocratiques, et pour le contrôle des loyers et des prix des denrées alimentaires afin de contrer l’avidité sans bornes des capitalistes. Elles demandaient également la nationalisation de la chaine alimentaire et l’abolition du profit privé.
À la fin de la guerre, diverses organisations féminines ont demandé l’égalité de salaire, des lois salariales dans les métiers à bas salaires, la semaine des 48 heures (6 journées de 8 h), l’abolition des amendes au travail, des allocations de maternité, et le droit de vote. Elles demandaient aussi que les syndicats soient plus ouverts aux femmes travailleuses, et de s’assurer que les femmes soient représentées dans les organes dirigeants des syndicats.
Mais la classe dirigeante voulait seulement un “retour à la normale”. Mais vu le taux d’action industrielle de masse, qui dépassait largement les plus grands mouvements de la période d’avant-guerre, et l’ambiance quasi insurrectionnelle qui régnait, le gouvernement a été forcé de mettre en place toute une série de lois pour le contrôle des loyers, les logements sociaux, les droits de maternité et la protection de l’enfance. Cependant, beaucoup de ces mesures progressistes ont été annulées après la défaite des luttes des travailleurs.
L’attitude des syndicats envers les droits des femmes n’a pas toujours été progressiste. En 1918, une conférence syndicale a adopté une motion appelant à bannir les femmes des professions jugées “inappropriées”, et à interdire aux femmes mariées l’accès au travail. De telles positions étaient encouragées par les politiciens, pour qui l’expérience des femmes dans l’industrie était due à la situation exceptionnelle de la guerre et ne devait pas se prolonger.
La lutte pour l’égalité
L’adoption de telles motions par les syndicats s’explique en partie par les conditions du capitalisme d’après-guerre, lorsque des millions de soldats démobilisés, rentrant au pays, ont redécouvert les terribles réalités de la “terre des héros” ; mais cela reflète également les limites de la direction officielle des syndicats, qui n’avaient pas le courage de s’en prendre ouvertement au capitalisme.
Il ne restait donc plus aux femmes ouvrières qu’à s’organiser et lutter elles-mêmes pour de meilleures conditions de travail et de meilleurs salaires. À Londres et dans le Sud-Est, les femmes employées des trams et du métro ont organisé une première grève victorieuse pour l’égalité salariale ; elles ont également forcé le gouvernement à mettre en place une commission d’enquête spéciale afin de voir si le principe de l’égalité salariale entre hommes et femmes pourrait ou non s’appliquer à tous les métiers. Bien évidemment, sa conclusion a été que les principes de détermination salariale alors en vigueur dans le pays ne devraient pas être modifiés. Plus de cinquante ans se sont écoulés avant que l’égalité salariale ne soit enfin adoptée en tant que principe statutaire – et seulement après la grève victorieuse des femmes machinistes à Fords.
Au beau milieu du carnage de la Première Guerre mondiale, des idées progressistes et radicales avaient émergé autour des droits des femmes, qui reflétaient l’expérience acquise pendant la guerre, avec l’incorporation des femmes au mouvement syndical et le regain de combativité des travailleurs avant et pendant la guerre. Les meilleurs militants prolétaires, hommes et femmes, sont devenus les dirigeants de batailles industrielles massives contre l’austérité d’après-guerre et contre les attaques sur les conditions des travailleurs. Inspirés par la révolution russe de 1917, ces militants ont mis sur pied le Parti communiste, qui à l’époque représentait potentiellement le meilleur outil afin de faire progresser les droits des femmes travailleuses. Cent ans plus tard, nous sommes à nouveau confrontés à la tâche de créer des organisations prolétaires indépendantes afin de contrer les inégalités inhérentes au capitalisme.
Notes
(Pendant la Première Guerre mondiale, plus de 800 000 femmes ont été recrutées au Royaume-Uni dans les fabriques de munitions, ce qui a énormément contribué à leur taux de syndicalisation et de combativité)
(Clydeside, 1915 – grève massive contre les hausses de loyers, organisée par les femmes)
En mars 1917 (février dans l’ancien calendrier russe), la manifestation organisée à Petrograd en Russie (aujourd’hui Saint-Pétersbourg) à l’occasion de la Journée internationale de la femme contre les conditions sociales intolérables causées par la guerre a été le déclencheur de la révolution russe.