Rapport de notre camarade Chris Gray du mouvement Alternative socialiste (CIO États-Unis), daté du vendredi 22 aout
Le coin de l’avenue de Ferguson et de West Florissant s’est changé en une place Tahrir pour toute une génération de jeunes Noirs et Bruns radicalisés, qui sont prêts à tout risquer pour la possibilité d’un avenir meilleur. Bien que cette rébellion ait été déclenchée par le meurtre brutal de Mike Brown, l’élément sous-jacent, la raison pour laquelle cette rébellion continue à croitre encore et encore, est parce que tout le monde à Ferguson et en-dehors comprend bien qu’il ne s’agit en réalité pas que de Mike Brown. Ce sont les jeunes qui se trouvent au cœur du mouvement. Ils ressentent en effet un danger mortel : si rien ne change après ce mouvement, alors n’importe lequel d’entre eux pourrait être le suivant.
Les jeunes critiquent Obama et le Parti démocrate. Ils sont sceptiques par rapport aux dirigeants traditionnels de leur communauté, qui appellent les jeunes à “patienter” en attendant que la “justice fasse son travail”. Ils sont très fortement conscients du fait qu’il n’y a pas assez d’emplois, d’écoles, de logements. Mais ce qui est unique, est leur confiance dans leur capacité à transformer la société et à obtenir justice pour Mike Brown via une action collective et militante. Cette confiance leur vient du fait que ça fait deux semaines qu’ils tiennent bon chaque nuit malgré tous les obstacles, malgré la répression violente de l’État, et le fait que les “dirigeants” de la communauté continuent encore et encore à saboter les victoires déjà obtenues ici en répétant aux jeunes, après chacune de ces victoires, qu’ils se sont déjà bien battus et qu’il est temps de rentrer à la maison.
Durant la journée, il est difficile de bien se rendre compte de l’ampleur de ce qui se passe. De petits groupes de gens sont assis sur des chaises sur le trottoir, qui tiennent des panneaux « Justice pour Mike Brown » et « Mains levées, ne tirez pas ». Des journalistes et des équipes télé se baladent à leur aise dans les rues, en prenant des interviews d’un peu tout le monde. Les voitures descendent Florissant Avenue, le trafic est fluide. Il y a quelques policiers de garde. Mais au coucher du soleil, les gens quittent le travail, prennent leur diner, puis commencent à se rassembler sur le trottoir. Un groupe de vingt-trente personnes commence à marcher en criant des slogans inspirés. De plus en plus de personnes les suivent. Les policiers commencent à bloquer les rues et à détourner le trafic. Une fois la nuit tombée, des centaines de personnes marchent déjà sur les trottoirs, certaines colonnes se forment puis se dispersent, mais la foule continue à s’accroitre.
Des énormes camions blindés arrivent en ville, bourrés de policiers en armure, équipement tactique, armes d’assaut et shotguns. Tout le monde les voit arriver, mais pour éviter la provocation, ils préfèrent se garer derrière les magasins où on les voit moins. C’est une armée d’occupation. La plupart d’entre eux ne sont pas de Saint-Louis. Tandis que la plupart des manifestants sont des Noirs, presque tous les policiers sont des Blancs. Lorsque les cortèges deviennent plus gros, ils viennent sur le trottoir pour empêcher des groupes trop gros de se former. Pour ce faire, ils insultent et provoquent les manifestants, les aveuglent avec leurs lampe-torches, font semblant de les mettre en joue… La plupart des arrestations qui ont eu lieu concernent uniquement un-deux manifestants à la fois. Les policiers encadrent la foule ou la bloquent, le cortège est contraint de s’arrêter, il y a de la bousculade, puis les policiers bondissent avec leurs armes d’assaut en joue, et arrêtent un jeune au hasard dans la foule. En cas de résistance, ils tirent à balles en caoutchouc et envoient des gaz lacrymos. Cette tactique n’a pour seul effet que de rendre la situation encore plus tendue. Des centaines de personnes ont déjà été arrêtées de cette manière.
La foule est locale, composée de personnes qui descendent des appartements et des quartiers avoisinants. Personne ne porte de t-shirts politiques, à part ceux avec le slogan « Haut les mains, ne tirez pas », qu’on trouve absolument partout. Des églises ont installé des tables avec de la nourriture et de l’eau. Il n’y a aucun signe de présence syndicale, ce qui est vraiment une honte, vu le fait que les syndicats préfèrent dépenser des millions et mobiliser leurs affiliés pour soutenir les politiciens du Parti démocrate qui finalement ont totalement négligé cette communauté. Si le syndicat fournissait un financement, un soutien et son expérience à ce mouvement, ça pourrait totalement renverser le courant d’opinion selon lequel les non-locaux qui veulent participer au mouvement ne seraient pas les bienvenus à Ferguson. En effet, plusieurs personnalités qui ont voulu intervenir dans le mouvement se sont proprement fait éjecter, mais il faut voir quel type “d’aide” elles étaient venues proposer.
La bourgeoisie tente de récupérer le mouvement
De temps en temps, des libéraux, des prêtres, et des politiciens locaux viennent s’adresser à quiconque veut bien les écouter. Ils disent aux jeunes de « cesser de se faire arrêter pour rien », refusant de reconnaitre que les jeunes Noirs radicalisés de Ferguson ont inspiré et redonné la confiance à toute leur génération. Quelle que soit l’approche et les arguments employés, le discours des libéraux au final peut toujours se résumer à : « Rentrez chez vous, laissez-nous nous occuper de cela ». Les jeunes de Ferguson ne sont pas dupes et connaissent très bien toutes l’histoire des trahisons de la génération précédente qui a fait dériver le mouvement pour les droits démocratiques et la remis entre les mains de l’establishment politique. Les jeunes sont également fort conscients du fait que si ce mouvement est arrivé si loin, c’est uniquement par leurs propres efforts.
C’est la raison pour laquelle Jesse Jackson et Al Sharpton (deux pasteurs évangéliques noirs, membres haut placés du Parti démocrate) ont été hués lorsqu’ils sont arrivés à Ferguson. Incapables de contenir le mouvement, ils sont partis dépités. Mercredi soir, Iyanla Vanzant, une star de la télé qui travaille pour le réseau d’Oprah Winfrey, est venue à Ferguson. Elle a rassemblé 75 personnes autour d’elle et a fait un discours pour tenter de convaincre les manifestants de rentrer à la maison. Tandis que son équipe de cameramans faisait le tour de la foule pour tenter d’obtenir les meilleures images d’elle, les leaders anonymes du mouvement de Ferguson lui ont demandé ce qu’elle entendait au juste. Iyanla a répondu en disant que le mouvement n’a pas une stratégie d’ensemble, qu’en réalité les jeunes ne savent pas ce qu’ils veulent. Ses auditeurs n’en croyaient pas leurs oreilles, eux qui se sont exposé au danger pendant deux semaines et qui tiennent bon malgré tout. Tout le monde a commencé à répliquer, à lui crier dessus. Elle a reculé, est passée du centre de la foule sur le côté puis en-dehors. Elle continuait à vouloir donner sa morale. La foule a continué à résister, d’autres partaient. Finalement, son équipe s’est regroupée autour d’elle pour la faire partir.
Jeudi, la même Iyanla a commencé à mobiliser pour un meeting à 15 heures à l’endroit où Mike Brown a été tué. Elle avait posté une vidéo pour faire parler de son « Défi pour la paix en deux semaines », qui demandait à la population de rentrer à la maison pendant qu’un jury allait se rassembler pour décider du verdict concernant le policier qui a tué Mike. Une grande foule s’est rassemblée, on a attendu un certain temps. Puis elle est arrivée avec son équipe à bord d’un petit convoi de belles voitures, accompagnée de quelques gardes. Le meeting a d’abord pris la tournure d’une véritable assemblée de rue, avec des débats concernant l’évolution future du mouvement. À un moment bien calculé, elle a dit qu’il lui fallait un micro, et tout d’un coup un petit groupe de gens a commencé à s’activer, ont fait passer la foule vers un autre endroit où ils avaient arrangé un podium au bord de la route. Là, elle a annoncé qu’elle avait rencontré les jeunes de Ferguson, et qu’elle avait créé un groupe, qu’elle appelle les “13 Guerriers”, un groupe de jeunes hommes noirs, qu’elle veut voir jouer un rôle de dirigeant dans la lutte, avec elle-même pour les encadrer.
Voilà donc quelle est la dernière tentative de voler la direction de ce mouvement. L’establishment a reconnu le fait qu’il ne parviendrait pas à en reprendre le contrôle sans mettre de son côté une partie des jeunes de Ferguson. Les 13 Guerriers sont tous des garçons. Iyanla a beaucoup insisté sur le fait que ce sont des “guerriers de leur communauté”, sans faire attention au fait que la communauté compte quand même de nombreuses guerrièrEs, de jeunes femmes noires qui se tiennent elles aussi en première ligne tout autant que les garçons. Elles savent bien que la lutte n’est pas seulement affaire de garçon, et elles sont vraiment fâchées de voir leurs efforts ainsi dénigrés. Certains parmi ces “13” sont réellement de bons leaders qui se sont révélés au cours du mouvement, et qui ont mérité le respect par leur courage au cours de la lutte. D’autres parmi eux ne viennent pas de Ferguson, mais sont militants bien placés du Parti démocrate. Ils se sont présentés à la foule. Beaucoup de gens pensent qu’il s’agit d’un pas en avant : l’establishment a enfin reconnu l’importance des jeunes locaux. Mais en même temps, il est clair que les “13 Guerriers” constituent en fait un nouvel outil au service de l’establishment qui veut récupérer le contrôle à Ferguson.
La véritable force
En-dehors de la manifestation, en train de s’adresser à un petit attroupement, je vois un jeune homme qui s’appelle Travis. Il habite dans la rue. Je l’avais vu le soir avant à la télé, sur Fox News, où il défendait brillamment le mouvement devant des notables de droite très offensifs. Lui-même n’avait pas pris le temps de regarder la vidéo de son interview. Travis avait un emploi à mi-temps à Menards (une grande entreprise de supermarchés de quincaillerie), mais au moment où le mouvement a commencé, il a quitté son boulot pour être sûr de pouvoir participer autant qu’il le voulait. « C’est pas très grave de toute façon, ils ne m’appelaient pratiquement jamais ». Dans le mouvement, il est partout à la fois. Il reste tous les soirs jusque très tard, il est en tête de cortège, c’est lui qui lance les slogans, il parle avec les gens. Il encourage les gens à rester, à continuer la lutte, à maintenir le mouvement en vie. Curieusement, personne ne l’a contacté pour faire partie des “13 Guerriers”. Hier au soir, j’ai rencontré deux jeunes femmes, Josie et Peach, qui sont là depuis le début elles aussi. Elles ont toutes les deux un emploi à temps plein – une d’entre elle est également étudiante dans une haute école locale. Voilà la véritable jeunesse guerrière de Ferguson ; cette jeunesse-là n’est pas prête à rentrer à la maison de sitôt.
Un peu plus tard le même soir, des centaines de personnes se rassemblaient sur West Florissant. La police est revenue. Les slogans ont ralliés différentes colonnes. La foule a commencé à grossir, rejointe par de plus en plus de gens. Les passants et ceux qui se tenaient simplement sur le côté ont été absorbés dans la masse. À un moment, le cortège est parti, les slogans résonnant dans la nuit, avec pour seul public les participants eux-mêmes, les journalistes, et les dizaines de policiers fortement armés, assis dans les camions militaires. Travis tenait la bannière à l’avant de la foule. La marche a duré trois heures. Entre deux slogans, je demande aux gens autour de moi ce qu’ils pensent des “13 Guerriers” et du “Défi pour la paix en deux semaines”. Ils me regardent avec de grands yeux, ne comprennent pas de quoi je parle : « Les 13 qui ça ? ». Puis la conversation revient sur son cours habituel, le fait qu’il faut attirer plus de gens encore, et poursuivre le combat. C’est bientôt vendredi soir – le week-end pour de nombreux travailleurs. Tout le monde s’attend à voir beaucoup plus de gens encore arriver.